L’effort de guerre: la place accordée aux femmes dans les actualités

Contextualisation et Problématique

Le 21 mai 1940, en pleine Seconde Guerre mondiale, le président de la Confédération, Marcel Pilet-Golaz, s’adresse au peuple suisse. A travers ce discours, le président révèle une vision particulière de la nation qui en exclut les femmes, se limitant à s’adresser spécifiquement aux « Confédérés, les Suisses, ses frères »[1]. Cette omission souligne un manque de reconnaissance du rôle joué par les femmes dans le contexte particulier de la guerre, constat déjà exprimé de nombreuses fois par l’Association suisse pour le suffrage féminin. Un an auparavant, l’Association avait déploré ce manquement en déclarant dans une lettre envoyée aux membres du Conseil national et du Conseil des États que « tout pays qui refuse, en temps de guerre, la collaboration de la moitié de sa population, se conduit déraisonnablement. »[2] En effet, la Suisse se démarque de ses pays voisins qui à la veille de la guerre sont déjà nombreux à avoir accordé le droit de vote aux femmes. En reconnaissant leur « statut déjà établi de citoyennes à part entière »[3] ces pays ont ainsi permis aux femmes de s’impliquer plus pleinement à l’effort de guerre.

Malgré l’absence de la reconnaissance des droits civiques des Suissesses, qui ne seront pleinement accordés qu’en 1971, ces dernières ne sont pour autant pas restées en marge de l’effort de guerre ; bien au contraire, elles y ont activement participé. Aussi, le 27 janvier 1940, soit quelques mois à peine avant le discours du président, le Service Complémentaire Féminin (SCF) a été créé. On compte un peu plus de vingt mille Suissesses enrôlées jusqu’à la fin de la guerre, dont trois milles mobilisées permanentes par an. S’il constitue un pas important pour les femmes, nous devons toutefois noter que le SCF se détache difficilement de son aspect “auxiliaire”, vu par beaucoup comme un simple moyen de libérer des hommes pour les troupes. En dehors du domaine militaire, c’est principalement dans le secteur tertiaire que l’on retrouve le plus de femmes. En 1941, elles sont ainsi « plus de trois cent mille […] dans les services, […] deux cent mille dans l’industrie et les métiers, et […] trente mille dans l’agriculture »[4]. Ainsi, les Suissesses, à l’instar de leurs voisines européennes, représentent une main d’œuvre précieuse pour pallier aux postes laissés vacants par la mobilisation des hommes. En France, cette contribution a été reconnue par l’octroi du droit de vote aux femmes en 1944. Si le gouvernement suisse a lui aussi profité du soutien économique et politique des Suissesses, au sortir de la guerre, celles-ci ne seront pour autant pas récompensées par les mêmes droits que leurs compatriotes. Cette période de l’histoire marque par conséquent une époque de contradictions pour les femmes suisses : à la fois invisibilisées, ou du moins mises en marge, et à la fois indispensables: la nation n’aurait pas pu se passer de leur présence. Il est de plus capital de noter que la forme de cette participation reste limitée par les rôles traditionnellement
reconnus comme féminins. Ainsi, que ce soit en tant qu’ouvrières, soldates ou paysannes, les différentes fonctions que les femmes suisses peuvent occuper ne semblent respectées que tant qu’elles ne s’éloignent pas réellement du rôle de mère, d’épouse ou de femme au foyer.

C’est dans ce contexte particulier que nous inscrivons notre travail. En faisant usage de deux journaux suisses romands, le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne, il est ainsi question d’établir quelle place médiatique est occupée par les femmes en temps de guerre. Cette analyse s’articule en deux axes de recherches principaux :

  1. Aquel point les femmes sont-elles mentionnées dans ces deux journaux de la presse suisse romande durant la guerre ? Quelle place médiatique occupent-t-elles en comparaison avec le reste des articles publiés ? Comment cette place évolue-t-elle tout au long du conflit ?
  2. Lorsque l’on mentionne les femmes, quelles thématiques leur sont généralement associées ? Quelles thématiques retrouvons-nous lorsqu’il est à la fois question de la guerre et des femmes ? Quelles thématiques, enfin, peut-on distinguer au regard de l’ensemble des articles s’adressant directement aux femmes ?

Méthodologie

Corpus et sous-corpus

Le corpus initial que nous avons sélectionné pour notre travail regroupe l’ensemble des articles issus du Journal de Genève et de la Gazette de Lausanne, couvrant la période du 1er janvier 1939 au 31 décembre 1945 présent sur la plateforme Impresso. Sur la base de ce corpus, nous avons ensuite constitué quatre sous-corpus distincts.

Le sous-corpus A regroupe l’ensemble des articles où les mots-clés femme ou femmes apparaissent (l’ajout de la forme plurielle permettant de générer un nombre significativement plus élevé de résultats), en excluant les termes feuilleton et roman. Lors des premières analyses de Reinert effectuées via Iramuteq, nous avons remarqué la présence assez fréquente de classes lexicales correspondant à des épisodes de feuilleton ou plus largement à des textes de nature littéraire. Si ce genre d’articles n’est pas totalement dénué d’intérêt, nous avons toutefois préféré réduire partiellement leur nombre à travers ce filtre. Le sous-corpus B comprend les articles incluant le mot femme (ou femmes) et le mot guerre, en excluant feuilleton et roman pour les mêmes raisons. Le troisième sous-corpus C englobe tous les articles faisant mention du Service Complémentaire Féminin (ou S.C.F). Enfin, le sous-corpus D englobe toutes les “Pages de la Femme” de la Gazette de Lausanne (qui est nommée “Page des dames” jusqu’en 1939 et devient “Souvent femme varie” dès janvier 1945).

Problèmes rencontrés et limites du travail

Pour ce dernier sous-corpus, notre intention initiale était de regrouper également les “Pages Féminines” du Journal de Genève à l’aide d’un script python. Toutefois, il ne semble pas exister de pattern clair qui nous permette d’extraire ces dernières. Le Journal de Genève faisant souvent mention de “pages féminines” dans des publicités pour la revue Curieux, la recherche par mot-clé s’est donc aussi avérée difficile. Il n’a pas non plus été possible d’extraire les “Pages de la Femme” de la Gazette de Lausanne en filtrant notre recherche par mot-clé, le titre de ces pages n’étant malheureusement pas reconnu par l’OCR. Il a donc été nécessaire de passer par un script python pour extraire les pages qui, comme l’indique le journal lui-même, sont censées paraître chaque dernier jeudi de chaque mois, en troisième page. Nos premières analyses de Reinert ont toutefois indiqué des classes lexicales bien trop éloignées du contenu habituel de ces pages, nous menant ainsi à constater qu’un grand nombre de mois n’en incluait en réalité aucune. Ce sous-corpus nous paraissant toutefois central à notre travail, nous avons décidé de sélectionner chaque “Page de la Femme” manuellement en inspectant en inspectant toutes les éditions du jeudi de chaque mois. La Figure 1 propose un récapitulatif du corpus et de ses sous-corpus.

Nous reconnaissons plusieurs limites à notre sélection, la première étant qu’elle n’englobe pas plus de variété au niveau des journaux choisis. De plus, le nombre réduit d’articles dans les sous-corpus C et D rendent difficile les comparaisons avec le reste du corpus. Nous restons toutefois persuadées de leur pertinence, en notant que leur volume limité est en lui-même potentiellement révélateur de certaines tendances liées à la place attribuée aux femmes durant
cette période.

Figure 1. Récapitulatif du corpus et sous-corpus

Analyses, résultats et interprétation

Notre projet de recherche se déroule en deux phases principales, chacune visant à élucider différentes dimensions de la place laissée aux femmes par les deux journaux.

Première Phase : évaluation quantitative de la présence des femmes

Dans le cadre de nos premières analyses, nous avons cherché à quantifier et à comparer la présence des femmes dans le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne de la période mentionnée. Nous avons abordé cette tâche à travers une analyse comparative des sous-corpus A et B en relation au corpus principal. L’objectif de cette première phase est double : d’une part, il s’agit de quantifier la place concrètement attribuée aux publications faisant mention des femmes, en considérant à la fois le nombre d’articles et leur placement en première page ou non. D’autre part, il est question d’examiner l’évolution de cette visibilité au fil du temps durant la période sélectionnée. L’ensemble de ces mesures initiales fournit un aperçu général de l’espace médiatique occupé par les femmes dans les deux journaux et permet ainsi de répondre à nos premières questions de recherche visant à déterminer à quel point les femmes sont mentionnées durant la guerre, et quelle place médiatique elles occupent en comparaison au reste des articles publiés. Ainsi, comme le dévoile la Figure 2, les sous-corpus A et B représentent respectivement 4,8% et 1,3% des publications totales entre le 1er janvier 1939 et le 31 décembre 1945. Concernant les publications se retrouvant en première page, le sous-corpus A correspond à 7,4% du nombre d’articles à la une sur la période mentionnée. Le sous-corpus B quant à lui n’atteint que 3,8% sur la totalité des articles en première page. La Figure 3 illustre ces derniers résultats.

Figure 2. Comparaison du nombre d’articles publiés entre 1939 et 1945 (A et B)
Figure 3. Comparaison du nombre d’articles en première page entre 1939 et 1945 (A et B)

Afin de mesurer l’évolution de la place occupée par les femmes durant le conflit, nous avons ensuite considéré les sous-corpus A et B d’année en année. Ainsi, comme le démontre la Figure 4, c’est en 1945 que nous retrouvons le plus d’articles mentionnant à la fois les femmes, et les femmes en association avec la guerre. Selon la même logique, la Figure 5 met également en avant l’évolution des sous-corpus A et B selon la proportion d’articles se trouvant en première page. Les années 1944 et 1945 représentent des points culminants en termes de volume d’articles.

Figure 4. Comparaison de la proportion d’articles publiés de 1939 à 1945 (A et B)
Figure 5. Évolution du nombre d’articles en première page de 1939 à 1945 (A et B)

Comme dit précédemment, les sous-corpus C et D se démarquent par leur volume réduit. La Figure 6 illustre l’évolution du sous-corpus C tout au long du conflit- cette fois-ci, c’est l’année 1944 qui marque le pic de publication d’articles mentionnant le SCF. De plus, sur l’ensemble des 62 articles que comprend le sous-corpus C, seulement 2 se retrouvent en première page. Concernant le corpus D qui représente lui aussi un cas particulier, nous noterons tout d’abord que sur les 62 pages censées paraître, seulement 17 pages ont été publiées. Enfin, puisque les “Pages de la Femme” apparaissent exclusivement en troisième page du journal, la presence en une n’est pas un aspect mesurable du sous-corpus D.

Figure 6. Évolution du sous-corpus C (SCF) de 1939 à 1945

Peu de place laissée aux femmes

Les résultats obtenus indiquent que les femmes ne semblent pas constituer une préoccupation centrale pour le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne. En effet, même en additionnant les résultats des sous-corpus A et B, seulement 6,1% de l’ensemble des publications mentionnent les femmes et/ou la guerre. De plus, moins d’un quart de la totalité des articles parus en première page, soit 11,2%, évoquent ces dernières. Ce constat suggère non seulement que les femmes ne sont pas souvent associées aux discussions sur la guerre, mais aussi que leur représentation reste généralement marginalisée. En outre, ces résultats nous révèlent que les articles traitant des femmes et/ou de la guerre ne sont que très rarement considérés comme étant suffisamment importants pour figurer parmi les premières informations présentées aux lecteurs. Si l’on compare les Figures 4 et 5, il est possible de remarquer que, proportionnellement, les articles en première page mentionnant les femmes et/ou la guerre sont plus fréquents par rapport à l’ensemble des articles traitant des femmes. Si nous prenons l’année 1945 par exemple, sur toutes les publications en première page faisant mention des femmes, 53% de celles-ci mentionnent également la guerre. En comparaison, pour la même année et concernant les publications qui paraissent sur toutes les pages évoquant les femmes, seulement 31% de celles-ci traitent aussi de la guerre. Toutefois, ce phénomène reste principalement explicable par le contexte de la guerre qui de manière générale se retrouve plus facilement en première page. Finalement, le volume global des publications reste l’élément le plus révélateur de cette première phase, qui démontre le peu de place accordée aux femmes dans le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne.

Une évolution mitigée

Concernant l’évolution du traitement médiatique des femmes tout au long du conflit, celle-ci demeure stable. Si le nombre d’articles traitant des femmes et/ou de la guerre augmentent, passant de 2’589 articles en 1939 à 2’695 en 1945, cette augmentation reste indéniablement modeste. De plus, comme le démontre le Tableau 1, cette hausse est proportionnelle à celle observée pour le volume global d’articles publiés. Le sous-corpus A conserve ainsi une proportion constante de 5% par rapport à l’ensemble des articles, tandis que le sous-corpus B passe de 1% au début de la guerre à seulement 2% à son terme.

1939194019411942194319441945
A5,05%4,97%4,79%4,64%4,47%4,72%5,01%
B1,02%1,51%1,24%1,33%1,17%1,45%1,59%
Tableau 1. Évolution de la proportion d’articles entre 1939 et 1945 (A et B)

Pour les articles parus en première page, le Tableau 2 confirme une tendance stable, avec une hausse de moins de 2%pourchaque sous-corpus entre le début et la fin de la guerre. Une fois de plus, ces augmentations se démarquent surtout par leur impact limité.

1939194019411942194319441945
A7,16%6,39%6,89%7,09%7,23%8,30%8,91%
B3,05%3,56%3,21%3,67%3,76%4,70%4,73%
Tableau 2. Évolution de la proportion d’articles en première page de 1939 à 1945 (A et B)

Nous pouvons ainsi établir à partir de ces résultats que, au-delà du fait que les femmes occupent peu de place dans les deux journaux, ce statut ne semble pas avoir évolué de manière significative au cours du conflit, et ce malgré leur implication indéniable dans l’effort de guerre. En effet, comme nous l’avons noté dans notre introduction, les femmes ont constitué une main d’œuvre essentielle pour compenser l’absence des hommes mobilisés. Si leur soutien aussi bien politique qu’économique n’a pas été récompensé par l’obtention de droits civiques, les femmes suisses ne semblent avoir bénéficié que d’une reconnaissance médiatique moindre.

Deuxième Phase: analyse thématique approfondie via Iramuteq

Le second axe de notre recherche s’articule autour d’une analyse thématique plus approfondie en utilisant le logiciel Iramuteq. Nous appliquons spécifiquement la méthode de classification de Reinert pour dégager des mondes lexicaux distincts au sein des différents corpus. Les sous-corpus A et B continuent de jouer un rôle central dans cette phase, nous permettant de déceler les motifs et les thématiques couramment associées aux femmes (et aux femmes en association avec la guerre). Ainsi, la Figure 7 met en évidence les différentes classes au sein du sous-corpus A. Nous avons décidé de rassembler les classes 1, 2 et 5, sous un même groupe intitulé « Politique et Conflit ». Ces trois classes ont en effet en commun le fait qu’elles regroupent des mots relatifs à la guerre et à l’État. Les classes 3 et 4 constituent deux groupes distincts, nommés respectivement « Nature » et « Culture », reflétant les domaines spécifiques qui leur sont associés. La Figure 8 se concentre sur les classes associées au sous-corpus B. Selon une logique similaire, nous avons séparé ces classes en trois groupes. Les classes 2, 3 et 5, appartiennent au même groupe « Politique et Conflit », tandis que la classe 1 représente le groupe « Famille » et la classe 4, le groupe « Culture ».

Figure 7. Analyse de Reinert du sous-corpus A (femme)
Figure 8. Analyse de Reinert du sous-corpus B (femme + guerre)

La Figure 9 illustre les différentes classes lexicales trouvées pour le sous-corpus C. Nous distinguons à nouveau trois groupes. Les classes 3, 4 et 6, constituent le groupe « Gouvernance et Économie », les classes 1, 2 et 5, quant à elles, sont respectivement associées aux groupes « Humanité et Inspiration », « État du conflit », et « Armée ». Finalement, la Figure 10 illustre les classes du dernier sous-corpus D, qui chacune représente un groupe distinct que nous avons nommé,suivant l’ordre numérique, « Famille », « Travail », « Mode » et « Cuisine ».

Figure 9. Analyse de Reinert du sous-corpus C (SCF)
Figure 10. Analyse de Reinert du sous-corpus D (Page de la femme)

Patrie, Culture et Famille

A partir des analyses de Reinert nous pouvons premièrement noter au sujet du sous-corpus A, que le groupe “Politique et Conflit” domine sur l’ensemble des classes lexicales identifiées avec 51,8 %. Les groupes “Culture” et “Nature” correspondent quant à eux respectivement à 26,9% et à 19,3% de ces classes. De ces résultats, nous pouvons ainsi déterminer que, bien que le volume d’articles faisant mention des femmes reste proportionnellement faible par rapport à l’ensemble des publications, plus de la moitié d’entre eux se concentrent sur des thématiques liées au conflit. Les groupes “Culture” et “Nature”, quant à eux, révèlent que les articles mentionnant les femmes semblent également traités de domaines liés à l’art (“artiste”, “ beau”, “vie” représentant les principales formes actives du groupe « Culture ») ou à la nature (avec comme principales formes actives “petit”, “soleil”, “œil”). Le groupe “Nature” est particulièrement digne d’intérêt car il rappelle l’importance accordée à la paysannerie suisse durant la guerre dont le plan Wahlen constitue l’expression la plus emblématique. A ce propos, Monique Pavillon met en évidence le fait que, dès les années 30, la femme paysanne suisse est élevée en véritable symbole patriotique. En effet, elle explique que :

« […] la paysanne rassemble sur son image des enjeux qui transcendent sa propre condition. Et tout d’abord, parce que sa fonction incarne la possibilité, devenue exceptionnelle, de concilier travail et famille. D’autre part et ce dès les années vingt, les autorités helvétiques, les élites et la presse cultivent une version archaïsante des activités féminines rurales dont les représentations édulcorées ou folkloriques rejoignent rapidement l’éventail des emblèmes privilégiés par une culture politique conservatrice et autoritaire. Avec pour conséquence de marquer durablement et en profondeur la mentalité helvétique. »[5]

Il serait ainsi possible de voir dans le groupe “Nature” une expression de cette idéalisation de la paysannerie ou plus précisément de la figure de la paysanne. Cette observation est toutefois difficile à confirmer. En effet, la nature des textes associés à ce groupe reste ambiguë, comme le démontre la génération de certains segments de textes caractéristiques liés à ce groupe :

« sous un soleil de plomb les pieds enfouis dans cette terre qui absorbe si bien la chaleur d’où sa prompte fertilité des hommes se démènent le torse nu beaucoup portent un béret brun garni d’un petit aigle blanc » (GDL, 07.02.1942)

« aperçoit une jeune personne devant la fenêtre une jolie fille aux cheveux d’un blond argenté aux grands yeux clairs elle porte une blouse bleue et le contemple comme un enfant qui regarde un tigre dans sa cage » (GDL, 02.12.1939)

Il serait difficile de rattacher ces segments à un genre textuel spécifique. Comme notre méthodologie le précise, les sous-corpus A et B ne contiennent pas les termes roman et feuilleton, permettant d’éviter les articles de nature purement littéraire. Par conséquent, en se basant sur ces segments, nous pouvons soit conclure que la classe lexicale qui leur est associée reflète effectivement une emphase mise sur la nature et possiblement la paysannerie, soit que le sous-corpus A nécessite un affinage supplémentaire. Quoi qu’il en soit, de l’analyse thématique du sous-corpus A, nous pouvons surtout retenir que les thématiques les plus fréquentes ont un lien étroit avec le conflit et plus généralement la politique.

Des tendances similaires apparaissent pour le sous-corpus B. Le groupe “Politique et Conflit” correspond ainsi à 56,6% de l’ensemble des classes lexicales. En comparaison au sous-corpus A, il comprend plus d’aspects spécifiques à la gestion interne de la nation suisse, particulièrement évidents dans la classe 3 (“conseil”, “fédéral”, “président”). Les groupes “Art” et “Famille” correspondent respectivement à 21,8% et à 21,7% du reste des classes lexicales. Nous pouvons noter le lien étroit entre le groupe “Art” et “Culture” du sous-corpus A. Dans les deux cas, ces groupes semblent principalement liés à des articles mentionnant des événements culturels tels que des sorties de films. De plus, le groupe “Famille” révèle lui aussi des tendances développées dans notre contextualisation soulignant notamment le rôle important de la mère de famille. Des sous-corpus A et B, nous pouvons ainsi mettre en évidence le fait que lorsque les articles mentionnant les femmes et/ou la guerre ne font pas référence au conflit et aux sujets qui lui sont associés, le domaine familial et la culture en générale sont les thématiques les plus couramment associées à la population féminine.

Pour le sous-corpus C, le groupe “Politique et Gouvernance” correspond à exactement 50% de l’ensemble des classes lexicales trouvées. Nous pouvons également noter l’absence de classes lexicales se rapprochant des groupes “Art”, “Culture”, “Nature” et “Famille” des sous-corpus précédents. Cet aspect pourrait potentiellement indiquer une volonté du SCF de s’établir au-delà de certains rôles traditionnellement féminins, ou du moins de mettre l’accent sur une participation active à l’effort de guerre en tant que membre à part entière de la nation. Sur ce point, le sous-corpus D contraste fortement avec le sous-corpus C. En effet, le groupe “Famille” correspond à lui seul à 46,9 % des classes lexicales, les groupes “Cuisine” et “Mode” se rattachant également fortement à des domaines traditionnellement associés aux femmes. Avec seulement 16,4% le groupe “Travail” montre une certaine importance accordée aux femmes en tant que force de main-d’œuvre, mais cette représentation demeure mineure en comparaison au reste. Le sous-corpus D, qui comprend les “Pages de la femme”, montre ainsi que les thématiques qui y sont principalement abordées ne s’éloignent absolument pas des domaines traditionnellement rattachés aux femmes. Alors que l’analyse thématique des autres sous-corpus montre une part importante laissée au conflit et à la politique, cette part disparaît complètement lorsqu’il s’agit de s’adresser directement aux Suissesses. Les Figures 11 à 15 fournissent des exemples d’articles couramment trouvés dans ces pages

Figure 11. Article tiré de la “Page de la femme” (septembre 1942)
Figure 12. “La Page des dames” avant le début de la guerre (avril 1939)
Figure 14. Article tiré de la “Page de la femme” (septembre 1943)
Figure 13. Article tiré de la page “Souvent femme varie” (juin 1945)
Figure 15. Article tiré de la “Page de la femme” (septembre 1942)

Les analyses de Reinert effectuées sur les différents sous-corpus dévoilent ainsi que les thèmes les plus fréquemment associés aux femmes dans le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne en temps de guerre concernent avant tout le conflit et la politique. Lorsque ces sujets ne sont pas abordés, la culture et la sphère familiale prennent le relais comme thèmes privilégiés. Le sous-corpus C, associé au SCF, présente toutefois une volonté certaine de se démarquer de ces thématiques. En opposition à cela, le sous-corpus D révèle que les articles spécifiquement dédiés aux femmes restent, au contraire, fortement ancrés dans une vision très conservatrice et traditionnelle du rôle de la femme.

Avantages et limites de la recherche

Les avantages que nous décelons dans cette recherche résident principalement dans la possibilité d’identifier des tendances et des patterns plus larges que l’aurait permis une analyse textuelle classique. Par exemple, la distance permise par les analyses Reinert a mis en évidence une importance particulière accordée à la culture par rapport aux femmes, point qui n’a pas forcément paru saillant lors de nos lectures sur le sujet de notre recherche. De plus, une approche quantitative permet de mieux cerner l’évolution de ces tendances au fil du temps. Toutefois, notre recherche se voit malgré tout limitée, notamment quant au contexte associé à tous les articles compris dans les sous-corpus. Cet aspect entraîne par conséquent une perte inévitable de certaines subtilités. Une autre limite à ce type de recherche est liée aux données elles-mêmes. En effet, comme il a été mis en évidence au début de notre travail, notre corpus se limite à deux journaux francophones d’orientation politique semblable. Par conséquent, les conclusions établies à partir de celui-ci reste potentiellement peu représentatives de l’ensemble des tendances de la presse de l’époque

Conclusion

Notre travail sur la place laissée aux Suissesses durant la Seconde Guerre mondiale révèle une présence de celles-ci qui reste très marginale. Malgré une couverture limitée, qui souvent ne s’affranchit pas des rôles traditionnellement assignés aux femmes, notre analyse démontre qu’une des thématiques principales leur étant associées garde tout de même un lien avec la politique et le conflit. De plus, malgré la présence de ces thématiques, son impact se voit
également atténué par le nombre globalement très limité d’articles mentionnant les femmes. Le traitement du SCF souffre des mêmes limitations, mais se distingue par une volonté de s’établir en tant que soutien réel à la nation. Les pages féminines mettent en lumière le maintien d’une vision plutôt limitée des domaines associés aux femmes. Finalement, nous pouvons conclure qu’on parle peu des femmes dans ces journaux durant la guerre, et lorsqu’il est question de s’adresser à elles spécifiquement, les sujets se limitent à la mode, la cuisine ou la famille.

Références

[1] Lotti, Ruckstuhl. Vers la majorité politique. Histoire du suffrage féminin en Suisse. Ed. Association suisse pour les droits de la femme et Interfeminas. 2007, p.51.

[2] Monique, Pavillon. « Les femmes suisses face à la Deuxième Guerre mondiale », Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol.93, no.1, 2009, p. 55.

[3] Lotti, Ruchstuhl. op.cit., p.48.

[4] Ibid., p.50

[5] Monique Pavillon, op.cit., p. 50

Bibliographie

Bourgeois, Daniel. La presse suisse pendant la Deuxième Guerre mondiale. Lausanne : Formation continue des Journalistes, 1983.


Christe, Sabine, & al. Au foyer de l’inégalité. Lausanne : Antipodes, 2005.


Du Bois-Trauffer, Elisabeth &al. Le Service complémentaire féminin, 25 ans d’existence. Zürich: Atlantis Verlag, 1964.


Pavillon, Monique. Les Immobilisées. Lausanne : Éditions d’en bas, 1989.


Pavillon, Monique. « Les femmes suisses face à la Deuxième Guerre mondiale », Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol.93, no.1, 2009, pp.49-59.


Regard, Fabienne et Neury, Laurent. Mémoire d’une Suisse en guerre : la vie… malgré tout, Yens sur Morges : Cabédita, 2002.


Ruckstuhl, Lotti. Vers la majorité politique. Histoire du suffrage féminin en Suisse. Ed. Association suisse pour les droits de la femme et Interfeminas. 2007.


Studer, Brigitte. La conquête d’un droit : le suffrage féminin en Suisse (1848-1971). Neuchâtel : Livreo-Alphil, 2002.