Naissance de la presse satirique : les charivaris suisses et parisiens

Naissance de la presse satirique :  les charivaris suisses et parisiens

« Nous sommes, il est vrai, inondés d’un déluge de brochures, de pamphlets, de caricatures, de chansons politiques, de journaux plus ou moins morts-nés, pouvait-on lire dans la presse romande en 1848 [1]. Le canton de Vaud a largement contribué à cette inflation et joué un rôle pilote dans la genèse de la nouvelles presse satirique illustrée au tout début de la Régénération. La multiplication des illustrés satiriques, favorisée par le libéralisme qui singularise la Suisse au cœur de l’Europe et introduit des réformes constitutionnelles qui précèdent celles de la Révolution de Juillet en 1839 et celles  en Europe par les révolutions de 1848.

En 1828, les autorités vaudoises lance le mouvement en libéralisant la presse. A Lausanne, dès 1822, la maison Spengler, se spécialise dans la lithographie tandis que se profile un personnage haut en couleur, qui va jouer un rôle capital dans l’histoire de la presse satirique vaudoise. En 1836, Jean-Pierre Luquiens (1807-?) fonde à Lausanne une imprimerie lithographique. En 1839, un prospectus annonce la publication du Nouveau charivari politique vaudois :

«Le besoin d’un Charivari politique, organe de l’opinion et des voeux de la majorité des Vaudois, est senti par un très grand nombre de citoyens. Animés du désir de créer un Charivari à peu près mensuel dans l’intérêt de la liberté, conséquence du principe égalitaire, plusieurs personnes ont formé un commencement d’association et ont nommé un comité provisoire abrité par la signature de l’éditeur.»

Premier périodique du genre en Suisse romande, le Nouveau charivari – qui porte tour à tour, en 1839, les noms de Charivari vaudois, Mort du charivari vaudois, Etoile qui file, Barbier populaire puis de Charivari de la Suisse française (1840) et de Charivari suisse l’année suivante – fait une dernière apparition de 1843 à 1846 [0].  «La Presse Populaire est le levier qui conduit à l’Égalité», titre Le Grelot en mai 1845. La dernière feuille éditée par Luquiens en 1849, probablement soulevée par le vent de révolution qui souffle alors en Europe, s’intitule La Sentinelle, du nom de cette nouvelle figure symbolique de la milice, qui va marquer de son empreinte les guerres de 1870, 1914 et 1939.

Le modèle français et l’essor de la presse satirique au XIXe siècle

Formé à l’école de la pensée socialisante française, chef radical et futur conseiller fédéral, le Vaudois Henri Druey écrit à ce propos dans une lettre de 1840 adressée à Ignace Paul Vital Troxler:

«La tendance du Charivari est radicale, sans contredit, il soutient aussi la souveraineté illimitée du peuple en matière constitutionnelle, et il attaque les doctrinaires, les méthodistes et l’aristocratie nouvelle. […] Son arme, comme celle des journaux de ce genre, c’est le ridicule, la plaisanterie, la satire. C’est une sorte d’imitation du Charivari français, mais il n’a pas autant d’esprit, ni le même tact politique. Il faut espérer que cela viendra, car ce genre de journal est un des besoins de l’époque […].»

Comme eux, les concepteurs des journaux et leurs lecteurs ont parfaitement conscience des emprunts faits aux organes parisiens et en particulier à leurs principaux dessinateurs : J.-J. Grandville (1803-1847) et Honoré Daumier (1808-1879), mais aussi Cham, alias le vicomte Amédée de Noé (1818-1879), le «populaire» illustrateur du Charivari[2]. La vignette de titre du prospectus annonçant en 1839 le Nouveau charivari politique vaudois[3] reproduit le personnage de Robert Macaire, dessiné par Daumier dans Le Charivari parisien depuis 1836. Le Nouveau charivari reprend également divers frontispices dessinés par Daumier et par Grandville pour ce même journal. Rebaptisé Charivari suisse, le périodique lausannois puise abondamment dans l’œuvre des deux caricaturistes français: dans le Robert Macaire de Daumier, dans les Scènes de la vie privée et publique des animaux (1841/42) ou dans les Petites misères de la vie humaine (1843) illustrés par Grandville – ceci à peine ces ouvrages parus. Cette rapidité d’assimilation montre combien, dans les années trente et quarante, le radicalisme helvétique est à l’unisson de la pensée libérale française, républicaine ou socialisante.

La pratique de la copie est usuelle dans le monde de l’illustré politique, qui semble échapper aux règles du droit d’auteur (des règles d’ailleurs fort mises à mal par la piraterie généralisée qui affecte l’imprimé dans ces années). En pays de Vaud, ces «reprises» ou ces «emprunts » valent également comme des hommages à la satire républicaine. De Genève à Zurich en passant par Berne ou Soleure, Grandville est un modèle reconnu. Les citations de Daumier sont plus rares, sauf sous le crayon de François Bocion (1828-1890), dessinateur principal du journal satirique lausannois La Guêpe, de tendance libérale, largement favorable au parti radical.

Les sympathies esthétiques et idéologiques entre le canton de Vaud et la France seront mises à rude épreuve sous le Second Empire, alors que se développe la presse satirique illustrée en Suisse romande : dans  Le Charivari suisse, journal satirique illustré, entre 1875 et 1877 ; dans La Griffe, hebdomadaire typographique, stimulé par la nouvelle loi sur la presse de 1861 qui abolit la caution et favorise par conséquent les entreprises plus modestes ; dans le Moniteur d’Ecublens (1879-1880), lithographié à Lausanne et centré sur la vie politique du chef-lieu, qui ne souhaite pas «rééditer les professions de foi de ffeu [sic] les journaux charivariques Romands [sic], morts d’une anémie d’abonnés (notre sort probablement) » ; dans Les Croquis vaudois, journal illustré de la Suisse romande (1884-1887), ou encore dans La Cancoire (1898), illustrée par Biscôme et Crapiette, qui déclare que si elle «n’a pas le venin de la guêpe, elle chatouillera peut-être, ne piquera jamais» ; dans Gribouille et Redzipet: réflexions sans portée sur les événements de la vie vaudoise et d’ailleurs (1904-1911) ; dans Le Passe-temps (1901-1902) ou dans les Propos vaudois de Pierre-David Taupier (1916) ; dans Le Frondeur (1917), dans divers almanachs comme celui du Chalamala (1911-1914, puis 1920), organe bullois d’expression libérale imprimé à Lausanne, ou dans  l’Almanach Balthasar (1923-1926) ; et bien sur dans L’Arbalète, le bimensuel Edmond Bille (1878-1859), Charles Clément (1889-1972), et Maurice Hayward (1892-1951) et Victor Gottofrey (1891-1920), publié à Lausanne de juillet 1916 à décembre 1917, qui inaugure avec véhémence et brio graphique une nouvelle phase des relations entre art et politique dans le canton de Vaud.

Philippe  Kaenel

 


[0] Ces périodiques sont disponibles en ligne sur  : https://scriptorium.bcu-lausanne.ch/page/home

[1] Anonyme, «République des arts et des lettres», Album de la Suisse romane, 1848, p. 15-16.

[2] David Kunzle,  The History of the Comic Strip. The Nineteenth Century, Berkeley, Los Angeles, Oxford, 1990.

[3] Philippe Kaenel, «Cent cinquante ans de presse satirique illustrée», in Sylvio Corsini (dir.),  Le livre à Lausanne. Cinq siècles d’édition et d’imprimerie 1493-1993, Lausanne, Payot, 1993, pp. 191-200 ; Philippe Kaenel, «Pour une histoire de la caricature en Suisse», Nos monuments d’art et d’histoire, 42, 1991, p. 403-442. Sur la réception de l’œuvre de Grandville et Daumier en Suisse, voir Philippe Kaenel, «1830-1848 : la réception de l’œuvre de Daumier et Grandville en Suisse», in Christian-Marc Bosséno, Frank Georgi et Marielle Silhouette (dir.), Sociétés et Représentations, n° 10, décembre 2000, pp. 145-161.