Les médias romands face à Tchernobyl

Julien Gasser, Nicolas Vannay et Nathan Veuthey

Introduction

Contextualisation

Au soir du lundi 28 avril 1986, un an après la désignation de Mikhaïl Gorbatchev à la tête de l’URSS, et quelques mois après qu’il ait promis une communication internationale plus transparente, l’agence de presse soviétique TASS1 annonce au monde entier qu’un « incident s’est produit dans la centrale nucléaire de Tchernobyl »: que s’est-il donc passé à Pripyat ?

L’histoire qui lie l’URSS au nucléaire n’est alors pas nouvelle. Pionnière dans le domaine de l’atome, elle développe et construit en 19542 l’un des premiers réacteurs civils et les fait ensuite proliférer. Nombre de ces centrales sont mises sur pied avec empressement, souvent au détriment des normes de sécurité3.

Durant la nuit du 25 au 26 avril, à la suite d’erreurs humaines et de mauvaises décisions, le réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl s’emballe, puis explose, soulevant son plafond de protection et exposant son cœur à l’air libre. On ne saisit pas encore l’ampleur de la catastrophe et les principaux responsables choisissent de taire leurs déboires : Mikhaïl Gorbatchev lui-même ne semble pas avoir vent de l’évènement.
Ce n’est que le dimanche 27 avril que les autorités, ayant enfin pris connaissance des faits, font intervenir l’armée et évacuent Pripyat. Dans les faits, les fumées de l’incendie ont emporté des particules radioactives dans l’atmosphère; le nuage a déjà atteint les pays scandinaves, qui seront les premiers à l’observer, et il s’apprête à déferler sur l’Europe et l’URSS4. Le 28 avril seulement, après que les pays nordiques ont fait part de leurs suspicions, Moscou se décide à sortir du silence. Les premières informations ne paraissent dans les journaux suisses et européens que le mardi 29 avril, quatre jours après l’explosion; durant les semaines suivantes, la presse occidentale n’a d’autre choix que de spéculer sur l’ampleur de la catastrophe ou de prendre son mal en patience.

Tchernobyl est le premier incident de la sorte en Europe. Face à la rétention d’information que pratique l’URSS, l’Occident se voit obligé de minutieusement jongler avec ses médias, ses populations, et le peu d’informations qu’il reçoit de l’URSS. En lisant et analysant des journaux d’époque, il est possible de comprendre comment les médias romands ont traité l’affaire dans un tel contexte et quel fût leur rôle dans une Suisse dénombrant alors quatre centrales sur son territoire et qui acceptera, cinq ans plus tard, un moratoire sur la prolifération de l’énergie nucléaire.
Quel impact le mutisme russe a-t-il eu sur le traitement de la catastrophe par la presse romande ? En quoi la manière dont les rédactions ont diffusé l’information diffère-t-elle de celle de leurs voisins européens5 ? Quel est le profil des interlocuteurs à qui ces quotidiens ont donné la parole? Et quel impact la catastrophe de Tchernobyl a-t-elle eu dans le traitement du débat sur l’énergie nucléaire en Suisse?

Corpus

Pour répondre à ces interrogations, nous allons travailler avec un corpus construit sur la base d’articles de presse de l’époque, et plus précisément sur des rédactions romandes comme la Gazette de Lausanne, le Journal de Genève, l’Express, l’Impartial et la Liberté6. Au vu des rebondissements qui ont rythmé la catastrophe, et la réticence soviétique à communiquer ouvertement, il fait sens de sélectionner un ensemble de parutions aussi large: cela nous permet d’analyser, par la comparaison, comment chaque rédaction a traité les informations importantes qui leur étaient, la plupart du temps, communes.

Le nombre d’articles étudiés étant important, il est nécessaire d’affiner le corpus à l’aide de mots-clés sélectionnés avec précaution. « Tchernobyl » constitue logiquement le nœud de cet ensemble, auquel se ramifient, selon les questions, des concepts décrivant l’énergie nucléaire au sens large. Ces données sont également limitées dans le temps, bornées par des événements majeurs dans le contexte étudié. Afin de bien saisir la dimension qu’avait la discussion sur le nucléaire en Suisse au moment de l’incident de Tchernobyl, les premiers articles que nous analyserons datent de 1975, année de l’occupation du chantier de la centrale nucléaire de Kaiseraugst par des militants antinucléaires, et pour lier correctement les tenants et aboutissants de la catastrophe avec le contexte de l’époque, nous avons décidé de retenir les articles publiés jusqu’à la fin de l’année 1991, celle de la chute de l’URSS.

Le paysage médiatique occidental de ces quelques décennies étant marqué par le clivage idéologique de la Guerre froide, notre analyse devra tenir compte des enjeux de cette situation, certaines rédactions ayant alors pu être tentées de juger l’accident par le biais de leurs prismes politiques propres. Les journaux romands se rangeant à gauche étant rares, il nous faudra être attentif à ce biais lors de l’interprétation d’un corpus de centre-droit oscillant entre neutralité, libéralisme, et conservatisme7.

Méthodologie

Structuration du corpus

L’histoire du nucléaire civil durant la deuxième moitié du 20ème siècle est vaste, et Tchernobyl en est l’une des balises incontournables. De ce fait, il est intéressant de constater quelle est la portée de cet évènement particulier dans un contexte mêlant enjeux énergétiques, politiques et idéologiques. Afin de lier la catastrophe avec le contexte de l’époque, la période d’intérêt est filtrée en sélectionnant les articles de cette période contenant les mots-clés “Tchernobyl”, “nucléaire” et les fautes d’OCR s’y apparentant (Tchernob, nobyl, nucléair, etc.). Les sous-corpus ont ensuite été séparés par mot-clé et par période chronologique en fonction de l’analyse voulue.  [Fig.1]

Figure 1 : Décomposition du corpus et lien avec les questions

Sur la base d’une classification hiérarchique descendante effectuée avec l’interface iramuteq [Fig. 2 et 3], nous avons pu extraire les topics principaux des deux sous-corpus afin de comprendre l’intérêt que les médias suisses ont porté à l’affaire, et au nucléaire en général. On y retrouve des évocations de l’accident en lui-même et de l’URSS, mais également de l’énergie, de la politique intérieure suisse, ou encore des préoccupations de la population. Ces classes nous ont permis d’organiser nos questions au sein d’un corpus conséquent et de les lier avec les sous-corpus adéquats. [Fig. 1]

Figure 2 : Dendrogramme du sous-corpus “nucléaire”
Figure 3 : Dendrogramme du sous-corpus “Tchernobyl”

Questions et outils

Impact du mutisme russe sur la presse romande

Notre premier sujet d’étude concerne la gestion du mutisme et des communications succinctes de l’URSS par les rédactions romandes.  Pour conduire cette recherche, nous avons porté notre attention sur le sous-corpus “Tchernobyl”. Le ton employé dans les articles est étudié avec un outil d’analyse des avis pour comparer les lignes éditoriales des différents journaux ainsi que leur évolution dans le temps. Le sous-corpus est séparé entre les périodes pré- et post-1989, date à partir de laquelle la perestroïka permet une plus grande diffusion des informations, afin de mesurer l’impact de la retenue des informations sur les rédactions [Fig. 1]. Pour effectuer l’analyse, reprendre un algorithme d’analyse de sentiment n’était pas adapté à notre corpus à cause de son manque de spécificité. Nous avons donc développé un nouvel outil d’analyse d’avis dont le but est d’identifier à quel point les articles sont favorables ou non au nucléaire. Cet outil découpe le corpus en intervalle de temps régulier et cherche toutes les phrases contenant “nucléaire” dans l’ensemble des articles de l’intervalle. Ensuite, l’outil recherche dans ce corpus de phrases des mots clés ayant une connotation positive ou négative, comme “renoncer”, “conserver” ou “mis en service”, ainsi que les variations de ces mots clés et la présence éventuelle d’une négation. La liste des mots clés a été établie par un pointage qualitatif manuel sur les phrases extraites de 250 articles.

Tableau 1 : Exemple des mot-clés utilisés par l’algorithme d’analyse d’avis

Par exemple, dans un ensemble de phrases dans lequel tous les marqueurs de [Tab. 1] auraient été détectés, l’avis résultant serait de +2, soit la somme de tous les avis. Ce texte serait donc connoté légèrement en faveur du nucléaire. Évidemment, il n’est pas possible d’établir une liste exhaustive de toutes les manières d’exprimer un avis. Cependant, notre liste permet d’analyser environ 80% des avis. Il est possible de détecter les références à des pays avec cet outil, permettant ainsi de filtrer plus finement le sujet des phrases. L’outil termine par compter le nombre d’avis positif et négatif pour établir une valeur numérique. 

Cette technique présente quelques limites : il n’est pas certain que le sujet de la phrase soit bien le nucléaire, et il n’est pas possible de vérifier que tous les marqueurs y fassent effectivement référence. Pourtant, une analyse des résultats à montré que les avis étaient correctement attribués sur la plupart des phrases, avec un taux de 35 avis détecté sur 100 articles. Ce taux, en apparence assez faible, est pourtant intéressant car certains articles rapportent les informations sans exprimer d’avis et certains avis sont difficiles à détecter automatiquement.

Les personnalités citées par les médias

Nous avons ensuite jugé pertinent de nous attarder sur les interlocuteurs auxquels les médias ont à l’époque décidé de donner la parole. Nous avons ancré notre analyse sur le sous-corpus “nucléaire” et ses descendants afin de tenter d’observer une évolution du profil des personnes appelées à s’exprimer sur le nucléaire. Nous l’avons, dans un premier temps, observé et questionné sous le prisme d’experts et de personnalités scientifiques de l’époque triés manuellement parmi les entités nommées les plus détectées par impresso. Si cette analyse nous a permis de tirer des conclusions intéressantes sur la répartition de la parole à l’époque, il nous a néanmoins fallu faire attention à plusieurs pièges : la sous-représentation des scientifiques dans le domaine politique, l’existence d’autres médias qui ne sont pas inclus dans nos recherches, la non-exhaustivité de notre liste d’experts, ou encore, d’un point de vue pratique, les problèmes de reconnaissance d’entités nommées dont souffrent parfois les outils que nous avons utilisés.

Tchernobyl et le débat sur le nucléaire

Par la suite, nous nous sommes concentrés sur le débat à propos de l’énergie nucléaire en Suisse afin de mesurer l’impact de l’accident de Tchernobyl sur celui-ci en utilisant les outils de la question précédente, même s’il est difficile à quantifier via l’opérationnalisation des près de cinquante mille articles du sous-corpus “nucléaire”. Une analyse de sentiments est possible mais nécessite une sélection minutieuse de mots-clés respectivement associés aux pro- et aux anti-nucléaires, et cette méthode ne différencie pas forcément l’opinion du titre de presse et celui des intervenants s’y exprimant. Cette étude est articulée autour des dates-clés du débat sur le nucléaire.

Comparaison avec les médias des pays voisins

Enfin, nous avons tenté de comparer notre corpus, réduit aux semaines succédant directement l’accident, à des journaux et articles issus d’autres pays européens, mais cela s’est avéré très laborieux. La difficulté d’accès aux archives concernées et l’absence d’outils d’agrégation et de recherche similaires à impresso dans les pays voisins en sont les principales raisons. Nous nous sommes donc penchés sur une solution alternative et avons tenté de comparer qualitativement les informations transmises dans les titres de presse de notre corpus avec les archives du Monde, rare journal francophone dont les archives sont numérisées et disponibles de manière exhaustive, en espérant y observer des variations intéressantes vis-à-vis de notre corpus suisse-romand de centre-droit. Malheureusement, les outils de recherche des archives du Monde sont trop rudimentaires et pas assez complets. Aucune information n’est fournie sur le nombre d’articles, leur numéro de page ainsi que leur longueur. Nous avons donc dû nous rendre à l’évidence que même une analyse qualitative et manuelle sur une courte période n’était pas réalisable.

Il est important de garder à l’esprit que lors de l’analyse, le nombre d’articles traités est considérable et peu filtré. Par conséquent, une partie de ce corpus est relativement brute et contient des articles qui ne sont pas réellement en lien avec la thématique de la présente étude, ce qui peut avoir une influence non négligeable sur les résultats trouvés.

Analyse

Impact du mutisme russe sur la presse romande

Figure 4 : Analyse des avis en 1986, sous-corpus Tchernobyl

Les graphiques de [Fig.4] présentent les résultats de l’analyse des avis associés au nucléaire pour les articles contenant “Tchernobyl” et comportant une référence à l’URSS, d’avril à novembre 1986. Plus l’avis est négatif, c’est-à-dire antinucléaire, plus il est rouge foncé. A l’inverse, plus l’avis est favorable au nucléaire, plus il est vert foncé. On constate que les rédactions n’ont pas accordé la même importance au sujet, ni le même ton. La Liberté, l’Impartial et l’Express évoquent Tchernobyl et le nucléaire soviétique avec un avis le plus souvent négatif. Le Journal de Genève se montre plus prudent dans les deux premiers mois, avec un avis négatif moins prononcé que les autres rédactions. Sur ces graphiques, on reconnaît plusieurs dates correspondant à des annonces de l’URSS ou des manifestations : 3 juin, 17 août ou 10 octobre. Par exemple, le 10 octobre, l’URSS annonce la suspension de la construction des nouveaux réacteurs de Tchernobyl, relançant la question de la sécurité des centrales nucléaires, ce qui se traduit par un fort sentiment négatif dans notre corpus.

Figure 5 : Nombre d’articles par jour en 1986, sous corpus Tchernobyl

Avec la [Fig. 5], on peut voir que l’intensité des sentiments mesurés par l’outil d’analyse n’est pas forcément corrélée avec le nombre d’articles. Cela est dû au caractère très tranché de certains articles, qui compensent l’impact du nombre d’articles sur l’intensité mesurée. Les barres de tolérance de la [Fig. 4] mettent en évidence les fortes divergences de point de vue sur un sujet.Suite à une catastrophe comme Tchernobyl, il est compréhensible que la tendance soit au pessimisme concernant le nucléaire. C’est également une période pendant laquelle ont eu lieu de nombreuses manifestations antinucléaires, qui sont régulièrement évoquées dans la presse. Cependant, dans le contexte de la Guerre froide, les médias occidentaux ont facilement eu tendance à adopter un discours péjoratif à l’encontre de l’URSS. Notre corpus ne comportant pas de journaux de gauche ou communistes, nous n’avons pas de point de comparaison pour le ton des articles. On peut cependant distinguer que le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne sont “plus neutres” que les autres. Le graphique suivant permet d’observer si la tendance négative se poursuit dans les années suivant la catastrophe.

Figure 6 : Analyse des avis entre 1987 et 1991, sous-corpus Tchernobyl

La [Fig. 6] montre que, bien que les avis négatifs demeurent prédominants, ils sont plus équilibrés. De plus, malgré une plus grande transparence de l’URSS dans les années avant sa chute, le sujet de Tchernobyl ne reviendra jamais à la Une. Selon l’analyse de Kate Brown, cela peut s’expliquer par la politique de l’AIEA, l’agence onusienne de promotion de l’énergie nucléaire, qui vise à décourager toute étude montrant une image négative des conséquences de la catastrophe. Le nombre d’études étant réduit et se concluant régulièrement par l’absence de problème, cela n’engendre que peu d’actualité et par conséquent peu d’évocation dans les médias.

Les personnalités citées par les médias

Pour mieux comprendre les dynamiques d’influence qui pesaient alors sur les rédactions romandes lorsque leur venait l’idée d’évoquer le nucléaire dans leurs articles, il est intéressant de se pencher maintenant sur les personnes dont elles avaient l’habitude de citer les noms, et d’en analyser les caractéristiques : politiciens, scientifiques, américains, russes, etc.

L’outil que nous avons utilisé pour créer les [Fig.7 à 11] compte le nombre de fois qu’une personne est citée dans un corpus donné (en tenant compte des erreurs d’OCR ou de coquilles grâce à la « distance de Levenshtein »), et en tire aussi la date médiane – par rapport à tous les articles comprenant le nom de l’individu – à laquelle elle a été citée.

Alors même que l’on parle de « nucléaire », il faudra attendre 1986 pour voir apparaître dans nos résultats des scientifiques et des personnes ayant un rapport direct avec la discipline (Hans Blix étant, par exemple, le directeur de l’AIEA de l’époque), un fait d’autant plus intrigant lorsque l’on a conscience de la multiplication et de la prise d’envergure des mouvements anti-nucléaires en Suisse tout au long des années 70 et 80.

Bien que le groupe “Action non-violente de Kaiseraugst” organise déjà en 1973 l’occupation du chantier éponyme, jusqu’à pousser les autorités à l’abandonner en 1975, et que d’autres organes comme le “Comité d’action contre la centrale nucléaire de Gösgen” de 1975, ou plus simplement comme le nouveau “Parti Écologiste Suisse” – apparu en 1970 – organisent, durant ces décennies, marches et manifestations antinucléaires de manière régulière et répétée, aucun leader ou représentant de ces mouvements ne s’impose réellement dans un paysage journalistique romand d’ordinaire assez objectif.

En effet, les politiciens semblent y posséder un monopole, et les dynamiques de pouvoir de l’époque, opposant américains et soviétiques, y sont indéniablement pour quelque chose : en regardant [Fig.7], on peut remarquer que plus de 50% des cités ont eu un rôle important à jouer pour un camp, ou pour l’autre. Il est par ailleurs intéressant et possible d’observer, grâce à [Fig.11] un intérêt toujours grandissant porté par les rédactions aux politiciens suisses : alors que ceux-ci occupent 20% de nos résultats sur [Fig.8], ils en occupent 42.3% sur [Fig.10]. Enfin, il est amusant de noter la présence de Jean-Paul II sur [Fig.7-8], preuve certaine de l’influence qu’exerçait le pape alors au niveau international, et porte d’entrée pour comprendre le rôle du Vatican dans la société de l’époque.

Figure 7 : Personnes les plus citées, sous-corpus “nucléaire” (1975 à 1991)
Figure 8 : Personnes les plus citées, sous-sous-corpus “nucléaire” 1 (1975 à 1986)
Figure 9 : Personnes les plus citées,  sous-corpus “nucléaire” 2 (1986)
Figure 10 : Personnes les plus citées, sous-sous-corpus “nucléaire” 3 (1987 à 1991)
Figure 11 : Distribution et appartenance des personnes les plus citées, par sous-corpus

Tchernobyl et le débat sur le nucléaire

Pour ce qui concerne la question de l’impact de Tchernobyl sur le traitement du débat sur le nucléaire, il est surtout intéressant d’étudier en priorité les articles publiés autour des moments marquants de la question du nucléaire, de l’occupation de Kaiseraugst en 1975 au moratoire sur la construction de nouvelles centrales en 1990, en passant par les échecs d’initiatives et de référendums divers dans l’intervalle, les périodes de votations étant en effet un terreau favorable à l’émergence du débat sur l’atome et par conséquent des occurrences de la catastrophe de Tchernobyl dans celui-ci. Les analyses quantitatives des corpus ont en effet permis de remarquer que le nombre d’articles évoquant le nucléaire augmente significativement autour de ces dates-clés [Fig. 12]. L’analyse de la longueur totale des articles évoquant le nucléaire ainsi que le nombre d’entre eux publiés en “Une” confirment cette relation [Fig. 13], on peut en effet voir que les dates-clés (en rouge) sont corrélées à des pics de mention du nucléaire.

Figure 12: Répartition mensuelle des articles du sous-corpus “nucléaire”
Figure 13 : Longueur totale des articles et nombre de Unes par mois pour le sous-corpus “nucléaire”

L’étude du sous-corpus “Tchernobyl” permet également de voir que le nombre de “Unes” et la longueur des articles liés à la catastrophe sont importants immédiatement après la catastrophe mais perdent en intensité au fil des mois. L’accident de Tchernobyl a remis au premier plan le débat durant les quelques mois qui l’ont suivi, avant de sombrer progressivement dans l’oubli à l’exception d’un léger regain d’intérêt au moment des votations de septembre 1990.

Figure 14 : Longueur totale des articles et nombre de Unes par mois pour le sous-corpus “Tchernobyl”

L’analyse des sentiments sur l’intégralité du sous-corpus “nucléaire” permet de visualiser que, malgré des différences de ton entre chaque titre de presse de notre corpus sur l’intervalle de temps étudié, tous montrent une tendance vers un ton plus négatif lors de l’évocation du nucléaire à partir de la catastrophe de Tchernobyl, avec des pics négatifs particulièrement intenses dans les mois qui suivent directement l’événement [Fig. 15]. Cependant, cette tendance est à nuancer car elle débute déjà au début des années 1980, avant l’incident, au moment où les mouvements antinucléaires et pacifistes prennent de l’importance et mènent à la création du Parti Écologiste Suisse en 1983.

Figure 15 : Analyse des sentiments de 1975 à 1991, sous-corpus “nucléaire”

Conclusion

L’analyse faite de ces différentes rédactions romandes et de leurs lignes éditoriales nous permet ainsi de tirer plusieurs conclusions. Tout d’abord, il est clair que la masse d’articles qu’elles ont publiée a fortement été rythmée par les événements forts de l’époque, qu’il s’agisse de votations, d’actions politiques, de manifestation, ou, évidemment, de l’accident de Tchernobyl.

Ces épisodes ont non seulement exercé une influence sur le sentiment que ces journaux ont exprimé vis-à-vis du nucléaire et des politiques suisses qui lui furent liées, mais ils ont aussi conditionné, couplés au contexte géopolitique de l’époque, les intervenants et individus qui sont apparus dans ces sujets. A la manière d’une spirale, ces articles ont alors alimenté une discussion politique en Suisse gravitant autour du nucléaire, un débat qui, à son tour, fut source d’événements marquants, notamment de moratoires hostiles au développement du nucléaire civil dans le pays.

Il est enfin pertinent de s’attarder un peu sur les outils numériques qui nous ont amenés à ces conclusions, qu’il s’agisse de leurs forces ou de leurs faiblesses. Ils ont la capacité de passer en revue et de traiter d’immenses quantités de données en un temps record, cependant il est nécessaire d’interpréter leurs résultats avec un certain recul. Au-delà de leurs limites explicites que nous avons déjà pu explorer dans notre analyse, il est important de comprendre qu’ils contribuent fortement à faire disparaître le particulier. En effet, l’analyse générale qu’ils effectuent ne nous donne au final qu’un aperçu superficiel de la matière dont ils se nourrissent, il faut donc être minutieux lors du choix et de la délimitation de cette matière, et lors de l’interprétation de cette analyse. Il faut regarder ces chiffres pour ce qu’ils sont – des quantités descriptives – et faire attention à ne pas les sur-interpréter.

Notes de bas de page

  1. Frédéric Boillat, 26 avril 1986, le jour où Tchernobyl a traumatisé l’Europe, rts.ch/info, 2016
  2. B.A. Semenov, « L’énergie nucléaire en Union soviétique », Energie d’origine nucléaire, AIEA Bulletin Vol. 25 n°2, 1983, pp.47-59
  3. IRSN, « Les déchets radioactifs résultant de l’accident de Tchernobyl », 1986-2021 – Tchernobyl, 35 ans après, 2021
  4. IRSN, Accident de Tchernobyl : déplacement du nuage radioactif au dessus de l’Europe entre le 26 avril et le 10 mai 1986, 2021
  5. Anna Triandafyllidou, The Chernobyl accident in the Italian press: a ‘media story-line’, Discourse & Society, 1995, Vol. 6 No. 4, pp. 517-536
    et  Anne-Claude Ambroise-Rendu,« La catastrophe écologique de Tchernobyl : Les régimes de fausseté de l’information », Le Temps des médias, Paris: Nouveau Monde éditions, 2018, pp. 152-173
  6. Les archives de ces journaux sont recueillies sur le portail impresso (v2.8.1) qui permet l’accès aux metadata de titres de presse.
  7. Alain Clavien, La presse romande, Lausanne: Editions Antipodes, 2017
  8. Pierre Ratinaud, http://www.iramuteq.org/
  9. AIEA : Agence Internationale de l’Energie Atomique
  10. Kate Brown, Tchernobyl par la preuve, Arles: Actes sud, 2021
  11. La Distance de Levenshtein permet de calculer la distance orthographique entre deux mots.

Bibliographie

Anna Triandafyllidou, The Chernobyl accident in the Italian press: a ‘media story-line’, Discourse & Society, 1995, Vol. 6 No. 4, pp. 517-536

Anne-Claude Ambroise-Rendu, « La catastrophe écologique de Tchernobyl : Les régimes de fausseté de l’information », Le Temps des médias, Paris: Nouveau Monde éditions, 2018, pp. 152-173

Roger et Bella Belbéoch, “Quelques éléments pour un bilan”, Tchernobyl une catastrophe, 1993

Alain Clavien, La presse romande, Lausanne: Editions Antipodes, 2017Kate Brown, Tchernobyl par la preuve, Arles: Actes sud, 2021

Egalement consultés

BOILLAT, Frédéric. “26 avril 1986, le jour où Tchernobyl a traumatisé l’Europe.” rts.ch, 26 avril 2016, https://www.rts.ch/info/monde/7639179-26-avril-1986-le-jour-ou-tchernobyl-a-traumatise-leurope.html . Consulté le 1 décembre 2021.

SEMENOV, B.A. “L’énergie nucléaire en Union Soviétique.” AIEA BULLETIN, vol. 25-2, 1983, pp. 47-59, https://www.iaea.org/sites/default/files/25204744759_fr.pdf

IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire). “1986-2021 – Tchernobyl, 35 ans après.” irsn.fr, mai 2021, https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-accidents-nucleaires/accident-tchernobyl-1986/tchernobyl-35-ans/Pages/0-Tchernobyl-35-ans-apres-sommaire.aspx . Consulté le 1 décembre 2021.

World Nuclear Organisation. “Chernobyl Accident 1986.” world-nuclear.org, mai 2021, https://www.world-nuclear.org/information-library/safety-and-security/safety-of-plants/chernobyl-accident.aspx . Consulté le 1 décembre 2021.IRSN. “Accident de Tchernobyl: déplacement du nuage radioactif au-dessus de l’Europe entre le 26 avril et le 10 mai 1986.” irsn.fr, https://www.irsn.fr/FR/popup/Pages/tchernobyl_video_nuage.aspx . Consulté le 1 décembre 2021.