Feux de forêt, chaleurs records, inondations… Dans le contexte d’une année 2022 marquée par des catastrophes naturelles, l’UNIL, sa Faculté des géosciences et de l’environnement (FGSE) et sa Faculté des hautes études commerciales (HEC) lancent le 1er mars 2023 un nouveau Centre d’expertise sur les extrêmes climatiques. Abrégé ECCE pour Expertise Center for Climate Extremes, ce réseau de recherche unique en Suisse développera des méthodes d’évaluation quantitative des risques liés aux extrêmes climatiques pour permettre à la société de mieux les anticiper. Il a également l’ambition de faire rayonner Lausanne à l’international sur ce domaine de pointe. Entretien avec deux membres du comité de pilotage : Grégoire Mariethoz, professeur à la FGSE, et Valérie Chavez-Demoulin, professeure à la Faculté des HEC.
Valérie Chavez-Demoulin, Grégoire Mariethoz, vous êtes les instigateurs du nouveau Centre d’expertise sur l’étude des extrêmes climatiques (ECCE), qui sera lancé le 1er mars à l’UNIL par vos facultés respectives. Qu’entendez-vous exactement par « extrêmes climatiques » ?
Valérie Chavez-Demoulin : Il s’agit d’événements rares mais aux conséquences graves, comme des inondations, des glissements de terrain, des sécheresses ou encore des vagues de froid ou de chaleur.
Grégoire Mariethoz : Un exemple : en Suisse, la pluie record qui s’est abattue sur Lausanne en 2018 a été la plus importante jamais enregistrée dans le pays sur un laps de temps aussi court (41 millimètres en 10 minutes). Les systèmes de drainage d’eau étaient dépassés. Le métro était sous l’eau, les caves inondées, tout a dû s’arrêter… Vous avez ici une combinaison d’extrêmes : non seulement l’intensité de la pluie, mais aussi son emplacement, le centre-ville de Lausanne, très exposé au risque de dégâts. Selon les estimations, ce type d’événement arrive en moyenne tous les 400 ans, mais on s’attend à ce que leur fréquence augmente.
En quoi les futures recherches de l’ECCE pourront aider ? Peut-on vraiment anticiper un tel événement ?
G.M. : Il est impossible de prédire son arrivée précisément, de façon déterministe, car le système climatique est chaotique. En revanche, nous développons des méthodes permettant d’estimer la probabilité de sa survenue dans un horizon de temps donné.
V.C-D. : Nous pouvons aussi estimer sa sévérité. Combien de millimètres d’eau pourraient tomber en 10 minutes à la prochaine grosse pluie ? Quels seront les risques de dégâts ? Voilà le type de questions que nous traiterons. Pour y répondre, nous avons des outils statistiques, comme la théorie des valeurs extrêmes, qui est mon domaine d’expertise.
Pouvez-vous nous en dire plus ?
V.C-D. : La théorie des valeurs extrêmes est basée sur des fondements mathématiques. Elle permet de quantifier la fréquence et la sévérité d’événements rares. Elle a commencé à être utilisée par des hydrologues vers les années 1950 pour la construction de barrages, afin d’estimer leur hauteur adéquate pour retenir les crues en cas d’inondation. Plus la période considérée sera étendue, plus le barrage devra être haut.
G.M. : Cet outil n’est pas systématiquement utilisé lorsqu’il devrait l’être. Par exemple à Fukushima. Au moment de la construction de la centrale nucléaire, les ingénieurs et ingénieures ont choisi de se référer au plus grand tsunami survenu durant les 50 dernières années pour choisir la hauteur du mur de protection. L’utilisation d’outils statistiques, dont la théorie des valeurs extrêmes, aurait permis de savoir que c’était de loin insuffisant.
L’année 2022 a été marquée par des chaleurs inhabituelles, des éboulements, des glaciers instables, des incendies de forêts…
V.C-D. : Oui, il s’agit d’événements extrêmes liés au climat. Leur fréquence augmentera en raison du réchauffement climatique, qui se fait déjà sentir. Nous sommes face à une urgence et c’est une des raisons pour lesquelles nous créons ce centre.
Pourquoi cette collaboration entre la Faculté des géosciences et de l’environnement (FGSE) et la Faculté des hautes études commerciales (HEC) ?
G.M. : À la FGSE, plus précisément à l’Institut des dynamiques de la surface terrestre, nous étudions les processus naturels des extrêmes climatiques à l’aide de réseaux de mesures et de modèles physiques. En HEC, les chercheurs et chercheuses s’intéressent aux probabilités d’occurrence de ces événements, à leur impact sur l’économie et la société, grâce à des modèles statistiques. Or ces deux systèmes (nature et société) communiquent et s’entre-influencent. Notre collaboration nous permettra de mieux comprendre ces interactions.
V.C-D. : Ce centre a été créé par six scientifiques qui travaillent sur les extrêmes du climat dans leurs disciplines respectives : Hansjörg Albrecher (HEC, sciences actuarielles), Éric Jondeau (HEC, finance) et moi-même (HEC, statistique), ainsi que Daniela Domeisen (FGSE, physique du climat), Tom Beucler (FGSE, l’intelligence artificielle appliquée au climat) et Grégoire Mariethoz (FGSE, l’imagerie satellite appliquée aux processus de la surface terrestre et environnementaux). Cette complémentarité est notre force. Notre objectif est de fournir des évaluations des risques liés aux extrêmes climatiques sur différents horizons temporels (cinq, dix, vingt ans) en se concentrant sur la Suisse. Nous espérons également faire rayonner Lausanne à l’international sur ce domaine de pointe, en rassemblant différentes disciplines et méthodes qui ne sont souvent pas encore connectées.
Quels seront vos liens avec les institutions publiques telles que l’ECA, l’Office fédéral de l’environnement, MétéoSuisse et l’Institut pour l’étude de la neige et des avalanches ?
V.C-D. : Nous prévoyons de leur proposer des conseils scientifiques, de les impliquer dans la formulation et le financement éventuel de projets de recherche concrets. Parmi les fondateurs d’ECCE certains sont déjà en contact avec l’ECA et MétéoSuisse. Nous espérons également offrir notre expertise, en échange de financements, à l’industrie financière et de (ré)assurance, très intéressée par la quantification des pertes liées aux événements extrêmes.
Allez-vous émettre des recommandations destinées aux ingénieurs et ingénieures, aux politiques ?
G.M. : Non, les questions politiques, sociétales ou d’ingénierie ne font pas partie de notre périmètre d’action. Nous espérons que nos recherches aideront les décideurs et décideuses, mais notre but est d’effectuer de la recherche fondamentale, de développer des méthodologies qui seront ensuite à disposition des bureaux d’étude et des instances gouvernementales.
V.C-D. : Nous prévoyons en revanche de répondre à des questions spécifiques d’experts et expertes. Comme par exemple à une assurance qui nous demanderait d’évaluer le risque d’éboulement concernant le village de Gondo en Valais, qui est très exposé.
Comment fonctionnera ce centre ?
V.C-D. : Le comité de pilotage sera composé des doyens d’HEC et de la FGSE, d’un membre de la Direction de l’UNIL, du directeur scientifique du centre, ainsi que de Grégoire Mariethoz et moi-même. Le comité scientifique, lui, regroupera les six fondateurs et fondatrices ainsi que le directeur scientifique. Enfin, le centre possèdera également un conseil scientifique consultatif, qui permettra de créer un réseau international et rassemblera des spécialistes externes renommés dans le domaine des extrêmes du climat, soit du côté plutôt de la modélisation statistique, soit dans les modèles climatiques, par exemple, des experts ou expertes du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
G.M. : Pour l’instant, le centre est financé à moitié par l’UNIL et à moitié par la FGSE et HEC. Il devrait devenir autonome financièrement d’ici trois ans, en partie grâce à des cours de formation continue que mettra en place Erwan Koch, le directeur scientifique de l’ECCE que nous avons choisi. Ce spécialiste en statistique des valeurs extrêmes prendra ses fonctions à l’UNIL d’ici le 1er mars.
Quelles sont les prochaines étapes ?
V.C-D. : Nous avançons sur plusieurs fronts, notamment l’organisation de séminaires, le lancement de projets, la constitution du conseil scientifique, la recherche de fonds. Une journée d’inauguration sera prévue ce printemps.
La professeure Valérie Chavez-Demoulin (HEC) et le professeur Grégoire Mariethoz (FGSE) sont les instigateurs de ce projet. © Félix Imhof / UNIL