Le dessin de presse à partir des années 1960
Au cours du XXe siècle, une partie des caricaturistes va tendre vers le pôle journalistique, et finalement s’assimiler à cette profession. En Suisse romande, ce mouvement s’est accéléré depuis les années 1960. Nombre de dessinateurs se sont chargés de reproduire dans les principaux organes de la presse romande, les traits des personnalités politiques ou de l’actualité. De ces pratiques émergentes se dégagent une nouvelle génération de dessinateurs de presse.
Deux dessinateurs s’inscrivent au cœur de cet élan, déplaçant le métier de caricaturiste à celui de dessinateur de presse : André Paul, alias Paul-André Perret (né en 1919) et Urs, alias Frédéric Studer (1926-2005). Tous deux ont souvent fourni des dessins de presse allusifs et ludiques, sans légendes. Bien qu’André Paul fournissait régulièrement des caricatures à la presse, il travaillait comme indépendant, collaborant avec plusieurs titres. De la même manière, Urs illustrait ses propres livres, et rêvait d’obtenir une reconnaissance artistique pour son œuvre dessinée en couleur et en grand format.
Tous deux sont des dessinateurs virtuoses, mais ils se distinguent radicalement dans leurs styles et leurs traits d’humour qu’on retrouve dans Le Bonjour de Jack Rollan, L’Illustré, La Tribune de Lausanne (Le Matin), 24 heures, Construire, La Gazette de Lausanne ou encore Paris Match.
André Paul : une figure de référence
Paul-André Perret, dit André Paul, est né au Locle le 27 décembre 1919. Il a étudié à l’école d’arts industriels de Bienne (1934-1937), pour ensuite monter à Paris afin de suivre la célèbre école nationale supérieure d’arts décoratifs (1939-1940). Toutefois son séjour sera écourté, puisqu’en juin 1940 les Allemands entrent dans la capitale.
À son retour à Bienne, il s’installe comme graphiste indépendant et commence sa carrière de dessinateur en illustrant des catalogues de grands magasins ou des campagnes publicitaires d’Omega. Ces dessins plutôt réalistes ne touchent pas encore le domaine de la caricature, comme ses premiers dessins de presse dans L’Illustré (1948-1952), qui contiennent la plupart du temps des histoires sentimentales. Ce n’est alors qu’à partir du jour où il fit la dernière page de L’Illustré qu’il put créer des dessins humoristiques.
En 1952, il rencontre Jack Rollan. Ce dernier le choisit pour illustrer le premier numéro de son journal Le Bonjour où il se fera remarquer par ses Victimes de la semaine. Il insérait astucieusement d’autres dessins au gré des colonnes écrites par Jack Rollan. Lorsque ce journal satirique prit fin, il entama une longue collaboration (1958-2000) avec La Tribune de Lausanne devenue Le Matin. Il publia une caricature tous les dimanches en première page de la rubrique « Le point de l’actualité », abordant ainsi tous sortes de sujets.
« La vulgarité du dessin incriminé a largement dépassé la tolérance que l’on accorde à chacun, et flétrit nos sentiments en faveur de notre général Guisan, en le chevauchant sur un pourceau. Cela me donne la nausée et je suis certain de ne pas être le seul à protester, vu les doléances étendues après cet exploit grotesque».
La critique fût démentie par la rédaction qui lui répond :
« La monture du général était la Suisse déguisée en cheval – et non en pourceau ! Interprété comme il devait l’être, le dessin d’André Paul ne pouvait passer que pour ce qu’il était : un hommage souriant et sans méchanceté ».
Une autre personnalité qui n’appréciait guère la façon dont il était représenté était le conseiller fédéral Georges-André Chevallaz (de 1974 à 1983). Il écrit une lettre à André Paul se plaignant de la manière dont est figuré. André Paul le montre ici éjecté du Conseil fédéral par son successeur, Jean-Pascal Delamuraz.
Le trait d’André Paul
Pour saisir des personnalités ou des événement spécifiques, André Paul devait rendre compte d’une situation complexe en quelques traits. Ses ouvrages illustrés lui ont permis d’aborder des thèmes généraux de société, en mettant souvent de la couleur pour « parler » politique, armée, religion ou gastronomie.
Les registres visuels d’André Paul s’apparentent à celle du dessinateur humoriste et peintre français Albert Dubout (1905-1976).
André Paul aime particulièrement donner vie à ses personnages en leurs offrant un décor des plus animé. Il créait ainsi des scènes humoristiques aux détails innombrables, à l’image de son ouvrage Humour gourmand, avec ses personnages aux traits torsadés, ouverts, et aux courbes dynamiques.
André Paul a également été comparé au dessinateur de presse anglais Ronald Searle (1920-2011). Leurs traits de crayon et leur façon de représenter les corps – notamment féminins – présentent de nombreuses analogies.
Par la spontanéité et la vivacité de son dessin, il confère à ses personnages une gestuelle et du mouvement. De plus, il détaille ses décors, octroyant ainsi une autonomie à ses œuvres. André Paul le dit lui-même : « Cherchez, vous verrez que les dessins de presse sans bulles sont de plus en plus rares. Pourtant, ce sont ceux que je préfère. Pour moi, un dessin est d’autant plus fort qu’il arrive à parler par de lui-même. Dans ce domaine j’aime beaucoup le travail de Steinberg[3] et de David Levine[4] »[5]. En effet, André Paul a développé un talent certain dans le domaine de l’évocation et de la synthèse graphique: le dessin se suffit à lui-même, rendant ainsi la légende superficielle. Dans l’humour d’André Paul, ce n’est pas forcément ce que veut dire l’artiste qui importe, mais avant tout c’est sa manière de le dire qui est particulièrement soignée.
L’humour noir (et blanc) d’Urs
Frédéric Studer, dit Urs est né le 26 mai 1926 à Muralto et décédé le 22 octobre 2005 à Renens. Il a fait un apprentissage de dessinateur-lithographe à Lausanne de 1944 à 1948.
En 1953, il publie ses premiers dessins d’humour dans L’Illustré et Paris Match, et dessine régulièrement dans le 24 heures. Il collabore également avec d’autres journaux suisses, principalement romands, comme Construire et La Gazette de Lausanne.
Il prend part à des expositions collectives à la galerie Entracte à Lausanne (1964-1965), ainsi qu’à l’exposition « Noir et Blanc » de l’école polytechnique de l’Université de Lausanne en 1965. En 1970, il reçoit le Prix international de l’humour à Montréal, puis en 1974 le Premier prix Hippocampe d’or à Vasto (Italie) et en 1979 le 1er Prix Knokke-Heist. Il a aussi publié plusieurs recueils de dessins notamment La fleur et le gibet (1959), 100 dessins d’Urs (1964) et Citations illustrées par Urs (2002) et illustrés des livres de divers auteurs.
En parallèle à ses dessins il pratiquait la peinture, sans cependant réussir à percer dans ce domaine. Selon lui, les dessinateurs humoristiques ne sont pas pris au sérieux, alors que « l’art n’est pas forcément ne pas être comique. L’art peut être comique ». [6]
Dans la tradition de Roland Topor (1938-1997), Urs joue volontiers avec les mots. Tous deux traitent leurs sujets avec cynisme et humour noir.
Sans doute Urs était-il enclin à voir le côté noir ou grinçant de la vie par expérience personnelle, lui qui vécut dans la pauvreté, laissé de côté par son père biologique, un riche entrepreneur zougois. Sa femme Stella fut atteinte de la tuberculose et il s’occupa d’elle pendant trente-cinq ans. Il se plaisait à dire : « l’humour, c’est la cigarette d’un condamné à vivre »[7]. Certains de ses traits d’humour noir rejoignent l’œuvre satirique de Martial Leiter (né en 1952). Leur humour était très incisif mais leurs tracés graphiques très différents. Leiter a exploré le potentiel des hachures croisées tandis qu’Urs a pratiqué un trait graphique linéaire et épuré qu’il a appliqué à des thèmes très divers comme la vie, la mort, les femmes, la politique ou l’armée, avec une certaine hauteur de point de vue.
Ses dessins humoristiques reposent souvent sur la répétition de traits graphiques ou de postures qu’il recontextualise dans d’autres situations, comme le montre le dessin et le motif de la tête penchée, anodine, puis décalée et comique sous d’autres points de vue.
Son humour graphique direct et incisif se passe de légende. Il parvient à condenser toute la problématique d’un sujet en quelques traits. Dans son ouvrage La fleur et le gibet (1959), il aborde la vie et la mort, autant de sujets universaux, invitant par l’image et l’humour à réfléchir à l’existence.
Urs, la caricature et l’art
Selon Urs, « on n’a pas besoin de dessinateur humoristique. Il y a des journaux sans dessin qui se vendent très bien ». Il ajoute : « on ne dit pas d’un médecin que c’est un rigolo. Un dessinateur humoristique c’est un rigolo »[8]. Dans Le Bonjour de Jack Rollan, Urs s’était mis en scène avec l’homme de théâtre et de radio Lova Golovtchiner. Ils deviennent « Chiffe et Mou », reconnaissables grâce à leurs coupes de cheveux. Dans un dessin, il s’imagine en train de peindre un pouce gigantesque. Dans un autre, il débat avec Lova Golovtchiner. « On est nuls », « On ne réussira jamais dans la bande dessinée », déclarent-ils avant d’être remis à l’ordre par l’éditeur, Jack Rollan.
Dessin, gravure, caricature, bande dessinée, peinture. Dans les divers genres et techniques qu’il a abordés, le style d’Urs est reconnaissable. « Sa vision du monde est organiquement liée à un réseau de lignes et de volumes que valorisent alternativement la plume et l’aquatinte, le crayon ou le burin »[9].
On retrouve des motifs centraux dans ses œuvres : l’homme au chapeau, la main de la femme en forme de pince, le talon aiguille, le nez pointu ou la morphologie longiligne de ses personnages. Ses peintures surréalisantes et biomorphes sont toutefois plus « libres » que ses dessins de presse ou d’illustration qui devaient viser à une certaine « lisibilité ».
Dans ses toiles, œuvres de grandes dimensions, Urs développe des idées aux allures d’enchevêtrements tentaculaires. Les couleurs et les contrastes explosent, détonnant ainsi avec ses dessins noir-blanc et la pudeur de leurs traits. Les grandes œuvres suggèrent d’avantage un monde en trois dimensions, néanmoins extrait de son univers de dessinateur. « Il y a des dessinateurs humoristes, pour employer le terme, qui peignent complétement différemment. Moi je fais des toiles humoristiques, qui devraient être drôles. C’est-à-dire que je fais des toiles réalistes, lucides, tel qu’on voit la vie. Des toiles qui reflètent les préoccupations premières de tous les gens au monde, sans exception. A ce moment-là, je les mets sur toile, car j’ai remarqué que les gens ont de la peine à accrocher au mur des toiles humoristiques, parce qu’ils croient que la vie c’est sérieux, alors qu’elle ne l’est pas du tout. Tout ce qui est sérieux on nous l’impose. De nature, nous ne sommes pas sérieux. »[10]
Nadège Piller
[1] Notons que le fax n’existait pas encore à cette époque. Source filmique : Paul Perret – dit André Paul, dessinateur (Films Plans-Fixes, 2010). Adresse : https://vimeo.com/146888131.
[2] Commentaire fait par un lecteur dans « La Tribune des Lecteurs » paru dans La Tribune du 9 septembre 1979.
[3] Saul Steinberg, né en 1914, est un dessinateur de presse roumain.
[4] David Levine, né en 1926, est un dessinateur de presse américain, connu pour ses caricatures et ses portraits charge.
[5] Cité par Martine Bernier, « André Paul continue à créer l’irrévérence », Générations Plus [en ligne], 1er avril 2005 (https://www.generations-plus.ch/?q=magazine/actualités/personnalités/andré-paul-continue-à-cultiver-lirrévérence).
[6] Citation tirée du film : Urs et le dessin (Krassimira Rad, 1971) (http://www.notrehistoire.ch/medias/65095)
[7] Dernière page de son livre : Citations illustrée par Urs, Lausanne, Presses de Nicolas Chabloz, 2002.
[8] Citation tirée du film : Urs et le dessin (Krassimira Rad, 1971).
[9] Jean-Louis Kuffer, « L’humour, l’amour en beauté », 24 heures, 21 septembre 2000, p.44.
[10] Citation tirée du film : Urs et le dessin (Krassimira Rad, 1971).