Quel genre de photos sexy s’envoient les ados, pourquoi certains les partagent à l’insu de l’expéditeur et quelle est la meilleure prévention pour éviter le harcèlement de ceux qui ne souhaitaient pas dévoiler leur intimité à toute l’école? Réponses de Yara Barrense-Dias, criminologue et chercheuse.
Les adolescents appellent ça des nudes. Les médias et les adultes, eux, parlent de sexting. Contraction des termes anglais sex et texting – envoi de messages texte par sms – le sexting est la transmission électronique de matériel à caractère sexuel entre deux personnes. Si visionner et s’échanger de tels contenus n’est pas nouveau, les progrès de la technologie et le triomphe des smartphones ont accéléré cette pratique qui, au départ, n’a rien de répréhensible.
Envoyer un petit nude pour pimenter une relation ou pour faire plaisir à l’autre, ça ne mange pas de pain. Quoique. Si, un jour ou l’autre, le ou la destinataire décide de partager ce genre de clichés intimes via les réseaux sociaux ou diverses messageries, les problèmes risquent de commencer. Pour la victime de cette trahison, les conséquences vont parfois jusqu’au harcèlement, même physique, et sa mise à l’écart par les copains d’école qui s’érigent en gardiens intransigeants de la morale.
Criminologue de formation, chargée de recherche dans le Groupe de recherche sur la santé des adolescents d’Unisanté, le nouveau Centre universitaire de médecine générale et santé publique à Lausanne, Yara Barrense-Dias est co-auteure et principale investigatrice de l’étude intitulée La sexualité à l’ère numérique: les adolescents et le sexting 2.0, 2e phase publiée au printemps 2019. Il y a trois ans, elle s’était déjà intéressée à la pratique du sexting des 16-21 ans(1). «Continuer notre approche exploratoire en incluant les opinions et les interprétations des 12 à 15 ans nous a permis d’avoir une vision complète de la problématique du sexting.»
Premiers cas aux États-Unis
Âgée de bientôt 30 ans, Yara Barrense-Dias n’a pas connu les heurs et malheurs du sexting lorsqu’elle était adolescente. Sa découverte du phénomène date de 2014. Dans le cadre de son master, elle collabore alors avec la Division prévention de la police cantonale vaudoise. Les collaborateurs de cette division avaient sorti un jeu sur le sexting. «Je me suis demandé: qu’est-ce que c’est que cette pratique?» De retour à son bureau, la jeune femme explore le sujet. C’est aux États-Unis que le phénomène a commencé à faire la une des médias, dans les années 2008-2009, après le suicide de jeunes filles dont les photos dénudées «tournaient» sur les téléphones portables des élèves de leur école. Yara Barrense-Dias se penche également sur les recherches au niveau suisse, elle ne découvre pas grand-chose. «En parlant avec des professionnels du terrain, il semblait que des dérives, soit des cas de harcèlement et de cyberharcèlement, commençaient à se profiler. Elle se met donc en piste avec les résultats que l’on connaît.
Un total de 36 jeunes (56% de garçons) âgés de 12 à 15 ans ou fréquentant encore l’école obligatoire ont participé aux entretiens. Selon l’étude JAMES (2016) sur l’utilisation des médias par les jeunes en Suisse, 10% des 12-15 ans avaient déjà envoyé une photo/vidéo aguicheuse/érotique d’eux-mêmes, et 53% en avaient déjà reçu. Le pic de la production sexting se situe vers 13-14 ans. La chercheuse s’est notamment adressée aux enseignants, via la Direction générale de l’enseignement obligatoire, pour trouver des élèves volontaires. Facile à convaincre, la DGEO? «C’est très dur de passer par les écoles dans le canton de Vaud. De plus, c’est un sujet délicat et qui peut faire peur.»
Tous au parfum
Car ce thème touche à l’intime et à la sexualité. Yara Barrense-Dias et ses deux collègues ont d’ailleurs choisi de séparer filles et garçons, pour «éviter toute gêne et adaptation de leurs paroles», et ont formé des groupes de discussion de 5 à 8 jeunes qui ont duré 90 minutes chacun. Le but? «Nous ne nous intéressions pas à leur propre pratique, sinon nous aurions mené des entretiens individuels. Nous voulions vraiment avoir une opinion générale sur tout ce qui se passe actuellement concernant le sexting, ce que les adolescents voient, ce qu’ils en pensent. Les groupes focus sont très intéressants, car un débat peut avoir lieu entre les participants. La parole y était aisée. Tous, sans exception, avaient à un moment donné une histoire à raconter.»
Si l’essor colossal des smartphones a facilité l’envoi de nudes, une application joue un rôle déterminant dans les mœurs adolescentes: Snapchat, soit Snap dans le langage jeune, qui permet de partager gratuitement photos et vidéos. «C’est sur Snapchat que tout se passe», raconte une fille de 14 ans citée dans l’étude. Si les envois n’étaient visibles que durant une à dix secondes par le destinataire, récemment, les règles de cette application née à l’Université de Stanford, ont changé et la durée n’est plus forcément limitée. De toute façon, il est facile de contourner cette contrainte pour la personne qui reçoit une photo, grâce à des captures d’écran – des screens – et autres systèmes D.
Des «nudes» pas si «nude»
Trêve de préliminaires, passons à la question clé: que voit-on concrètement sur ces nudes? Au risque d’en décevoir certains, les nudes ne sont pas aussi… nude que ça. «Il s’est avéré que la nudité totale restait peu utilisée par les jeunes qui sont plus dans la suggestion», indique Yara Barrense-Dias. De fait, la gamme de ce genre de selfies est large: elle va de la position aguicheuse, une tendance plutôt féminine, à la photographie crue de son propre sexe, une stratégie «droit au but» clairement masculine. Entre les deux, l’éventail est très large. Une adolescente de 13 ans explique pourquoi les copains ne font pas dans la dentelle: «Ils ont vraiment rien à montrer en fait presque.» Voilà qui est dit.
N’empêche, atouts à dévoiler ou pas, les jeunes hommes sont aussi nombreux que les jeunes filles à envoyer ce genre de photos, selon Yara Barrense-Dias qui cite l’étude James. Les raisons sont multiples: désir de séduire, faire plaisir à son petit ami ou sa petite amie du moment, sans réfléchir aux conséquences possibles, répondre à des demandes réitérées de photos, céder à une sorte de pression ou de chantage – «si tu n’envoies pas cette photo, je ne suis plus avec toi» ou «si tu n’envoies pas cette photo, je ne me mets pas avec toi». La chercheuse constate qu’en comparaison avec les participants (des 16-21 ans) interrogés en 2016, les plus jeunes ont été beaucoup plus nombreux à ne pas comprendre les raisons pour lesquelles une personne envoie un nude. Cité dans l’étude, un garçon de 14 ans constate: «C’est pas intelligent d’envoyer, il faut tout montrer en face.» À voir quel effet inattendu pourrait avoir ce genre de déballage sans écran. En tout cas, cette tactique a un mérite: pas de photo, pas de partage à l’insu de son plein gré. Un garçon de 13 ans raconte la mésaventure de l’un de ses amis: «Il avait envoyé, je crois à sa copine, et au bout d’un mois ils se sont séparés et genre, après les vacances d’été quand ils ont rejoint l’école, il se faisait harceler, il se faisait cracher dessus, etc.» Ce genre d’expérience semble être courant.
Goût de vengeance
Au fait, quelle mouche a piqué les petits mufles qui partagent ces photos intimes? Yara Barrense-Dias constate: «On a souvent entendu parler du revengeporn: il y a rupture amoureuse et donc on se venge. Cependant, dans nos enquêtes, beaucoup répondent que “c’était pour rire”. Il y a une volonté de reconnaissance des pairs. C’est assez similaire à tout ce qui a trait au harcèlement.» La Vaudoise se demande si derrière l’explication «c’est pour rire» ne se cache pas une envie de faire souffrir la personne. D’autres motivations sont également ressorties lors des discussions pour expliquer les partages indélicats: par fierté, pour se rendre intéressant au sein d’un groupe, pour se moquer, par inconscience, pour partager un contenu choquant. Certains ados montrent les photos sur leur smartphone au lieu de les envoyer. Le problème? Ce genre de pratique peut engendrer des rumeurs et donc également des insultes.
Si les garçons pratiquent autant les nudes que les filles, d’après les observations de l’équipe de recherche, ils semblent recevoir plus de photos que les filles. Yara Barrense-Dias commente: «Peut-être qu’ils en demandent plus et en reçoivent donc plus, ou alors ils se retrouvent plus dans les chaînes de partage. Nous avons également constaté qu’ils sont également plus souvent les auteurs de ces partages.»
Autre inégalité: lorsque de tels clichés sont diffusés, les réactions sont beaucoup moins vives et les cas de moqueries et de harcèlement beaucoup moins fréquents s’il s’agit d’un garçon. Les railleries durent également moins longtemps. Dans l’étude, une jeune fille de 15 ans constate: «S’il y a la photo d’un gars qui tourne, les autres gars vont dire “c’est un beau gosse”, alors que si c’est une fille, on va dire que “c’est une pute”.»
Yara Barrense-Dias fait un parallèle avec le jugement de la sexualité d’après le genre. «Si une fille a couché avec dix garçons, on va dire que c’est une pute. Si c’est un garçon, on va dire que c’est un Don Juan. On n’est pas sorti de ce cliché.» Elle pense que c’est cette forme d’inégalité entre filles et garçons qui perdure dans cette pratique-là. «J’irais même plus loin: le sexting est juste une nouvelle pratique qui permet ce genre de comportement.» Les réactions négatives et violentes dépendraient également de la popularité et du physique de l’adolescent sur la photo. De telles réactions toucheraient donc davantage les personnes plus faibles ou physiquement moins sûres d’elles.
Pudibonderie adolescente
Mais qu’est-ce qui se passe dans la tête de ces ados qui se comportent en mini pères-la-pudeur? «Cet aspect moralisateur, que j’ai pu constater chez les plus jeunes, dépend de leur propre stade de développement sexuel, constate Yara Barrense-Dias. Si certains ont déjà expérimenté certaines choses, ils vont mieux accepter cette pratique, car elle fait partie de leur sexualité et de leur apprentissage. Par contre, s’ils n’ont pas encore d’expérience, ils vont être assez dégoutés, comme pour la sexualité de manière générale.»
La jeune femme avance que ce genre de réactions peut également être dû à l’éducation donnée par les parents: «Si on n’a jamais parlé de sexualité à la maison et que tout d’un coup, on reçoit ce genre de photos… quand bien même je suis persuadée que les ados voient plein de choses sur internet, le fait que ce soit une personne qu’ils connaissent peut les choquer.» La chercheuse a entendu des jeunes lui dire: «Je ne la vois plus de la même manière. Je ne pensais pas qu’elle pouvait faire ça.» Elle commente en souriant: «Alors qu’en fait, son ou sa camarade n’a pas fait grand-chose…»
On l’aura compris, il y a encore du chemin à parcourir pour sortir de la stigmatisation et du harcèlement. Les adultes ont un rôle important à jouer dans les cas de sexting qui tournent mal. La réaction qu’il faudrait absolument éviter quand une victime de harcèlement vient se confier? Demander: «Pourquoi tu as fait ça?» Yara Barrense-Dias explique: «Si on arrive en premier avec cette question, frontalement, la personne risque de se fermer et on ne pourra pas l’aider. Il ne faut pas qu’elle s’isole avec ses problèmes. La première chose à faire, c’est de la rassurer. Elle est victime et n’a rien fait de répréhensible. La personne qui a fait du mal, c’est celle qui a diffusé les photos.» La chercheuse sait que pour certains parents, enseignants ou médiateurs, éviter cette question demande parfois un effort surhumain. À leurs yeux, le fautif est celui qui a envoyé les photos. «Ça peut paraît étonnant, mais c’est encore compliqué à l’heure actuelle que les personnes-ressources partent de cette optique-là, soit que c’est le diffuseur qui est responsable.»
Importance de la prévention
Au niveau légal, et peu de jeunes semblent le savoir, des poursuites peuvent être engagées contre quelqu’un qui diffuserait une photo d’une autre personne sans son consentement. Cela inclut les expéditeurs secondaires qui continuent à partager. Si l’ado sur la photo a moins de 16 ans, il s’agit même de contenu pédopornographique. Mais le temps que la justice fasse son travail, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts et la victime sera retournée à l’école depuis belle lurette. De plus, elle risque d’être harcelée de plus belle si elle a porté plainte.
Pragmatique, Yara Barrense-Dias compte plus sur la prévention que la répression pour faire changer les choses. Elle déplore le caractère moralisateur des campagnes de prévention qui ont été diffusées jusqu’à présent. Avec généralement un point de vue: le responsable est celui qui s’est pris en photo. «C’est le cas de la campagne de Pro Juventute avec ce slogan jugé peu clair par les jeunes qui ont été questionnés: “Le sexting peut te rendre célèbre”. Une phrase accompagnée de selfies de deux ados dénudés.» La chercheuse en est persuadée: il faut évoquer les dérives et aussi la pression qui peut être faite sur une personne. «Mais il faut surtout parler de diffusion, parce que les jeunes ne sont pas très au clair concernant ce qu’ils ont le droit de faire ou ne pas faire avec ce genre de photos reçues.» Elle regrette également que parmi les campagnes nationales et internationales sur le sexting qu’elle a étudiées, 90% mettent en avant une adolescente victime. «On stigmatise encore une fois les filles.»
Malgré toutes les dérives possibles, une chose a frappé Yara Barrense-Dias: la conception plutôt positive que les jeunes ont de la pratique du sexting. «Aujourd’hui, ça fait partie de l’exploration de soi et de l’autre. » Avant d’interroger et d’écouter les jeunes, tout ce que la Vaudoise avait lu dans la littérature était plutôt très négatif. «On décrivait le sexting comme quelque chose de risqué, en lien avec d’autres comportements sexuels à risque. Je me disais donc que c’était une activité dangereuse, alors qu’en fait les jeunes m’ont dit que des fois, ça se passe très bien et que ça amène quelque chose à la relation.»
(1) La sexualité à l’ère numérique: les adolescents et le sexting. Par Yara Barrense-Dias, Joan-Carles Suris, Christina Akre.
> iumsp.ch/Publications/pdf/rds269_fr.pdf (1ère phase)
> iumsp.ch/Publications/pdf/rds296_fr.pdf (2ème phase)