Compte rendu de l’intervention de Joël Langonné (IMT Atlantique/Univ. Rennes I) dans le cadre du séminaire « Histoire culturelle des producteurs d’images » au Centre d’histoire et de théorie des arts (CEHTA), École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris.
Par Emmanuelle Paccaud (Université de Lausanne) et Nathalie Sebayashi (EHESS)
Lors de cette séance, Joël Langonné (ingénieur de recherche, IMT Atlantique, Rennes I) a présenté sa thèse, soutenue en 2016. Ayant pour objet la presse régionale, et plus précisément le quotidien breton Le Télégramme et l’univers professionnel de ses collaborateurs, cette thèse se propose aussi d’étudier le journalisme régional au prisme du monde social.
Avant-propos : le journal régional, une affaire collective
Joël Langonné souligne d’emblée le fil conducteur de son travail, qui repose sur la dimension collective du journal, notamment entre typographes et journalistes secrétaires de rédaction (SR). C’est en ce sens qu’il décrypte les pratiques ordinaires du journalisme, bien qu’il soit question ici d’une médiation qui va bien au-delà du domaine du journalisme. Ainsi, la « pré-presse », phase d’entre-deux entre la rédaction et l’impression qui correspond à la fabrication du journal, répond à des règles de composition entre les typographes, qui « dessinent » le journal en mettant en forme l’information, et les secrétaires de rédaction. Tandis qu’un agencement entre professionnels et machines permet d’élaborer des processus éditoriaux, la multitude d’acteurs qui font quelque chose au journal font aussi quelque chose à sa publication : dans sa matérialité, le journal traduit ainsi les volontés des collaborateurs qui le façonnent.A propos des secrétaires de rédaction, Joël Langonné précise que s’il s’agit, d’un point de vue juridique, de journalistes à part entière (ils possèdent une carte de presse), le titre de journaliste leur est souvent refusé du fait qu’on les considère davantage comme des ouvriers. Evoquant d’importants jalons de l’histoire du journalisme français – la loi Brachard (1935), relative au statut professionnel des journalistes, puis l’introduction de la carte de journaliste – Joël Langonné rappelle qu’en cas de litige, un patron de presse doit en principe des indemnités de journaliste à un-e secrétaire de rédaction.
Le Télégramme, terrain d’expérimentation de la typographie dans les années 1970
Le quotidien breton Le Télégramme, au sein duquel il a aussi travaillé, est au coeur de la thèse de Joël Langonné. Fondé au milieu des années 1940, ce journal permet de saisir les changements qui marquent l’univers professionnel des secrétaires de rédaction et des typographes durant les années 1970, une décennie qui voit d’une part se chevaucher deux principaux moyens d’impression ; d’autre part émerger goût pour l’expérimentation autour de la typographie et de mises en page non conventionnelles. C’est précisément à travers ces démarches que typographes et secrétaires de rédaction collaborent pour monter des pages d’information locale d’un genre nouveau.
En ce qui concerne l’impression du journal, Joël Langonné explique que dans un premier temps, Le Télégramme est imprimé au plomb. Tandis que la composition de plombs au linotype 2
(composition chaude) perdure jusque vers 1977 environ, elle est ensuite supplantée par l’impression offset : la « une » et la « der’ » de couverture sont systématiquement photocomposées à l’aide d’une machine (lumitype ou photocomposeuse).
Joël Langonné explique ensuite comment se développe, dans le Télégramme, une pratique connue aujourd’hui de tous les typographes : l’insert d’une page (recto simple) dans laquelle les ouvriers du livre expérimentent la photocomposition par l’ajout de « marbres », soit du texte composé et mis de côté. Traitant généralement de sujets non liés à l’actualité, ces « marbres » permettent de remplir une page en cas d’urgence. Ces essais graphiques représentent alors des efforts de mise en page tournés vers la forme et non pas le fond : les hiérarchies classiques de la mise en page ne sont plus respectées, ce qui a parfois pour conséquence que les titres s’annihilent en étant trop proches, que les photographies et dessins provoquent des carambolages de sens incongrus ou que les textes ne créent qu’un « gris typographique ». Mais c’est aussi une mise en page volontairement farfelue qui peut être créée, par exemple au moyen de titres verticaux rognant sur des photos, de rapports textes-photos improbables, ou encore à travers l’insertion de poèmes (notamment de la poétesse bretonne Anjela Duval). Tandis que la typographie perd son statut de médiateur lisible d’un texte, la page devient, en l’absence de hiérarchie graphique, une sorte de « lorem ipsum ». En définitive, en créant des pages qui ne ressemblent pas au reste du journal et en choisissant d’être plus entreprenants techniquement, quitte à s’affranchir des nombreuses règles qui définissent la bonne lecture d’une page, l’équipe du Télégramme collabore autour d’une démarche qui s’oriente davantage vers le goût de la typographie expérimentale que du journalisme classique. Tandis que secrétaires de rédaction et typographes s’amusent au détriment du journalisme, cette liberté formelle aura pour effet de rendre notoires ces rarissimes pages du Télégramme dans le milieu des ouvriers typographes.
Méthodologie / In Vino Veritas
Citant le sociologue Antoine Hennion (2004) à propos des Mondes de l’art d’Howard Becker1, Joël Langonné définit sa démarche comme une proposition de cartographie des interstices et des zones éphémères dans le processus de production d’un journal – un peu à la manière dont les territoires inconnus ou dangereux sont représentés dans la cartographie médiévale, par la mention « Hic sunt dracones ». Il explique ensuite que son analyse de ceux qui « font » le Télégramme s’est déployée autour de trois pistes de réflexion : « qui fait quoi ? » ; « qui fait quoi, comment ? » ; « qui fait quoi, comment, et à partir de quelles connexions ? ».
1 « Aucune définition n’est définitive, […] aucune frontière n’est un front stable, […] aucun principe ne résiste à une activité où tout dépend et où l’on s’arrange ». Antoine Hennion, “Howard S. Becker, Art Worlds, 1982” [compte-rendu], Vibrations. Musiques, médias, société, [No thématique Métissage et musiques métissées], 1985/1, pp. 196-198.
En premier lieu, Joël Langonné interroge un « qui fait quoi ? » interactionniste, qui propose de penser cet univers professionnel comme un « monde social » (Strauss, 1992 ; Becker, 2006). Une première étape est la distribution des tâches aux acteurs, qui se coordonnent selon des conventions (Becker, 2006). Viennent ensuite les traductions personnelles, dans la perspective pour les exécutants de s’approprier chacune de ces tâches ; enfin les manières de décrire, de raconter ces opérations par ces mêmes exécutants – parfois en réinventant ce qui leur est prescrit. Joël Langonné constate que les interviewés proposent des réponses souvent très différentes, comme s’ils ne collaboraient pas au même journal.
Dans un second temps, c’est en se demandant « qui fait quoi, comment ? » que Joël Langonné appréhende le journal comme un médiateur entre un cadre organisationnel prescriptif et différents positionnements. Dans cette perspective, il s’intéresse à la dimension 3
« psychologique » des acteurs : leur contact et leur goût pour les choses, leur attachement et leur présence face au monde. Les secrétaires de rédaction sont les interlocuteurs principaux des correspondants locaux qui, deux fois plus nombreux que les journalistes, travaillent à la pige d’un territoire et font acheminer leurs textes à la rédaction dont ils dépendent. Leur coopération doit être entretenue par des liens de respect mutuel avec les secrétaires de rédaction. Quant à ces derniers, ils se doivent de préserver une relation cordiale avec les journalistes, les correspondants locaux et les ouvriers du livre. Joël Langonné précise que c’est en travaillant lui-même en tant que rédacteur, puis comme secrétaire de rédaction, qu’il a saisi à quel point la fabrication d’un journal dépend certes de professionnels connaissant leur métier, mais encore et surtout de l’entretien de bonnes relations entre les différents acteurs. Sociologiquement parlant, ces éléments occupent selon lui une place centrale dans la fabrication d’un journal : il est nécessaire au nouveau venu dans la chaîne de fabrication de se tenir au courant de ces particularités relationnelles pour ne pas perturber les équilibres coopératifs déjà mis en place ; quant au chercheur, il lui incombe de les deviner lorsque les acteurs ne se rendent pas compte de leur existence et de leur importance.
Enfin, en interrogeant « qui fait quoi, comment, à partir de quelles connexions ? », Joël Langonné s’intéresse notamment aux médiateurs et modèles dont les collaborateurs se réclament : la figure du « journaliste complet » pour les secrétaires de rédaction ; Gutenberg pour les typographes interviewés. Cette dernière piste de réflexion lui permet de conclure son intervention en proposant une ouverture sur les liens entre vin, imprimerie et dilettantisme. Vin et imprimerie partageant un attachement multiséculaire, Joël Langonné évoque le mythe de Gutenberg qui, rêvant d’un pressoir à vin, invente la presse typographique ; par ailleurs, il relève que le vin, lié à la noblesse du métier et à la création dans l’imaginaire des typographes, accompagne le moment de fête qu’est l’« accouchement de la rotative ». La grivoiserie et l’alcoolisme seraient au coeur du fonctionnement de tout atelier d’impression, milieu par ailleurs très misogyne : tous les moyens sont bons pour refuser l’entrée des femmes dans l’atelier, troisième entité contre laquelle les typographes ont lutté tout au long de leur histoire, après l’apprenti et la machine – des mains d’oeuvres peu chères représentant un danger à leurs yeux.
Pour aller plus loin :
– Joël Langonné, « L’impossible « dernier mot ». La maquette du journal : un outil partagé », Sur le journalisme, About Journalism, Sobre jornalismo [En ligne], Vol. 3, No 1-2014, mis en ligne le 15 avril 2014.
– Howard S. Becker, « Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme : tout (ou presque) est affaire de contexte », Communications, 71, 2001, pp. 333-351.
– Cynthia Cockburn, “The Material of Male Power”, Feminist Review, Vol. 9, Issue 1, 1981 [En ligne].