Projet de recherche

Le problème

            Dans le contexte actuel de la controverse du overtourism dans les villes européennes, polémique qui pourrait être exacerbée par le rôle de la mobilité humaine dans la crise sanitaire du Covid-19, l’argument du nombre est central. Cette controverse éclate avec l’émergence, à partir de 2015, de critiques, revendications et résistances des habitant·es de certaines villes européennes fortement touristiques à l’encontre du tourisme, s’opposant aux arguments et décisions de celles et ceux qui pensent que le tourisme est positif, voire nécessaire, notamment pour l’économie, devant être ouvertement renforcé et promu. Dans cette controverse, l’argument statistique est souvent mis en avant. Or, il se heurte à une certaine incapacité, dans les deux camps, de faire coïncider argument politique et argument statistique, dans un contexte où l’accroissement et l’hybridation des mobilités complexifient la lecture des chiffres du tourisme. Dans le même temps, de nouveaux dispositifs statistiques émergent, avec les données massives (big data) et les traces numériques ou téléphoniques, créant de nouveaux acteurs et de nouveaux services de la quantification. Avec la crise du Covid-19 où le tourisme se trouve momentanément arrêté, et où ses bénéfices comme ses nuisances se trouvent spectaculairement illustrées par leur disparition, on dispose d’un moment particulièrement propice pour étudier la manière dont l’argument statistique est utilisé pour débattre sur le overtourism.

Objectifs

1. Observer la manière dont l’argument statistique autour du tourisme est utilisé par les villes et par leurs citoyen·nes, que ce soit contre le overtourism ou en faveur du tourisme et de son développement.

2. Éprouver l’hypothèse de l’avènement de nouvelles formes de gouvernance touristique des villes (« smart cities » ou autres) lié au développement des big data.

Pour ce faire, nous étudions d’une part la production des chiffres mobilisés dans les controverses actuelles dans quatre villes européennes et, d’autre part, les usages politiques de l’argument statistique (pour la croissance du tourisme ? pour sa limitation voire sa décroissance ? contre le tourisme de masse ? contre certaines formes de tourisme ? comme levier électoral ?). Parmi les produits de ce travail, on aboutira à un inventaire inédit des sources de la production statistique sur le tourisme, utile à la connaissance du phénomène et qui pourra inspirer productrice·eurs et utilisatrice·eurs de ces chiffres.

Approche théorique et disciplinaire

           Du point de vue théorique, deux disciplines sont convoquées : d’une part, la sociologie de la quantification qui étudie les conventions et pratiques de « mise en nombre » dans une épistémologie constructiviste et leurs dimensions politiques (Desrosières, 2014) ; d’autre part, la géographie qui construit les villes touristiques comme objet scientifique mais qui étudie aussi les controverses autour du overtourism à travers l’entrée spécifique de la pertinence territoriale de la quantification (quartier, échelle, extension, etc.).

Études de cas : de la ville au Monde

Didier Descouens CC BY-SA

Venise

Venise est une des villes emblématiques du phénomène d’overtourism. Autour des grandi navi (grands bateaux de croisière), de l’afflux d’excursionnistes (day-trippers) et de l’achèvement de la muséification par le remplacement progressif des résident·es, la controverse bat son plein dans cette ville où le tourisme a une histoire longue d’au moins trois siècles.
Venise est aussi une des villes les plus avancées dans la réflexion sur la régulation et le contrôle des touristes. Caméras de surveillance et captage des données de téléphonie mobile alimentent déjà une smart control room pour la connaissance en temps réel des flux de touristes, et le projet longtemps débattu d’installer des portails aux entrées de la ville pour contrôler et gérer les flux des visiteur·ses semble sur le point de se concrétiser.

Mimihitam CC BY-SA

Lucerne

Parmi les grandes villes de Suisse, Lucerne est une des plus fortement et anciennement touristiques. La stratégie de croissance touristique s’est accélérée dans les dernières décennies, avec surtout une clientèle asiatique visée par d’importants efforts de marketing. Le débat sur le tourisme se concentre en particulier sur l’encombrement du centre-ville par les cars de touristes excursionnistes, et sur l’importance prise par le shopping de luxe, en particulier le commerce des montres.

JPLC CC BY-SA

Paris

Avec près de 30 millions de séjours touristiques par an pour la seule commune de Paris, et plus de 50 millions pour la « destination Paris-Île-de-France », Paris est souvent présentée comme la « capitale touristique du monde », c’est-à-dire la ville la plus visitée. La compétition qui l’oppose pour ce titre, à Londres surtout, est un cas intéressant pour l’étude des enjeux politiques du comptage des touristes, notamment sur le plan des catégories statistiques et géographiques utilisées.
Dans cette métropole majeure, à l’économie diversifiée, le débat sur l’overtourism concerne surtout certains quartiers centraux — à l’exemple du Marais — et se cristallise autour du rôle des meublés touristiques dans le remplacement de la population résidente et dans le renchérissement des loyers.

Frédéric Neupont CC BY-SA

Lyon

Par comparaison aux autres villes étudiées dans ce projet, Lyon n’est ni une destination touristique majeure ni une ville fortement spécialisée dans le tourisme. On n’y observe pour l’instant pas de débat notable sur l’overtourism. Mais la métropole investit de plus en plus dans le tourisme. Elle a notamment engagé des efforts dans la collecte et le traitement des données, en relation avec les partenaires locaux du tourisme, dans le but affiché de proposer une expérience touristique fluide et personnalisée. La ville s’est ainsi vu décerner un des premiers titres de « capitale européenne du smart tourism » en 2019 par la Commission Européenne.

Dispositifs statistiques nationaux : Italie, Suisse, France

Les systèmes statistiques nationaux forment un cadre qu’il est indispensable de prendre en compte pour comprendre la quantification du tourisme dans les villes. Dans les trois pays concernés, les institutions statistiques nationales publiques (Istat, OFS, Insee) produisent des chiffres sur le tourisme, mais selon des méthodologies qui diffèrent quelque peu, notamment dans la place qu’elles accordent aux deux modalités majeures identifiées par Desrosières, l’enquête et le registre. Les principales données produites portent sur les comportements touristiques et sur la fréquentation des hébergements commerciaux. D’autres institutions nationales peuvent concourir à la production de ces statistiques, en particulier les banques nationales et les ministères chargés de l’économie. En outre, les institutions publiques sont confrontées à l’émergence des entreprises du numérique et de la téléphonie mobile dans la production de données sur le tourisme, qui engendre des dynamiques de concurrence mais aussi de coopération.

Organisations internationales

Dans le contexte de benchmarking mondial, les indicateurs comparatifs sur les villes sont légion, publiés par de nombreux acteurs publics et privés. Le tourisme ne fait pas exception, et de multiples organisations proposent des indicateurs statistiques, y compris à l’échelle des villes : OMT, OCDE, Banque mondiale et Eurostat, mais aussi des opérateurs privés tels que le World Travel & Tourism Council (WTTC), la European Travel Commission (ETC), etc. La définition du tourisme y est souvent problématique ; les insuffisances et approximations des chiffres de l’OMT, notamment, sont notoires. L’agrégation des statistiques à l’échelle internationale pose les épineuses questions de la commensurabilité et de la coordination des protocoles de fabrication des statistiques. Le problème mérite une analyse fine des indicateurs, de la définition des variables, des pratiques de comptage des différentes organisations, et de la coopération technique dans le domaine.