L’UNIL n’en a pas fini avec Mussolini

En 1937, l’Université de Lausanne a décerné un doctorat honoris causa à Mussolini. Ce titre ne lui a jamais été retiré, malgré des protestations récurrentes. Début novembre 2024, un colloque international, une exposition et des actions de médiation remettent ce geste dans le contexte et le relient à notre époque. Il s’agit également de bâtir une politique mémorielle active pour l’institution.

Nouvelle donne. L’UNIL ne glisse pas « l’affaire Mussolini » sous le tapis, mais, au contraire, ouvre de nombreux débats à ce sujet dès novembre. © Collage par Delphine Blanchard. Source © akg-images

Exécuté le 28 avril 1945, Benito Mussolini est aujourd’hui enterré dans le mausolée familial à Predappio, non loin de Rimini. La tombe du Duce attire encore des dizaines de milliers de visiteurs chaque année. Le dictateur hante également l’UNIL depuis 1937, année lors de laquelle l’institution lui a remis un doctorat honoris causa (d.h.c). Objet de polémique depuis les origines, ce titre honorifique ne lui a jamais été retiré, ce qui suscite parfois une certaine incompréhension.

Cette distinction constitue le centre de gravité de plusieurs événements organisés par l’UNIL en novembre. Le colloque international Présences fascistes en Suisse en est le volet scientifique, avec une conférence ouverte à tout le monde. Les projets à destination du grand public se déploieront autour de l’exposition Docteur Mussolini. Un passé sensible, avec des visites guidées et d’autres événements qui se poursuivront en 2025.

I   Un peu d’Histoire 

Remontons le fil de l’Histoire, car la remise de ce d.h.c. n’est pas tombée du ciel. Entre 1902 et 1904, Benito Mussolini passe la plupart de son temps en Suisse, afin de trouver du travail et d’éviter le service militaire. Il se mêle d’agitation politique socialiste et soutient des grévistes, ce qui lui vaut d’être tenu à l’œil par les Autorités. À l’Université de Lausanne, il assiste à quelques cours donnés par Vilfredo Pareto, avant de repartir en Italie, puis de fonder les bases du fascisme en 1919 et enfin de prendre le pouvoir en 1922. 

«Dès l’avènement du fascisme, des fascii ou faisceaux se développent dans plusieurs pays. En Suisse, le premier de ces cercles est fondé au Tessin en 1921. Un fascio voit le jour à Lausanne deux ans plus tard», explique François Vallotton, professeur à la Faculté des lettres. Ces cellules s’appuient sur une partie de la communauté italienne exilée.

D’autres liens se tissent. Le chercheur rappelle que le régime de Mussolini a entre autres soutenu financièrement l’Union nationale de Georges Oltramare (créée en 1932), ainsi que la Fédération fasciste suisse du colonel Arthur Fonjallaz, fondée en 1933.

«Il faut également prendre en compte le terreau anticommuniste qui se développe en Suisse dès 1918, notamment suite à la grève générale du 12 novembre, indique Jean-Philippe Leresche, professeur honoraire à la Faculté des sciences sociales et politiques. Dans les années 30, la montée du Front populaire en France et la Guerre d’Espagne, entre autres, galvanisent l’extrême droite en Suisse, un ensemble hétérogène de groupes que l’historiographie appelle le frontisme.» Certains milieux politiques, économiques et culturels helvétiques s’intéressent «à une forme de troisième voie entre le libéralisme – qui suscite alors de vives critiques – et le communisme, et vont donc prêter une oreille attentive au fascisme, complète François Vallotton. Ce philofascisme s’étend bien au-delà des mouvements militants». Le corporatisme, en vogue dans les années 30, a justement pour but de fonder un nouvel ordre social autour des métiers, dépassant le capitalisme sans bornes aussi bien que la lutte des classes. Cette doctrine fait précisément l’objet d’une intervention lors du colloque Présences fascistes en Suisse (référence ci-dessous)

De plus, la remise du d.h.c. à Benito Mussolini «survient dans une période de resserrements des liens entre la Suisse et l’Italie», indique François Vallotton. Sous l’influence du conseiller fédéral Giuseppe Motta, le Gouvernement helvétique reconnaît la souveraineté de l’Italie sur l’Éthiopie le 23 décembre 1936, malgré les nombreuses victimes civiles provoquées par la guerre puis l’occupation. La Suisse refuse d’appliquer à la Péninsule les sanctions décidées par la Société des Nations. Dans son discours de Palerme, publié le 20 août 1937, Mussolini affirme: «Je n’ai pas besoin de dire qu’avec la Suisse les relations sont plus qu’amicales.» Toutefois, de nombreuses voix critiques du fascisme se font entendre en Suisse, notamment dans certains journaux. 

Et l’Université de Lausanne?

Le rapport du «Groupe de travail autour du doctorat honoris causa (d.h.c.) octroyé par l’Université de Lausanne à Benito Mussolini en 1937» ainsi que les Matériaux (1987), détaillent les événements qui ont mené à la remise de ce titre (références ci-dessous).

En 1936, l’institution lance une souscription pour financer les festivités de son 400e anniversaire, qui auront lieu l’année suivante. Arnold Reymond, en charge des célébrations et vice-président de l’École des sciences sociales et politiques (ancêtre de la Faculté des SSP), écrit à d’anciens étudiants pour solliciter leur générosité. Parmi ces derniers figure Benito Mussolini, qui répond en envoyant un chèque de 1000 francs, le 10 septembre 1936. Alors président de l’École des SSP et membre du fascio de Lausanne, Pasquale Boninsegni est à la manœuvre pour octroyer un d.h.c. au Duce, ce qui est voté par le Conseil de l’École des SSP le 21 novembre de la même année. Ce professeur fait l’objet d’une intervention lors du colloque Présences fascistes en Suisse.

Tout se passe dans une certaine discrétion, malgré les doutes, voire l’opposition de certains membres de la communauté universitaire. Toutefois, un événement rocambolesque fait éclater l’affaire. Début 1937, un apprenti typographe de l’imprimerie lausannoise La Concorde découvre, au rebut, une épreuve imparfaite du doctorat honoris causa et alerte le Parti socialiste. L’article qui sort dans Le Droit du peuple le 2 mars 1937 provoque un tollé. Des lettres courroucées sont expédiées à la direction de l’Université. Quelques papiers critiques paraissent dans les journaux, ce qui vexe Benito Mussolini. Les autorités sont passablement embarrassées par ce pataquès. Le Duce envisage même de renoncer au d.h.c., avant de l’accepter. Une délégation universitaire, composée du recteur Emile Golay, du chancelier Franck Olivier et de Pasquale Boninsegni, remet le diplôme en personne au dictateur, le 8 avril 1937 à Rome. Ensuite, l’affaire s’éteint.

Jean-Philippe Leresche, professeur honoraire à la Faculté des sciences sociales et politiques. Nadja Eggert, maître d’enseignement et de recherche et directrice du Centre Interdisciplinaire de Recherche en Éthique à la Faculté de théologie et de sciences des religions. François Vallotton, professeur à la Faculté des lettres. Gabrielle Duboux, chargée de recherche au CIRE et assistante diplômée à la Faculté des lettres. Tous sont membres du « Groupe de travail autour du doctorat honoris causa (d.h.c.) octroyé par l’Université de Lausanne à Benito Mussolini en 1937 ». Nicole Chuard © UNIL
II   Le feu repart

Dans les années 60, un «dossier Mussolini» est constitué. Il contient quelques pièces expliquant la décision, ainsi que les missives de protestation reçues. Dès 1986, c’est à nouveau à l’occasion d’un anniversaire – les 450 ans de l’institution en 1987 – que l’incendie repart. «Certains milieux faisaient pression pour que l’on retire le d.h.c. décerné à Mussolini, se souvient Pierre Ducrey, alors vice-recteur de l’institution. À l’époque, tout comme aujourd’hui, je pense que c’est une mauvaise idée. Il faut assumer la gaffe commise en 1937.» Mais la pression médiatique croissante incite à l’action. «Le fameux dossier Mussolini était conservé chez un professeur, qui nous l’a restitué en janvier 1987, à notre demande. Qu’en faire? Avec le recteur André Delessert, nous nous sommes installés à la photocopieuse et nous avons réalisé un double de ces documents, par sécurité. Puis nous avons décidé de jouer la transparence au moyen de deux publications.» 

La première est le Livre blanc, qui contient les fac-similés des pièces propres à l’université concernant cette affaire. Il s’agit d’un numéro spécial du magazine UNI-Lausanne de juin 1987. L’autre, plus complet, est intitulé Matériaux pour servir à l’histoire du doctorat h.c. décerné à Benito Mussolini en 1937. Chargé par le Rectorat de ces deux publications, Olivier Robert, alors assistant en Histoire, plus tard archiviste de l’université, s’est rendu à Rome début 1987 pour dénicher si possible d’autres documents conservés dans les archives de l’État italien, afin de compléter les dossiers existant en Suisse.

Grâce à un travail acharné, «tout est sorti à temps pour les festivités du 450e, complète Pierre Ducrey. Nous avons imprimé 2000 exemplaires des Matériaux, pensant que cet ouvrage allait intéresser beaucoup de monde. Ce fut un flop! Nous en avons vendu et donné quelques centaines, et les autres nous sont restés sur les bras». L’affaire Mussolini semble dès lors enterrée (le Duce lui-même a été inhumé trois fois).

III   Comment aller plus loin?

Depuis la parution du Livre blanc et des Matériaux en 1987, les sensibilités ont évolué. En septembre 2020, à la suite d’une nouvelle interpellation d’un doctorant, la direction de l’UNIL mandate le Centre Interdisciplinaire de Recherche en Éthique (CIRE) afin notamment de donner à sa communauté des outils de réflexion utiles pour la compréhension de cette affaire. Un groupe de travail interdisciplinaire creuse la question et sort un Rapport public en juin 2022. La remise du d.h.c. y est qualifiée de «faute grave commise par les instances universitaires et politiques d’alors» et de «légitimation d’un régime criminel […]», sans toutefois que le retrait formel du titre ne soit demandé. Les experts recommandent «à l’Université de Lausanne de reconnaître et d’assumer cela» et proposent la mise en place d’une politique mémorielle à ce sujet. 

Comment donc l’institution peut-elle se saisir de son passé? «Le colloque international Présences fascistes en Suisse va éclairer des zones d’ombre autour de la remise du d.h.c. et fournir un état de la recherche à ce sujet dans plusieurs domaines. Les actes en seront publiés l’an prochain sous la forme d’un ouvrage académique disponible en accès libre, note Nadja Eggert, directrice du CIRE. De plus, nous aimerions, dans le futur, lancer des appels à projets de recherche interdisciplinaires, sous différents angles. Par exemple, quelle était la sociologie des récipiendaires des d.h.c.?» De nouvelles recherches dans les archives italiennes, menées dans l’anticipation du colloque, apporteront d’ailleurs des éléments d’information inédits.

Dans sa perspective scientifique, la politique mémorielle de l’institution vise à ouvrir des appels à des projets de recherche, bien sûr en lien avec cet épisode de l’histoire de l’université, mais également en allant au-delà. Il s’agit d’inclure des scientifiques de différentes facultés pour travailler dans des contextes plus larges que les années 30 ou la Suisse romande.

La transparence compte beaucoup. «Lorsque notre groupe de travail s’est plongé dans les différentes étapes qui ont mené à l’attribution du d.h.c. à Mussolini, le fait que cette décision importante ait été prise dans un huis clos académique nous a frappés», se souvient Nadja Eggert. Aux antipodes de cette confidentialité, les experts ont estimé «qu’il était important de s’ouvrir à la Cité, relève Gabrielle Duboux, chargée de recherche pour le CIRE. La conférence publique proposée lors du colloque, ainsi qu’une exposition qui implique des élèves d’un gymnase et la communauté italophone répondent à ce besoin de créer des ponts avec le public» (voir ci-dessous). 

Le moment de se pencher à nouveau sur le d.h.c. s’avère adéquat car, en 2021, une copie du diplôme a été montrée dans l’exposition Losanna, Svizzera, 150 ans d’immigration italienne à Lausanne, au Musée historique de Lausanne. Cela a relancé les demandes de retrait du titre. Un postulat a été déposé au Grand Conseil vaudois le 29 mars 2022, mais la majorité du législatif a décidé de ne pas le prendre en considération le 29 août de l’année suivante. 

Politique mémorielle à bâtir

Dans la logique de faire «un pas après l’autre», le colloque constitue l’une des briques de la création d’une politique mémorielle active pour l’UNIL. Par exemple, de quoi l’institution doit-elle se doter, au niveau de ses règlements, pour réagir de manière adéquate si une nouvelle «affaire Mussolini» éclatait? Aujourd’hui, en effet, aucun texte juridique ne permet à l’institution de retirer un d.h.c., post mortem ou pas.

«Nous ne souhaitons pas que les événements organisés autour de la remise du d.h.c. à Mussolini dès novembre puissent servir d’alibi éthique et permettent de penser que cette histoire est terminée et appartient au passé, souligne Nadja Eggert. Il reste des questions ouvertes, que de nouvelles recherches pourront aborder dans les prochaines années. Et peut-être qu’un jour, ce titre sera retiré à Mussolini sur la base des travaux accumulés, ainsi que dans le contexte d’une évolution de la politique mémorielle de l’institution.»

Article suivant: L’UNIL se penche sur les passés sensibles

À suivre

Présences fascistes en Suisse. Autour du doctorat honoris causa de Benito Mussolini. Colloque international. Du je 7 au ve 8 novembre 2024. UNIL et Palais de Rumine. Programme et inscriptions unil.ch/cire

À lire

Livre Blanc de l’Université de Lausanne sur le Doctorat honoris causa de Benito Mussolini et Les Matériaux pour servir à l’histoire du doctorat H.C. décerné à Benito Mussolini en 1937.

Le Rapport du «Groupe de travail autour du Doctorat honoris causa (d.h.c.) octroyé par l’Université de Lausanne à Benito Mussolini en 1937 (2022)»

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