Une information corsetée: les traces laissées par la censure dans la presse suisse pendant la Seconde guerre mondiale

Gabriel Dehame, Jeanne Robert, Jean-Daniel Rouveyrol

 

Introduction

Depuis l’inscription de la liberté de la presse dans la Constitution fédérale de 1848, celle-ci n’a été restreinte que durant les deux guerres mondiales (1). Dans les deux cas, cette restriction est principalement à mettre en lien avec la politique de neutralité de la Suisse, quoique l’appareil de censure semble plus restreint durant la première guerre mondiale. En effet, la Suisse devient un pays neutre internationalement reconnu en 1815, à l’occasion du congrès de Vienne. Avec la montée des courants fascistes en Europe – qui crée des réponses critiques dans les médias suisses – ce statut est remis en question, notamment par l’Allemagne, sur la base de la thèse de la “neutralité morale”. Celle-ci affirme que pour que l’État soit réellement neutre, il doit imposer cette neutralité à l’expression de sa presse (2). L’Allemagne fait donc pression sur la Confédération, tant par la voie médiatique que diplomatique, dès les années 30 (3). En effet, suite à de vives critiques du régime nazi dans la presse suisse-allemande, l’Allemagne interdit dès 1933 l’entrée de celle-ci sur son territoire. En 1935, des correspondants de la presse suisse à Berlin sont expulsés. Ces pressions continuent durant la guerre : en 1940, l’Allemagne tente d’imposer de changer certaines rédactions suisses et menace d’interrompre la transmission de nouvelles allemandes.

Sans que les autorités souscrivent à cette redéfnition de la neutralité, ces pressions les poussent à modérer l’expression de la presse suisse. Le 26 mars 1934 le Conseil fédéral publie un premier arrêté marquant le début de la censure (4). Cet arrêté prévoit des sanctions envers les journaux et périodiques dont les critiques menaceraient les relations internationales de la Suisse. Un véritable organe de surveillance de la presse (la Division Presse et Radio – DPR) est créé face au déclenchement de la guerre. Le 8 septembre 1939 le Conseil fédéral publie un nouvel arrêté, l’arrêté fondamental assurant la sécurité du pays en matière d’information (5). Ce dernier met le contrôle des médias sous la responsabilité de l’armée et est complété à plusieurs reprises au cours de la guerre, tant par des mesures de portée générale (Principes généraux du 6 janvier 1940, nouvel arrêté le 31 mai 1940) que des consignes portant sur des objets spécifques.

Cette réglementation n’introduit cependant pas la censure préalable (6), mais interdisent plutôt la divulgation de certaines informations, par exemple militaires, et les commentaires susceptibles de “compromettre la sécurité et la neutralité suisse” (7). La prise de position critique reste autorisée pourvu qu’elle soit mesurée et respectueuse. La censure porte donc autant sur le ton adopté dans les articles que sur leur contenu. Les journalistes et rédactions ne respectant pas ces consignes reçoivent des sanctions allant de l’avertissement personnel à la censure préalable, ou encore l’interdiction de publication temporaire (8). Cette réglementation reste en vigueur tout au long de la guerre, évoluant avec la situation géopolitique européenne, et les prescriptions sont progressivement assouplies, pour être finalement abrogées en août 1945.

Ce travail a pour objectif d’étudier l’impact du contrôle de la presse durant la guerre, au travers de trois axes. Un premier porte sur les sanctions prononcées lors du non-respect des consignes, l’objectif étant de les repérer dans le corpus. Dans un second temps nous nous pencherons sur le discours porté sur la censure elle-même. La question est de savoir si le sujet, lui-même objet de censure (9), est abordé dans la presse et comment. Pour finir, nous aborderons un événement particulier, la capitulation de la France de juin 1940, et son traitement dans la presse, au regard des consignes de la DPR.

Corpus

Nous avons décidé de nous concentrer sur la presse suisse francophone. La sélection des journaux a évidemment dépendu également des titres présents sur la plateforme Impresso. Les journaux compris dans notre corpus sont donc (répartis ici par affinités politiques (10)) :

  • La presse revendiquant la neutralité politique : L’Express (quotidien) ; ainsi que L’Impartial (quoti- dien) et L’Essor (bi-mensuel).
  • Les journaux de tradition libérale : La Gazette de Lausanne (plusieurs publications par jour), et le Journal de Genève (quotidien).
  • Les journaux officiellement afliés à, ou organe d’un parti politique : La Liberté (quotidien) pour le parti démocrate-chrétien ; le Confédéré (3 exemplaires/semaine) pour le parti libéral-radical valaisan.
  • Du côté socialiste, La Sentinelle (quotidien), mais aussi le journal syndical La lutte syndicale, ainsi que le journal Solidarité (tous deux bimensuels).

    En termes de bornes chronologiques, les publications vont des toutes premières mesures (1935) à leurs abrogations, avec une marge (1945-1949) afin de pouvoir observer un éventuel temps de réadaptation lors du retour à la norme. Cette première sélection, contenant l’entièreté des articles publiés par nos journaux durant la période considérée, est qualifée plus loin de “corpus général”. Représentant une trop grosse masse d’articles pour en traiter le contenu, il nous servira uniquement dans la section sur la détection des interruptions (sec.2). Nos corpus thématiques, utilisés en sections 3 et 4 ont été sélectionnés à partir de ce corpus général.

    Figure 1 – Relations entre les corpus. Une arête (u, v) signife v ⊂ u.

    Notre deuxième question (section 3) concerne la thématique même de la censure, pour voir si – et comment – elle est abordée dans la presse. Un premier corpus sur ce thème (Corpus “Censure”, plus loin abrégé C) a été choisi avec les mots-clés suivants : censure, surveillance de la presse, contrôle de la presse, liberté de la presse, politique de presse, orientation de la presse ; ainsi que de mots-clés faisant directement référence aux mesures prises en Suisse : division presse et radio, et arrêté fondamental. Cette recherche produit cependant un corpus très large (64’459 articles) et contenant beaucoup de bruit. En effet, le choix

    d’un champ lexical large est nécessaire puisqu’il nous permet de prendre en compte des expressions telles que “surveillance de la presse”, mais cela nous retourne également des articles n’ayant rien à voir avec cette question : un article peut tout à fait mentionner la politique et la presse sans que ces deux thématiques soient liées, par ex. Par ailleurs, il y a dans notre corpus de nombreux articles de “nouvelles diverses”, parmi lesquelles la censure n’occupe qu’une place restreinte (cf. Fig.3a).

    Nous avons également construit un sous-corpus concernant spécifiquement les mesures en Suisse (abrégé MS), dans le but de comparer le discours sur la censure étrangère ou au sens abstrait et la censure subie par les journalistes. Nous y avons donc inclus les articles mentionnant le DPR ou l’arrêté fondamental, et y avons ajouté les articles mentionnant l’entité Impresso “Suisse” 11 (599 articles au total).

    Pour répondre à notre troisième question (section 4) sur l’application des règles de censure à propos de la défaite de la France de juin 1940 et l’armistice qu’elle signe le 22 juin avec l’Allemagne et l’Italie, nous avons établi un corpus via Impresso sur cet évènement. Pour ce corpus, nous n’avons gardé que les articles publiés après janvier 1940. Comme pour la censure, une première recherche, que nous n’avons pas conservée, retourne beaucoup de bruit. Pour contourner ce problème nous avons construit le corpus final (DF) en associant :

    1. Les articles dont le titre contient les mots-clés “France” et “armistice|capitulation|défaite|chute”
    2. Les articles contenant les termes “armistice” et “Compiègne”, avec l’entité nommée “France”
    3. Les articles contenant à la fois “armistice” et les noms des signataires (Hitler et Huntziger)

    Ce corpus bien plus restreint, de 166 articles, a pu être contrôlé manuellement pour en éliminer le bruit.

    Nous avons également créé un corpus similaire via Impresso sur la fn de la guerre et la capitulation de l’Allemagne, afin de comparer le traitement de ces deux évènements (DA). Ce corpus de 38 articles correspond donc à la requête “Allemagne|allemands|allemande” et “capitulation”, avec les entités nommées “Berlin” ou “Rheims”, pendant la semaine suivant la capitulation allemande. Ce dernier corpus pose beaucoup de problèmes : il n’est notamment pas du tout exhaustif, ni temporellement ni en termes de critères de sélection, mais peut servir de point de comparaison.

    Déceler les sanctions?

    Il n’existe à notre connaissance pas de récapitulatif complet des sanctions prononcées durant la période de censure, bien que Bourgeois en propose un pour six arrondissements territoriaux 12. Si les avertissements, les instructions, ou même les décisions de séquestre nécessiteraient de consulter des sources institutionnelles ; l’impact des “mesures sévères” (la censure préalable, la suspension et l’interdiction de publication) porte quant à lui sur la production même du journal.

    Nous avons donc cherché les interruptions de publication dans notre corpus durant la période régie par l’arrêté fondamental (8 septembre 1939 à août 1945), en excluant les journaux au rythme de publication trop espacé (hebdomadaires ou bi-mensuels), pour lesquels les interruptions sont moins claires. La grande majorité des interruptions, pour les quotidiens, couvre entre 1 et 2 jours, et correspond vraisemblablement au hiatus des week-ends (Fig.2). Nous nous sommes donc concentrés sur les interruptions de 3 jours et plus.

    Nous obtenons ainsi quatre périodes d’interruption pour Confédéré ; une pour la Gazette de Lausanne ; une pour La Liberté ; et trois pour La Sentinelle. Il reste à savoir si ces interruptions peuvent être imputées à la censure. Pour le vérifier, nous avons cherché un commentaire dans les numéros entourant chaque interruption, ainsi que d’éventuelles mentions dans la presse. Cette recherche n’est pas concluante dans le cas du Confédéré, de la Gazette de Lausanne et de La Liberté : les dates d’interruptions nous permettent d’émettre plutôt l’hypothèse d’une interruption durant les jours fériés.

    Cependant, dans le cas de La Sentinelle, les interruptions correspondent bel et bien à des mesures de suspension, constat confirmant nos attentes 13. La censure subie est systématiquement commentée à la re- prise de la publication, d’abord en deuxième page le 19 juillet 1940 (après une interruption de 3 jours) ; puis en première page les 7 septembre 1942 (6 jours) et 5 juillet 1943 (une semaine) 14. Par ailleurs, la suspension de juin-juillet 1943 est mentionnée dans l’Express, L’Impartial et la Gazette de Lausanne 15 (Fig.3).

    La thématique de la censure dans la presse romande

    Répartition des corpus

    Sans grande surprise, une grande majorité des articles concernant la censure en Suisse sont publiés après la mise en place de l’arrêté fondamental (>90% du corpus). Cependant, la parole ne se libère pas particulièrement après la fn de la période de censure. Au contraire le nombre d’articles diminue : 13,42% après 1945 contre 78,45% durant la guerre (avec un pic en 1940). Il faut cependant relever que la thématique ne semble pas préoccuper particulièrement la presse suisse : la question de la Suisse n’apparaît (en moyenne) que dans moins de 1% des articles concernant la censure (Fig.4).

    Figure 4 – Proportion des corpus par période

    A l’inverse, le corpus Censure semble bien mieux réparti dans les différentes périodes, et suit la tendance des journaux pris en compte : la moyenne du nombre d’articles/an diminue légèrement durant la guerre, pour reprendre après 1945. Cependant la Figure 5 nous permet de repérer le même pic en 1940 que pour le corpus MS, qui coïncide avec l’apogée du confit diplomatique avec l’Allemagne 19.

    Certains journaux semblent plus sensibles à la thématique de la censure que d’autres (Fig.6). L’Express, L’Impartial et dans une moindre mesure La Liberté abordent moins cette question que les autres titres (respectivement 2,4%, 2,8% et 3,6%). A l’inverse, les journaux syndicaux (La Lutte Syndicale et Solidarité) y consacrent entre 8 et 10% de leurs articles. Or, ces ratios s’inversent lorsqu’on se penche sur le sous- corpus MS : L’Express et L’Impartial (avec le Confédéré) font partie des titres le plus représentés dans le corpus (>40% des articles du corpus), tandis que La Lutte Syndicale et Solidarité ne publient aucun article correspondant à nos critères.


    Or, comme nous l’avons déjà remarqué dans le cas de La Sentinelle, il n’est pas rare que la presse mentionne les sanctions prononcées contre leurs confrères. Une lecture superficielle du sous-corpus confirme qu’il comporte en grand nombre, en plus de compte-rendus et prises de position sur la mise en place des mesures, de simples notices annonçant des décisions de la DPR. Le désintérêt relatif pour la question, après 1940 (on retombe à moins de 60 articles/an jusqu’à la fn de la guerre), pourrait ainsi être interprété sous l’angle d’une désensibilisation de la presse, d’une situation géopolitique moins tendue, ou d’un ralentissement des mesures. Trancher la question mériterait des analyses plus approfondies.

    Analyse de discours
    Une analyse de champs lexicaux avec l’aide de l’outil Iramuteq (Fig.7) nous donne un premier aperçu de la manière dont la presse traite la question de la censure. Dans le corpus général nous obtenons ainsi deux classes qui relèvent de la politique intérieure : la classe 1 reste de dimension théorique ou idéologique, tandis que la 6 concerne explicitement la politique fédérale. Deux autres classes (2 et 3) relèvent davantage de la politique internationale. Pour fnir, les deux dernières classes illustrent probablement le bruit résiduel de notre corpus : la classe 4 concerne le déroulement concret de la guerre, tandis que la 5 semble plus associée à des faits divers locaux.

    (a) Corpus Censure (C)
    (b) Corpus Mesures suisses (MS)

    Figure 5 – Evolution de la fréquence des articles par mois sur la période 1930-1949.


    Figure 6 – Ratios des sous-corpus.

    Ces champs lexicaux illustrent assez bien la dualité de la question de la censure durant la seconde guerre mondiale. Tout d’abord parce que la presse suisse aborde les mesures de censure prises en suisse et à l’étranger ; et ensuite parce que les mesures mêmes prises en Suisse sont liées aux pressions de l’Allemagne, et à la problématique du maintien de la neutralité. Cette dualité se retrouve encore plus clairement dans les champs lexicaux liés au sous-corpus MS. On obtient une classe liée à la politique fédérale, une classe qui combine liberté et neutralité, et une dernière qui concerne les relations extérieures de la Suisse, et dans laquelle l’Allemagne apparaît à deux reprises. La dernière classe correspond à nouveau à des nouvelles de la guerre.


    Le traitement de la défaite de la France en comparaison avec la défaite de l’Allemagne

    Afin d’étudier l’application des consignes, nous avons travaillé sur les corpus DF et DA (voir section 1.1) et nous sommes penchés sur l’évolution du traitement du sujet. Le corpus étant relativement petit et un tiers des articles étant publiés dans les 3 mois suivant la défaite de la France, nous avons analysé manuellement les articles publiés après août 1940. Ils ne parlent pas principalement de la défaite de la France mais rappellent l’évènement dans le cadre de la contextualisation de l’article. Par exemple, en novembre 1942 les articles du corpus portent sur l’invasion de la Zone Libre française par l’Allemagne suite aux attaques britanniques sur les colonies françaises.

    Notre analyse va donc se concentrer sur les articles publiés de juin à août 1940. Pour déterminer la conformité des articles quant aux règles de censure, nous utilisons une analyse de sentiment 20 puisque les consignes imposent aux journalistes de rester neutres et “calmes”.

    Encore une fois, la petite taille du corpus permet de vérifier manuellement la pertinence des points extrémaux de l’analyse de sentiment, et de retirer les articles ne parlant pas de la défaite de la France et ayant des scores proches de 1 en valeur absolue afin de limiter les erreurs d’analyse.

    Figure 9 – Scores moyens de l’analyse de sentiment jour par jour pour le corpus DA.

    On remarque sur les Figures 8 et 9 que le sujet de la défaite de la France est principalement abordé en fn juin, début juillet 1940 et que globalement les sentiments des articles sont positifs bien qu’il y ait 3 jours avant mi-juillet pour lesquels la moyenne est négative. Nous voyons également que la plupart des moyennes journalières après la défaite de la France (16 juin 1940) ne sont pas extrémaux avec un score de valeur absolue inférieur à 0,5. On en conclut que les journaux sont globalement réticents à la critique péjorative du confit. C’est d’autant plus frappant que les articles sur la défaite de l’Allemagne sont davantage positifs, soulignant un réjouissement de la fin de la guerre et de la défaite allemande ; ce qui impliquerait une opinion négative de la défaite de la France en 1940, potentiellement limitée par peur de la censure.

    Figure 10 – Analyses de “sentiments” pour le corpus Défaite de la France.

    Nous avons aussi analysé journal par journal les scores, les résultats sont présentés sur la Figure 10. Tous les journaux ont publié à la fois des articles au ton positif et d’autres au ton négatif ; à l’exception de La Sentinelle, dont le commentaire est clairement négatif, notamment avec un article dont le score descend à -0,8 et qui lui a valu une suspension de parution de 3 jours 21. Nous avons aussi remarqué une claire opinion positive de la défaite française du côté du Journal de Genève, mais qui n’a pas provoqué de suspension de parution rapportée dans la littérature secondaire ni détectée par nos analyses précédentes. Cela confirme que l’observation de Bourgeois selon laquelle les sanctions portent plutôt sur les articles s’opposant à l’Axe 22.

    De plus, on observe que seuls La Sentinelle et l’Express ont publié des articles dont le score de l’analyse de sentiment est inférieur à -0,8, pouvant être qualifés de très négatif, tandis qu’il y a davantage de journaux qui osent parler positivement de l’évènement avec 1 article de Confédéré, 1 de la Gazette de Lausanne, 2 du Journal de Genève, 2 de l’Impartial dont le score dépasse 0,8. La majorité des articles restent cependant relativement neutres, ce qui indiquerait un respect général des consignes.

    Il faut cependant relever que l’analyse de sentiment a pu considérer comme positif le ton de certains articles respectant les consignes, car celles-ci imposent de “constater que la résistance française a été brisée après une lutte vaillante et glorieuse contre un adversaire supérieur en nombre et en armements” 23. Le vocabulaire imposé pour qualifier l’évènement est donc positif envers les deux parties, ce qui fait pencher artificiellement le ton de l’article. De plus, le corpus étant très restreint, l’identification d’une réelle tendance est très compliquée et l’analyse de sentiment est sûrement imprécise par manque de données.

    Conclusion

    Nous avons dans ce travail tenté de déceler les enjeux de la censure autour de trois axes bien distincts : les sanctions sévères, résultant du non-respect des consignes (sec. 2) ; la manière dont la presse romande parle de la censure (sec. 3) ; et finalement l’application concrète des consignes (sec. 4) De manière étonnante, nos résultats les plus intéressants montrent un lien fort entre discours sur la censure d’une part, et mesures mises en place par les autorités de l’autre. Non seulement la presse suisse parle de censure (et ce de manière constante durant la guerre) mais elle discute spécifiquement les mesures prises par les autorités suisses : mesures d’orientation et sanctions prononcées contre les journaux ne respectant pas celles-ci.

    Les méthodes adoptées ont ouvert de nombreuses pistes de réflexion intéressantes, mais sans nécessairement nous permettre de répondre aux questions qu’elles faisaient émerger. Sur la question des sanctions tout d’abord, la méthode adoptée nous permet effectivement de repérer les interruptions. Il faut cependant relever qu’il ne s’agit que de l’une des sanctions prévues dans l’arrêté fondamental, et qu’elle est restée relativement rare. De plus le nombre restreint de périodiques analysés ne pouvait également que limiter nos résultats. Il serait ainsi pertinent d’élargir l’analyse à un corpus plus large, et d’exploiter la manne d’articles mentionnant des sanctions que nous avons découverte dans notre sous-corpus MS.

    Quant au traitement de la question de la censure par la presse, nous avons montré que certains journaux y sont plus sensibles que d’autres. Par ailleurs il y a une forme de spécialisation de certains périodiques (no- tamment L’Express et L’Impartial ) qui parlent peu de la censure, mais se chargent de publier des notices sur les sanctions subies par leurs confrères. L’analyse de champs lexicaux montre également la reprise du discours sur la censure tel que formulé par les autorités, c’est-à-dire d’une tension entre démocratie interne et relations internationales avec les belligérants. Cependant, les résultats esquissés ne peuvent remplacer une analyse plus approfondie du contenu des articles, en particulier dans la perspective d’une étude du discours porté sur la censure. Pour ce faire les corpus mériteraient d’être nettoyés de leur bruit, et une analyse de vocabulaire plus poussée pourrait être envisagée. Alternativement, notre recherche donne un bon point de départ à une lecture davantage qualitative du corpus.

    Finalement, sur l’application des consignes, l’analyse de sentiment est à interpréter avec prudence mais permet néanmoins de relever des tendances d’ensemble. Les consignes semblent ainsi être généralement respectées, et les extrémaux identifés nous ont permis de repérer des articles ayant subi des sanctions. La comparaison avec le corpus concernant la fin de la guerre est restreint, mais souligne d’autant plus la différence de ton.

    Notes de bas de page

    1. BOLLINGER Ernst et KREIS Georg, « Censure », Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), 25.01.2015.
    2. BOURGEOIS Daniel, « La presse suisse et son contrôle pendant la seconde guerre mondiale », in Business helvétique et Troisième Reich. Milieux d’afaires, politique étrangère, antisémitisme, Lausanne, 1998, pp.137-146
    3. F. Edelstein parle de “véritable harcèlement” : EDELSTEIN Francine, « La presse suisse pendant la Seconde Guerre mondiale face à la Shoah », Revue d’Histoire de la Shoah, vol. 203, no 2, 2015, pp.131-134.
    4. Sur la chronologie de mise en place des mesures, voir BOURGEOIS, « La presse suisse et son contrôle »,art.cit., pp.146- 150.
    5. Tous les arrêtés cités ici ont été publiés et commentés dans le « Rapport du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale sur le régime de la presse en Suisse avant et pendant la période de guerre de 1939 à 1945 (Du 27 décembre 1946.) », Feuille fédérale, vol. 1, no 2, 1947, p. 109-432.
    6. Celle-ci est par contre introduite pour d’autres types de médias, notamment la radio et le cinéma.
    7. Arrêté fondamental assurant la sécurité du pays en matière d’information, 8 septembre 1939.
    8. Pour des exemples concernant les sanctions contre des journaux spécifques, voir notamment PERRENOUD Marc, « “La sentinelle” sous surveillance : un quotidien socialiste et le contrôle de la presse (1939-1945) », Revue suisse d’histoire, no 37, 1987, p.137-168 ; et BIAUDET Jean-Charles, « Edmond Rossier et la censure pendant la Seconde guerre mondiale, 1939-1945», Etudes de lettres : bulletin de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne et de la Société des études de lettres, 1968.
    9. PERRENOUD, « “La sentinelle” sous surveillance », art.cit., p.154.
    10. BOLLINGER Ernst, La presse suisse : les faits et les opinions, Lausanne : Payot, 1986, 191p.
    11. Cette dernière opération a été faite au moyen d’un corpus “intermédiaire” : parmi les articles de C, nous n’avons conservés que ceux dont le titre correspond à nos requêtes. C’est ce corpus intermédiaire que nous avons fltré à la recherche de mentions de la Suisse.
    12. BOURGEOIS, « La presse suisse et son contrôle », art. cit., p.162
    13. PERRENOUD, « “La sentinelle” sous surveillance », art.cit., p.152-164.
    14. La Sentinelle : « Impressions du jour », 19.07.40, p.2 ; « Comment nous comprenons notre mission », 07.09.42, p.1 ;« D’estoc et de taille », 05.07.43, p.1.
    15. L’Express, « La Sentinelle et Le Peuple suspendus pour une semaine », 28.06.43, p.4 ; La Gazette de Lausanne, « Deux journaux romands suspendus pour une semaine », 28.06.43, p.2 ; L’Impartial, « L’actualité suisse. La “Sentinelle” et le “Peuple” interdits pour une semaine », 28.06.43, p.6.
    16. BOURGEOIS, « La presse suisse et son contrôle », art. cit., p.162
    17. PERRENOUD, « “La sentinelle” sous surveillance », art.cit., p.150.
    18. Ibid. ; BOURGEOIS, « La presse suisse et son contrôle »,art.cit., pp.162-163.
    19. BOURGEOIS, « La presse suisse et son contrôle »,art.cit., pp.140-146 ; LASSERRE André, « Résistance politique et humanitaire en Suisse 1939-1945 », Schwabe, 1997, pp.670-671.
    20. Cf. https ://www.nltk.org/howto/sentiment.html pour exemples, nous avons utilisé la valeur “compound” qui traduit en un nombre compris entre -1 (négativité) et 1 (positivité) les valeurs de probabilités la distribution entre les éléments suivants :”Positif”, “Neutre”, “Négatif”. Ces probabilités sont produites par l’algorithme implémenté par la bibliothèques du “package” nltk.
    21. PERRENOUD, « “La sentinelle” sous surveillance », art.cit., p.152-153.
    22. BOURGEOIS, « La presse suisse et son contrôle »,art.cit., p.162.
    23. BOURGEOIS, « La presse suisse et son contrôle », art. cit., p.153

    Bibliographie

    Littérature secondaire
    • BIAUDET Jean-Charles, « Edmond Rossier et la censure pendant la Seconde guerre mondiale, 1939- 1945 », Etudes de lettres : bulletin de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne et de la Société des études de lettres, 1968.
    • BOLLINGER Ernst, La presse suisse : les faits et les opinions, Lausanne : Payot, 1986, 191 p. BOLLINGER Ernst et KREIS Georg, « Censure », Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), 25.01.2015,https ://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/024656/2015-01-25/.
    • BOURGEOIS Daniel, « La presse suisse et son contrôle pendant la seconde guerre mondiale », in Busi- ness helvétique et Troisième Reich. Milieux d’afaires, politique étrangère, antisémitisme, Lausanne, 1998,p. 135-164.
    • EDELSTEIN Francine, « La presse suisse pendant la Seconde Guerre mondiale face à la Shoah », Revue d’Histoire de la Shoah, vol.203, no 2, 2015, p. 123-148, DOI : 10.3917/rhsho.203.0123.
    • KREIS Georg, Zensur und Selbstzensur : die schweizerische Pressepolitik im Zweiten Weltkrieg, Frauen- feld Stuttgart : Huber, 1973, 471 p.
    • LASSERRE André, « Résistance politique et humanitaire en Suisse 1939-1945 », Schwabe, 1997, DOI : 10.5169/SEALS-81209.
    • MEURANT Jacques, La presse et l’opinion de la Suisse romande face à l’Europe en guerre 1939-1941, Neuchâtel : Éd. de la Baconnière, 1976.
    • PERRENOUD Marc, « “La sentinelle” sous surveillance : un quotidien socialiste et le contrôle de la presse (1939-1945) », Revue suisse d’histoire, no 37, 1987, p.137-168. DOI : 10.5169/SEALS-80979.
    Sources
    • « Rapport du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale sur le régime de la presse en Suisse avant et pendant la période de guerre de 1939 à 1945 (Du 27 décembre 1946.) », Feuille fédérale, vol.1, no 2, 1947, p. 109-432.