Les troupes amateurs sont nombreuses en Suisse romande. Le plaisir de monter sur scène en costume et de se fondre, le temps d’une représentation, dans la peau d’un autre constitue une expérience inoubliable. Le travail d’équipe nécessaire à la production d’un spectacle, mais aussi le dépassement de soi au moment d’entrer sur scène participent au développement du vivre ensemble. Bien qu’indispensable au dynamisme social et culturel romand, l’histoire du théâtre amateur reste largement à écrire. La recherche portant sur les arts du spectacle s’y intéresse depuis peu. La plateforme ThéâtRomand entend combler ce vide. notreHistoire.ch a rencontré Béatrice Lovis, chercheuse à l’Université de Lausanne qui nous présente les recherches en cours et l’implication qu’une plateforme comme notreHistoire.ch peut avoir pour générer des corpus documentaires inédits.
En quelques mots, pourriez-vous présenter la plateforme ThéâtRomand et quels sont ses objectifs?
Béatrice Lovis: La création de la plateforme ThéâtRomand est partie d’un constat auquel j’ai été confrontée tout au long de ma thèse comme historienne du théâtre : les informations concernant le théâtre romand, qu’il soit professionnel ou amateur, sont difficiles à trouver. Il y a rarement des fonds intitulés « théâtre » facilement repérables. Les témoignages sont souvent dispersés dans d’innombrables revues, , les mémoires de fin d’étude restent oubliés dans des tiroirs, alors qu’ils contiennent de précieuses informations inédites.
Avec mes collègues Natalia Wawrzyniak, qui a travaillé sur le théâtre médiéval romand, et Valentina Ponzetto, spécialiste du théâtre de société aux 18e et 19e siècles, nous avons décidé d’y remédier en créant une plateforme qui puisse réunir le plus d’informations possible sur le sujet. Nous avons convaincu le Centre d’études théâtrales de l’Université de Lausanne de nous soutenir dans notre démarche.
L’été passé le site web ThéâtRomand a vu le jour. Il donne accès aux outils numériques existants et aux ressources disponibles (fonds documentaires, bibliographie) à l’intention des chercheurs, des enseignants, des professionnels de la scène, mais aussi des amateurs du théâtre et du grand public.
Il donne ainsi une visibilité aux recherches existantes et aux événements en lien avec notre thématique au travers d’actualités (expositions, colloques, etc.). Certaines de ses pages sont toujours en cours d’élaboration, mais nous les finaliserons d’ici la fin de cette année. Nous avons l’espoir que ce portail fera, d’une part, mieux connaître ce pan passionnant de notre histoire culturelle et, d’autre part, stimulera la recherche sur théâtre en Suisse romande, qui est très en retard par rapport à nos pays voisins.
Pourquoi le théâtre amateur intéresse-t-il aujourd’hui la recherche alors qu’auparavant celle-ci se limitait à l’étude des troupes professionnelles? Quels éléments nouveaux apportent la connaissance de la scène amateure? Que permet-elle d’apprendre ou de révéler sur les pratiques théâtrales?
Béatrice Lovis: Il faut peut-être distinguer le théâtre amateur du théâtre de société, joué en privé par des amateurs issus des élites. Le théâtre de société, qui était le divertissement favori de la noblesse de l’Ancien Régime, a toujours intéressé les chercheurs. On a par exemple beaucoup écrit dès la fin du 18e siècle sur le théâtre de Voltaire qui a été joué par des acteurs amateurs lausannois sous la houlette du célèbre dramaturge français.
Pour ce qui concerne le théâtre professionnel, les chercheurs ont commencé à s’y intéresser vraiment lorsque les Romands ont enfin réussi à se démarquer de la « tutelle » française vers la fin du 19e siècle, avec un répertoire qui lui est propre et avec des acteurs romands. Auparavant, c’était exclusivement des troupes françaises qui desservaient les salles de spectacles romandes. Avec René Morax et sa Grange sublime à Mézières, une histoire du théâtre romand pouvait enfin s’écrire. Mais cette histoire est en très grande partie redevable au théâtre amateur qui s’est développé dès le début du 19e siècle, notamment dans un cadre estudiantin. Le théâtre amateur a été aussi le fondement de ces grands spectacles à caractère patriotique qui se sont développés à la fin du siècle. Ils permettaient d’impliquer toute la population autour d’un projet commun. La Fête des Vignerons est très bel exemple qui a perduré jusqu’à nos jours.
Le Théâtre du Jorat, vue extérieur, 1 juin 1912
L’histoire des troupes de théâtre amateur n’a pas été étudiée, à de quelques rares exceptions près. Pour deux raisons principales, à mon avis. La première est le préjugé tenace que le théâtre amateur serait moins digne d’intérêt que celui joué par des professionnels, et la seconde est qu’il est difficile à documenter, car les archives de ces troupes ont soit été détruites, soit sont toujours conservées chez les privés. Le théâtre estudiantin est mieux connu car les associations d’étudiants ont déposé leurs archives dans les institutions, ce qui n’est pas le cas pour les innombrables troupes amateurs.
En étudiant cette pratique théâtrale, on comprendra mieux son importance et la place qu’elle occupe parmi les arts de la scène. Notamment son articulation avec le monde professionnel. Il n’est pas impossible que le théâtre amateur ait plusieurs fois joué le rôle de tremplin pour une carrière professionnelle.
Pourquoi la mémoire collective vous est précieuse?
Béatrice Lovis: Elle permet justement de documenter un pan très important de l’histoire du théâtre qui s’est tenu dans l’espace romand. Comme le théâtre est un art qui s’est institutionnalisé et professionnalisé très tardivement en Suisse, c’est la pratique du théâtre amateur qui a pu largement s’épanouir, en touchant toutes les classes sociales.
Il est donc urgent de sensibiliser les Romands sur l’importance des archives dont ils ont peut-être hérité de leur grand-mère ou de leur père et qu’ils conservent dans un grenier, et qu’un jour leurs enfants jetteront, n’y voyant aucun intérêt. C’est grâce à ces documents et également aux témoignages des personnes qui ont joué dans des troupes amateurs que l’on pourra espérer écrire enfin une histoire du théâtre romand qui tienne compte de toute sa diversité. Nous allons par ailleurs prochainement contacter la Fédération de théâtre amateur à ce sujet.
Le Misanthrope de Molière, joué en 1933 par les élèves de l’Ecole normale de Fribourg
En sollicitant une collecte de documents sur notreHistoire.ch que recherchez-vous particulièrement?
Béatrice Lovis: Nous recherchons naturellement des photographies ou des albums, mais aussi des affiches, des programmes, et tout autre document en lien. Si vous conservez des costumes, des accessoires, voire des décors, cela nous intéresse évidemment aussi.
A quoi serviront les documents que vous récolterez?
Béatrice Lovis: Avec des collègues fribourgeois, nous sommes en train de mettre sur pied un cours public sur l’histoire du théâtre fribourgeois. Il sera donné en automne 2025 dans le cadre de la Société d’histoire de Fribourg. Les documents qui seront mis en ligne permettront d’alimenter la soirée qui sera dédiée au théâtre amateur. A moyen terme, si la récolte de documents est un succès, cela permettra d’initier un projet de recherche sur le théâtre amateur sur l’ensemble l’espace romand.
Théâtre amateur à Etoy, sans date
Comment suivre l’évolution de ThéâtRomand?
Béatrice Lovis: Actuellement, comme mes collègues et moi travaillons bénévolement à cette plateforme, il nous n’est pas possible de communiquer autrement que via les actualités postées sur le site. Nous encourageons donc les internautes à venir consulter régulièrement ThéâtRomand et, surtout, à ne pas hésiter à nous contacter pour nous demander des informations ou nous signaler des documents qu’ils ont pu retrouver chez eux.
Le théatre des Nounours en l’Auge, 1 janvier 1963
Si vous possédez des documents en lien avec la pratique du théâtre amateur en Suisse romande, publiez-les dans la galerie suivante: Théâtre amateur
Appel paru sur notreHistoire.ch le 8 mai 2024.