Le journal La Guêpe et le radicalisme autour de 1850
La Guêpe est un journal satirique en activité de février 1851 à janvier 1854 à Lausanne, tenu par un groupe de jeunes radicaux vaudois. Sa création remonte à un événement local opposant deux groupes de politiciens : les radicaux et les libéraux-conservateurs. En effet, « les feuilles satiriques surgissent comme des réponses à des situations politiques locales bien précises, et […] elles ont parfois de la peine à se convertir lorsque ces conditions changent »[1]. Dans le cas de La Guêpe il s’agit de la votation sur les incompatibilités électorales (séparation entre le statut de fonctionnaire et la fonction de parlementaire). Le gouvernement était alors dominé par des radicaux. La votation ne leur profite guère et La Guêpe, qui est de leur côté, perd ce combat le 6 avril 1851, date de la victoire des libéraux conservateurs sur les radicaux.
En dépit de cet échec, le bimensuel continue de paraître, offrant alors des articles et des planches qui vont de la satire des femmes savantes (les « bas-bleu » dont se moque au même moment Daumier dans la presse satirique parisienne) à la fête des Vignerons, en passant par le coup d’État du 2 décembre 1851 qui met au pouvoir Louis-Napoléon Bonaparte. La feuille poursuit avec des thèmes de société jusqu’au 9 janvier 1854, date de son dernier numéro.
Un journal, ses acteurs et ses lecteurs
Le bureau de La Guêpe était situé dans la Rue de Bourg à Lausanne. Les auteurs des articles ne sont la plupart du temps pas mentionnés, par souci de protection[2]. Le journal est tenu par quatre jeunes radicaux, parmi ceux-ci Ferdinand Lecomte (1886-1899) qui est également rédacteur au Nouvelliste vaudois et enseignant à l’École moyenne et industrielle de Lausanne. Il sera plus tard chancelier de l’État de Vaud et fera une grande carrière militaire et politique comme colonel de l’armée fédérale. On y trouve également Marc Rochat, éditeur et typographe et Pache, qui est l’imprimeur[3]. La Guêpe bénéficie également des dessins de François Bocion (1828-1890), de retour de l’atelier de Charles Gleyre à Paris[4].
Le numéro est constitué de quatre pages (format normal pour les années 1850[5]). Dans chaque numéro dès avril 1851 se trouve une lithographie. Mais auparavant, La Guêpe sort davantage de numéros, en raison de son programme politique contre les incompatibilités. La lithographie est toujours sur la troisième page, ce qui la rend visible au lecteur une fois le journal ouvert (certains parlent de la page la plus « accroche-œil »[6]). Ainsi, le lecteur obtient avec le journal non seulement trois pages avec des articles sur l’actualité principalement politique – votations, élections, etc. – mais encore il peut contempler une lithographie sur une page entière, réalisée principalement par Bocion.
Quelques témoignages attestent du succès rencontré par le journal. En effet le conseiller fédéral, Henri Druey (1799-1855) commande un certain nombre de numéros avec ce commentaire : « La Guêpe a des articles et des planches qui portent coup. […] Ce journal a fait de grands progrès ; il est marqué au coin de l’esprit et du bon sens : il doit réussir »[7]. La planche à propos de la fête des Vignerons témoigne également de sa réussite : « L’immense succès qu’a obtenu la publication de ce journal permet à l’administration d’offrir en prime, aux abonnés de cette année, gratis et franco jusqu’à la frontière, une belle lithographie, […]. »[8]. En outre, François Bocion réalise un album, L’Album de La Guêpe, qui est une compilation de ses lithographies de la première année d’activité du journal. Pourtant, le prix du journal est assez élevé : cinq francs fédéraux par an soit vingt centimes le numéro (en 1850, un ouvrier du textile à la campagne gagne en moyenne 1,50 francs par jour)[9].
La figure d’artiste et le modèle parisien
Bocion, devenu depuis lors célèbre grâce à ses peintures de paysages du Léman, est un artiste engagé dans la politique lausannoise avec un mandat de conseiller communal[10]. Il participe à la révolution radicale de Henri Druey en 1845 à Lausanne, révolution qui marque la prise de pouvoir des radicaux dans le canton de Vaud[11]. Durant son séjour à Paris, élève de Charles Gleyre (1806-1874), il adhère sans doute à l’idéologie républicaine véhiculée par des journaux satiriques français tel le Charivari[12] (fondé en 1832), au sein duquel travaille Honoré Daumier (1808-1879), qui accompagne l’abdication de Louis-Philippe puis la proclamation de la IIèmeRépublique.
Dès le premier numéro, La Guêpe a pour sous-titre : « Journal charivarique vaudois ». La filiation entre les journaux satiriques français et suisses est confirmée tant sur le plan esthétique que politique, car « […] la caricature n’a pas une identité nationale, mais elle met en scène, en image les identités »[13]. Le journal vaudois s’attachera également au coup d’État du 2 Décembre de Louis-Napoléon Bonaparte, qui verrouille la presse en France.
Gaël Itim
[1] Philippe Kaenel, «Pour une histoire de la caricature en Suisse», Nos monuments d’art et d’histoire, 42, 1991, p. 426, cité dans Olivier Meuwly, Histoire de la presse politique en Suisse romande au XIXe siècle, Gollion, Infolio, 2011, pp. 53-54.
[2] Olivier Meuwly, Sébastien Rial, Ferdinand Lecompte : 1826-1899 : journaliste, officier et grand commis d’état : actes du colloque du 1er décembre 2007, Lausanne, Cercle Démocratique, 2008, pp. 50-51.
[3] Georges Andrey, « François Bocion caricaturiste à « La Guêpe » et artiste engagé », Pour mémoire. Art et politique dans le canton de Vaud au XIXe siècle : une relation équivoque, actes du colloque de Lausanne du 8 novembre 2008, sous la direction d’Olivier Meuwly, Lausanne, Société d’Histoire de la Suisse romande, Cercle Démocratique, 2009, p. 22.
[4] Pour les éléments biographiques voir Béatrice Aubert-Lecoultre, François Bocion, Lutry, Marendaz, 1977.
[5] Olivier Meuwly, Sébastien Rial, op. cit., p. 53.
[6] Idem.
[7] Georges Andrey, art. cit., p. 24.
[8] La Guêpe, 28 mars 1851, disponible sur : https://scriptorium.bcu-lausanne.ch/page/home .
[9] Olivier Meuwly, Sébastien Rial, op. cit., p. 42.
[10] Ibid., pp. 13-15.
[11] Pierre-André Bovard , op. cit., pp. 11-17.
[12] Philippe Kaenel, « 1830-1848 : la réception de l’œuvre de Daumier et Grandville en Suisse », Sociétés et Représentations, 2000/2 (n°10), pp. 155-156.
[13] Philippe Kaenel, «Pour une histoire de la caricature en Suisse», Nos monuments d’art et d’histoire, 42, 1991, p. 403.