Série Sciences Actuarielles : Chiffrer la santé pour mieux décider

Vieillissement de la population, changement climatique et pauvreté représentent des risques considérables pour la société et le secteur de l’assurance. Dans cette nouvelle série, nous examinons comment les sciences actuarielles peuvent contribuer à relever ces défis.

L’humanité vieillit rapidement. D’ici 2030, une personne sur six dans le monde aura 60 ans ou plus. D’ici 2050, cette partie de la population aura doublé pour atteindre 2,1 milliards, tandis que celle des personnes âgées de 80 ans ou plus aura triplé, selon l’Organisation mondiale de la santé 1

« Ce sujet est crucial, car l’importante vague de départs à la retraite que l’on constate actuellement signifie que de nombreuses personnes auront besoin de soins d’ici 10 à 20 ans. Il est essentiel d’anticiper ces besoins, d’organiser les soins et de prévoir leur financement. Cela représentera un coût important pour la société — d’où l’importance d’y réfléchir dès aujourd’hui», explique Joël Wagner, professeur de sciences actuarielles à HEC Lausanne (UNIL).

Dans de nombreux pays riches et vieillissants, cette bombe à retardement démographique engendre des tensions politiques quant aux retraites et soins. Cela a des implications considérables pour le financement public et privé, ainsi que des répercussions sur les ménages et les assurances. L’augmentation des coûts pourrait devenir insoutenable à long terme. C’est pourquoi les gouvernements sont sous pression pour s’attaquer à ce problème.

Les sciences actuarielles jouent un rôle central dans l’évaluation et la gestion des risques liés au vieillissement de la population. Les scientifiques peuvent aider les décideurs·euses à comprendre les interactions complexes entre le comportement des individus, les décisions d’investissement et les politiques sociales, ainsi que la meilleure façon de financer les soins de santé.

Les soins de longue durée et leur financement soulèvent aujourd’hui des enjeux majeurs. « Il est essentiel de répartir équitablement les coûts au sein de la société, car certaines personnes décèdent rapidement et génèrent peu de frais, tandis que d’autres vivent plus longtemps, avec une santé qui se dégrade progressivement, ce qui entraîne des dépenses importantes en matière de soins. Notre groupe de recherche a été l’un des premiers à créer des tables de dépendance qui indiquent les niveaux de soins et les coûts au fil du temps en Suisse, pour que les assureurs et les pouvoirs publics puissent mieux évaluer le prix réel des soins de longue durée », explique le professeur Wagner.

La clé de la recherche, ce sont les données. Le professeur Wagner a eu accès aux données de l’ensemble de la population ayant bénéficié de soins de longue durée dans le canton de Genève au cours de ces 25 dernières années. Ces données intégraient des informations sur les personnes âgées admises dans des maisons de retraite, notamment leur sexe, leur âge, leur état de santé et la durée de leur séjour. Il a ainsi pu identifier les principales tendances en matière de besoins de soins au fil du temps et modéliser les coûts associés aux différents niveaux de soins .2

Le professeur Wagner a également constaté que les dépenses de santé au cours de la dernière année précédant le décès peuvent être extrêmement élevées. L’âge au moment du décès a une incidence significative sur les coûts, car les demandes de remboursement de frais médicaux diminuent avec l’âge. En effet, les personnes plus jeunes bénéficient souvent de soins hospitaliers et de traitements vitaux plus importants.

Les séjours à l’hôpital sont un facteur de coût important, il est donc essentiel de trouver un équilibre entre les soins à domicile et les soins en établissement. Lorsque les personnes prises en charge à domicile ont soudainement besoin d’une aide supplémentaire, l’hospitalisation peut entraîner des coûts plus élevés que les soins de longue durée en établissement. Les conclusions de l’étude peuvent aider les assureurs à mieux comprendre les demandes de remboursement et les gouvernements à mieux allouer les ressources.3

« En tant qu’actuaires, nous avons un rôle clé à jouer pour éclairer les décisions publiques en matière de financement des soins de longue durée et des infrastructures associées.  Il est également nécessaire de développer des politiques de soutien aux soignant·e·s, tant sur le plan éducatif que financier, et de définir clairement les responsabilités respectives de l’État et du secteur privé : l’État doit-il subventionner ces soins ou les laisser être pris en charge par des assurances privées ? Les sciences actuarielles servent ici de passerelle dans ce processus », explique le professeur Wagner.     

Un autre aspect important concerne les motivations individuelles à souscrire une assurance dépendance. Une étude suisse révèle que les personnes ayant des enfants sont davantage enclines à s’assurer, souvent dans le but de protéger leur patrimoine. En revanche, celles sans enfants y voient une manière de compenser l’absence de soutien familial. L’étude montre également que les individus qui se perçoivent en bonne santé, ainsi que ceux partageant des opinions politiques de droite ou du centre, sont plus susceptibles de souscrire ce type d’assurance. Ces résultats mettent en évidence des opportunités de campagnes ciblées. Ils reflètent également les divisions sociales, culturelles et politiques en matière de motivations d’assurance.4

Références :

  1. Organisation mondiale de la santé, Fiche d’information sur le vieillissement et la santé, octobre 2024

  2. Évolution des coûts institutionnels des soins de longue durée en fonction de facteurs liés à la santé, Aleksandr Shemendyuk & Joël Wagner, Insurance: Mathematics and Economics, Volume 120, janvier 2025

  3. Éclaircissements sur les coûts de l’assurance maladie suisse au cours de la dernière année de vie, Andrey Ugarte Montero & Joël Wagner, Annals of Actuarial Science, Volume 19, 15 mai 2025

  4. Sur les motivations d’achat d’une assurance dépendance : protection du patrimoine et manque de fiabilité des soins prodigués par la famille, Sylvain Botteron, Christophe Courbage & Joël Wagner, Volume 12, 6 août 2024