À la recherche des minerais stratégiques

L’électrification de la mobilité, la décarbonation de la production d’énergie et la numérisation de la société engloutissent quantité de minerais dits «stratégiques», comme les terres «rares», le cuivre, le cobalt ou le nickel. Ces ressources proviennent souvent de mines lointaines, en Australie, au Chili ou en Chine. Sur quoi la Suisse pourrait-elle compter dans son sous-sol? Voyage au centre de la Terre avec Nicolas Meisser, conservateur au Département de géologie du Muséum cantonal des sciences naturelles à Lausanne, qui a découvert le premier minéral de lithium «vaudois».

Dès que le grand tiroir de bois s’ouvre à la lumière des néons, des éclats brillants, entre le blanc et le gris, attirent le regard. Ils proviennent d’échantillons d’argent natif, une forme rare que peut prendre ce métal. Nous sommes dans les réserves du Département de géologie du Muséum cantonal des sciences naturelles, guidés par son conservateur Nicolas Meisser. «L’argent, moins sujet à la corrosion que le cuivre, est utilisé dans les panneaux photovoltaïques, exposés à la pluie et aux rayons ultraviolets du soleil», indique le chercheur.

Dans de grandes salles silencieuses, sous de hauts plafonds, des compactus bleu vif renferment une collection impressionnante. Elle existe depuis longtemps. En 1820, Frédéric-César de La Harpe a offert un grand ensemble de minéraux au Musée, cadeau du tsar Alexandre Ier, dont le Vaudois a été le précepteur (lire Allez savoir! no 74). Aujourd’hui, cette bibliothèque chthonienne sert aux travaux de scientifiques du monde entier. «Il existe 5998 espèces minérales dans la nature, et nous en conservons ici 4560, soit 76 % de la géodiversité minéralogique connue», précise Nicolas Meisser. Un peu plus loin, le géologue présente de lourds minerais de cuivre, dont certains arborent les teintes vert-de-gris typiques. Ce métal conducteur, dont près d’un quart de la production mondiale sort du sol chilien, est indispensable à la transition énergétique. Ainsi, selon l’Agence internationale de l’énergie, une voiture électrique en contient 53,6 kilos, contre 22,3 pour un véhicule thermique.

Encore quelques pas plus loin sont exposés différents minerais de zinc, dont l’un des sous-produits de l’exploitation est l’indium. Rare – on en extrait quelques centaines de tonnes chaque année –, il se trouve pourtant dans presque toutes les poches. En effet, l’oxyde d’indium et d’étain, en couche mince, adhère au verre et conduit l’électricité. Il est donc utilisé dans les écrans tactiles.

Les formes du lithium

L’ouverture d’un compactus consacré aux silicates constitue l’occasion de parler du lithium. Ce métal léger est requis dans la fabrication des batteries (8,9 kg en moyenne dans chaque véhicule électrique). La nature en propose différentes sources. Par exemple, le spodumène, un minéral qui peut former de beaux cristaux. «Nous n’en avons pas encore trouvé en Suisse, relève le chercheur, contrairement à un autre minéral de lithium, la lépidolite, découvert dans le canton de Berne.» Il faut dire que cette ressource, d’apparence rocheuse, n’est pas facile à repérer même pour des géologues bien entraînés, et que des recherches systématiques n’ont pas été entreprises.

Rangé dans un petit carton, ce caillou brunâtre ne paie pas tellement de mine. Pourtant cette cookéite, associée à du quartz, est le premier minéral de lithium découvert dans le canton de Vaud. Nicolas Meisser l’a récolté dans la région du lac alpin de Bretaye. Il faut avoir l’œil! Sur la bande blanche de cette pierre se trouvent en effet «de petits nodules jaune-brun d’aspect savonneux et que l’on a envie de gratter avec une brosse. Ils contiennent du lithium.» De grandes formations géologiques recelant cette cookéite affleurent dans les Alpes, mais de manière très «diluée».

Ensuite, «il en existe une autre source – au sens premier du terme», note le géologue. Les eaux chaudes souterraines peuvent en contenir sous forme dissoute. Au nord de Bâle, en France et en Allemagne, les concentrations sont intéressantes, au-dessus de 100 mg par litre. «Mais les teneurs côté suisse sont dix fois plus faibles», ajoute le scientifique. En février 2023, le Conseil d’État vaudois a répondu à une interpellation de Marc-Olivier Buffat au sujet du lithium «vaudois». Il s’avère que les analyses menées dans les saumures des mines de Bex ou de Lavey n’ont pas mis en évidence des concentrations économiquement rentables. Mais le Gouvernement reconnaît que l’état des connaissances au sujet de la présence de ce métal au pays de Ramuz est «sommaire». Il ne faut toutefois pas se décourager. Imaginons qu’une société demande une concession au canton de Vaud pour exploiter l’énergie géothermique. «Lorsque de l’eau chaude est remontée des profondeurs de la Terre, à plusieurs kilomètres, il serait souhaitable d’en profiter pour en récolter l’éventuel lithium dissous, ou d’autres éléments comme l’hélium avant de réinjecter le liquide dans le sous-sol. En surface, les minéraux que cette eau pourrait déposer seraient à considérer comme des espèces potentiellement néfastes pour l’environnement.» 

Ici, Nicolas Meisser emploie un élément de langage de biologiste, appliqué à sa discipline. En effet, la Loi vaudoise sur la protection du patrimoine naturel et paysager (2022) recèle la notion nouvelle de géotope. «Ces lieux peuvent contenir des fossiles rares, des minéraux particuliers ou constituer le témoignage de phénomènes tectoniques importants.» Le Département de géologie du Muséum cantonal des sciences naturelles a pour mission de dresser un inventaire des géotopes vaudois, à l’image de ce que le Département de botanique a réalisé pour la flore du canton (lire Allez savoir! no 84).

Nicolas Meisser. Conservateur au Département de géologie du Muséum cantonal des sciences naturelles. Devant lui, des minéraux stratégiques tirés des collections: lépidolite rose (lithium), minerai de zinc brun (contient aussi indium, gallium, germanium), des cristaux de roche blancs (silicium), de la malachite verte (cuivre), de la chalcopyrite violacée (cuivre, tellure, sélénium), de l’eudyalite lilas (terres rares, zirconium) et de l’hétérogénite noir bleuté (cuivre et cobalt). Nicole Chuard © UNIL

Des terres pas si rares

Sur une table, le géologue a déposé une petite éprouvette à manier avec précaution. «Elle contient 10 grammes de lithium, qui flotte dans du kérosène.» En effet, sous sa forme pure, ce charmant élément s’enflamme au contact de l’air et de l’eau. Jusqu’à une époque récente, le lithium ne connaissait que peu d’applications, et suscitait donc surtout une curiosité de laboratoire. Il en était de même pour les terres dites «rares», soit le scandium et l’yttrium, auxquels on ajoute les quinze éléments classés dans les lanthanides. Parmi ces derniers se trouvent le néodyme, le terbium et le dysprosium, indispensables par exemple pour réaliser les aimants des éoliennes. La Chine et l’Australie en sont de grands producteurs. Nicolas Meisser a participé à la découverte et à la description de deux espèces minérales nouvelles trouvées notamment en Valais, la françoisite et la gasparite. La première contient du cérium (lanthanide utilisé dans les pierres à briquet et les catalyseurs), l’autre du lanthane (stockage de l’hydrogène). En cela, il prolonge une tradition helvétique d’intérêt pour les terres «rares». Le Genevois Jean-Charles Galissard de Marignac en a isolé deux, les seuls éléments du tableau périodique associés à un Suisse, l’ytterbium (1878) et le gadolinium (1880).

Pourquoi ces guillemets autour de «rares»? «Pourtant ces éléments, qui ont des propriétés chimiques très semblables, ne sont pas si rares, répond Nicolas Meisser. Mais l’énorme difficulté consiste à les séparer les uns des autres.» Le géologue saisit un minerai d’un brun tirant sur l’orange, disposé dans un tiroir. Acquise à la fin du XIXe siècle pour 25 centimes dans un magasin de la rue du Rhône à Genève, «cette monazite d’origine brésilienne est composée pour moitié de terres rares, principalement du cérium».

La Suisse possède-t-elle des terres rares? Oui! «Si nous devions en exploiter, nous les trouverions en cherchant… dans le sable.» Si l’on se base sur des analyses récentes, cette ressource contient, en plus, de l’or, ainsi que, entre autres, des minéraux de platine, de titane, de zirconium, de cadmium ou même d’osmium, très rare (lire également Allez savoir! no 81, «Ruée sur les trésors de l’Aubonne»). «Nous avons la chance d’habiter au pied d’une chaîne de montagnes qui a été désagrégée par des épisodes glaciaires. Les dépôts de sable du Moyen-Pays, de la vallée du Rhône ou des fonds de nos vallées alpines, exploités de toute façon pour la construction, pourraient nous fournir des matières premières supplémentaires, de manière moins polluante que dans d’autres régions du monde.»

Ici, Nicolas Meisser touche le point sensible de l’exploitation potentielle de mines dans notre pays. «Nous l’avons oublié, mais chaque fois que les Suisses ont eu besoin de matières premières, ils sont allés gratter.» Le géologue évoque la mine de molybdène de la vallée du Baltschieder, près de Viège. Ce métal est utilisé pour améliorer la résistance mécanique de l’acier. Une petite industrie minière helvétique a bien existé, mais cette culture s’est perdue.

Pourtant, en Suisse, «nous pourrions à peu près tout trouver. Notre pays est essentiellement une succession de grands bourrelets, fruit d’une collision continentale au milieu de laquelle s’étendait un fond océanique. Des milliers de kilomètres carrés furent ainsi compressés dans un petit territoire.» Voilà pour le point positif. «Mais l’ennui, c’est que ce bouleversement colossal a pour conséquence que vous pouvez découvrir un élément intéressant à un endroit, et plus rien trois mètres plus loin!» La question des quantités, et donc de la rentabilité d’éventuelles mines helvétiques, demeure entière. Faisant appel à l’histoire récente, Nicolas Meisser remet cette question en perspective. «En Union soviétique, le scandium fut employé dans l’industrie aéronautique, car ce métal rare et coûteux permet des alliages légers à la résistance mécanique inouïe. La question de la rentabilité ne se posait pas, car cet élément s’avérait tout simplement nécessaire.» 

Recyclage compliqué

Il y a quelques mois, Swisscom a diffusé des publicités pour l’urban mining, c’est-à-dire le recyclage. De manière un peu magique, la vidéo montre un smartphone – qui contient près de 60 éléments différents venus d’un peu partout dans le monde, soit une bonne partie du tableau de Mendeleïev – être retransformé dans ses matériaux d’origine. «Dans la nature, au fil de dizaines de millions d’années, les cycles orogéniques – soit les évènements de formation et de destruction des montagnes – ont séparé les différents éléments les uns des autres, et les ont concentrés, relève Nicolas Meisser. Aujourd’hui, dans un mouvement opposé, nous les mélangeons et les dispersons dans de petits objets.» Dans le cadre de leur récupération, ces appareils, une fois fondus, deviennent des alliages qui rendent le recyclage très difficile, comme l’a relevé l’ingénieure Aurore Stéphant dans une conférence tenue à l’UNIL.

Notre faim de minerais ne semble pas connaître de limites. Ainsi, chaque année dans le monde, la production de métaux augmente. De plus, le nombre d’éléments différents du tableau périodique sollicités par l’industrie a été multiplié par 2,3 depuis le début du XIXe siècle. En 1857, dans ces vers tirés des Litanies de Satan, Charles Baudelaire évoque ainsi le monde souterrain: «Toi dont l’œil clair connaît les profonds arsenaux / Où dort enseveli le peuple des métaux». Depuis, les humains ont sonné la diane au cœur des profondeurs./

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