Le dessin de presse est encore vigousse…
Le déclin de la grande presse satirique illustrée au XXe siècle a frappé non seulement la Suisse mais encore, pourrait-on avancer, l’Europe même. Jusque vers 1900, la distinction entre presse «sérieuse» ne recevant que des textes, et presse humoristique, mondaine ou populaire illustrée, était clairement établie Aujourd’hui, le dessin de presse, le dessin «éditorial» notamment, a repris la fonction de commentaire graphique et satirique. Il est le fait de dessinateurs soumis parfois à des contrats d’exclusivité, ou du moins étroitement liés aux journaux qui absorbent leur production et utilisent les caricaturistes comme une forme de marque, de branding, allant jusqu’à placer les dessins à la « une ».
La presse illustrée satirique n’est toutefois pas morte. En Suisse allemande, Der Nebelspalter a réussi sa mue numérique après un passage à vide dans les années 1990, qui a failli mettre fin à l’entreprise, sous la pression du nouvel environnement médiatique. En 1998, le tirage tombait à mille exemplaires. Depuis il publie dix numéros par an et compte environ vingt mille abonnés
La Suisse romande se caractérise par un dynamisme caricatural remarquable, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Elle a vu naître une série de journaux dans les années 1970, inspirés de Charlie Hebdo ou Métal Hurlant : contestataire, reprenant le modèle des publications alternatives et occasionnelles, comme les fanzines et autres graphzines : du mensuel La Tuile dans le canton du Jura (2500 exemplaires), à La Pilule (entre 1970 et 1974), en passant par Le Mépris ou La Pomme (1973, 1974) ou encore la Marge, autour du libraire et éditeur Rolf Kesselring.
Plus récemment, un journal satirique illustré, homologue du Nebelspalter, a vu le jour en Suisse romande. En décembre 2009, Vigousse. Le petit satirique romand a repris le flambeau du bimensuel lausannois de gauche et antimilitariste Le Semeur (1991-1992), inspiré par l’exemple parisien du Canard enchaîné, avec une équipe de dessinateurs composée entre autres d’Yves Giroud (né en 1943) et Henri Meyer (né en 1952). Saturne a connu le même sort que Le Semeur en 2006, après deux ans, faute de revenus publicitaires.
C’est Barrigue, le fils du dessinateur français Piem (Pierre Georges Marie de Barrigue de Montvallon, né en 1923) qui a lancé le journal avec des humoristes proches de la radio et du théâtre. Tiré entre dix et quinze mille exemplaires, Vigousse se calque sur le modèle de Charlie Hebdo et du Canard enchaîné. Parmi les collaborateurs pour les images, signalons (entre autres) Mix & Remix, Plonk et Replonk (Hubert et Jacques Froidevaux), spécialisés dans les photomontages comiques, ainsi que trois femmes : Bénédicte Sambo-Thiémard (Bénédicte a succédé à Burki dans 24 heures), Corinne Rey (Coco, Française, de l’équipe de Charlie Hebdo) et Caroline Rutz (Caro).
L’année suivant sa création, le journal comptait près de six mille abonnés et trois mille exemplaires vendus en kiosque. Au lendemain de l’attentat de Charlie Hebdo, en janvier 2015, Vigousse a triplé ses ventes. Ce phénomène conjoncturel signale toutefois le fait que, depuis quelques années, jamais le dessin de presse satirique n’a été aussi présent sur la scène médiatique, principalement depuis l’affaire dite des « caricatures de Mahomet », qui a profondément divisé l’opinion publique et suscité nombre de malentendus et de manipulations, principalement par le biais de leur diffusion via internet.
Tandis que le statut de journaliste donne aujourd’hui aux caricaturistes une légitimité professionnelle nouvelle, le champ connaît des mutations profondes avec l’arrivée des journaux gratuits, le monopole des grands groupes de médias (comme Edipresse et Tamedia) et surtout avec les possibilités offertes par l’édition numérique. Par ailleurs, les expositions et les festivals se sont multipliés ces trente dernières années. La caricature, comme la bande dessinée, sont devenus « populaires », à défaut d’être encore « reconnus ». Depuis les années 1970, les manifestations internationales et helvétiques (salons, biennales, etc.) se sont multipliées. Les villes de Berne ou de Morges (VD), par exemple, organisent régulièrement l’une des expositions collectives substantielles, assorties de catalogues, d’autres des salons regroupant les dessinateurs de presse, surtout en Suisse romande. Bâle dispose d’un Cartoonmuseum, créé en 1979, au sein duquel les dessinateurs romands sont bien représentés. Il n’en demeure pas moins exceptionnel que des caricatures franchissent la porte des musées des beaux-arts en Suisse.
Comme partout, se pose la question de la préservation et de la patrimonialisation de ces œuvres, et plus globalement des fonds d’atelier d’artistes qui appartiennent à l’histoire de l’art et des médias et sont constitutive de notre héritage culturel. Un morceau de cette histoire est consultable sur la plate-forme Scriptorium de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, librement accessible depuis le web. Alors qu’est posée la question des archives de la photographie de presse, il est urgent de se poser aujourd’hui la question de la place du dessin de presse dans la mémoire collective locale, régionale mais aussi nationale.
Philippe Kaenel