Questions sur la suprématie du dollar américain

Les économistes Philippe Bacchetta et Gianluca Benigno explorent la domination du dollar américain. Les politiques commerciales erratiques des États-Unis, un déficit budgétaire important et les menaces qui pèsent sur l’indépendance de la Réserve fédérale pourraient nuire gravement à la position dominante de la devise. Il est temps de faire le point sur la santé de la monnaie de réserve mondiale à travers la recherche universitaire.

Le billet vert reste la monnaie dominante dans le monde, sous-tendant le système monétaire mondial. Selon le FMI, 60 % des réserves de change sont toujours détenues en dollars américains (1). Les banques centrales du monde entier s’appuient sur lui pour stabiliser leurs économies, gérer leur dette et mettre en œuvre leurs politiques commerciales.

Pourtant, le privilège extraordinaire dont bénéficie le dollar, qui a permis au gouvernement américain d’emprunter à des taux réduits, est aujourd’hui remis en question. La dépréciation du billet vert, qui a atteint son plus bas niveau depuis plusieurs années au début de l’année, a également suscité de nouvelles inquiétudes.

La trajectoire insoutenable de la dette américaine, qui est d’autant plus tendue que la période de taux d’intérêt réels très bas à long terme touche à sa fin, ainsi que l’instabilité politique sous l’administration Trump, font que la suprématie du dollar est remise en question.  

« Les banques mondiales hors des États-Unis, en particulier celles qui sont fortement exposées à la devise américaine, doivent réfléchir sérieusement au financement en dollars à long terme », explique Philippe Bacchetta, professeur d’économie à HEC Lausanne.

Le professeur et d’autres universitaires ont montré, à l’aide de modèles, que de graves chocs de financement en dollars pourraient entraîner une ruée sur les banques mondiales non américaines.2  La dépendance à l’égard de cette monnaie unique représente une source de vulnérabilité pour le système financier mondial, en particulier si l’on assiste à une pénurie de dollars en circulation dans le monde à l’avenir.3

« En cas de crise financière majeure, le financement en dollars sera moins disponible en dehors des États-Unis et deviendra plus coûteux. Contrairement aux banques américaines, celles situées hors des États-Unis ne peuvent pas emprunter directement auprès de la Réserve fédérale, mais seulement indirectement auprès de leur propre banque centrale, qui peut leur demander des swaps en dollars. Il s’agit là d’une réelle vulnérabilité », déclare le professeur Bacchetta.  

La Réserve fédérale américaine est intervenue pendant la crise financière mondiale, la crise de la dette européenne et la pandémie de Covid-19 pour éviter que les marchés mondiaux de financement en dollars ne se bloquent. Cependant, de nouvelles inquiétudes apparaissent aujourd’hui quant au fait que la Fed pourrait ne pas intervenir à nouveau sans imposer de conditions aux institutions financières étrangères. Ces conditions pourraient dépendre des droits de douane, des exportations américaines ou des objectifs géopolitiques. 4

La politisation du dollar est un sujet sur lequel Gianluca Benigno, également professeur d’économie à HEC Lausanne, s’est penché. Il affirme que le dollar n’est pas une monnaie neutre et stable, mais un instrument géopolitique qui pourrait être utilisé dans des confrontations économiques. 5

« Le conflit en Ukraine est un bon exemple de l’utilisation récente du dollar comme arme financière, avec la saisie des actifs de la banque centrale russe et son exclusion du système de paiement mondial SWIFT. Cela a fait prendre conscience aux autres pays qu’ils devaient trouver une alternative au dollar », explique le professeur Benigno, qui publie également le « Central Banks Watcher »6.

Ses recherches montrent que le système monétaire international fonctionne toujours selon un « cercle impérial », dépendant du dollar aussi bien en période de conjoncture économique favorable qu’en période de crise, et ce de manière croissante, et qu’il est difficile de se libérer de la dépendance cyclique vis-à-vis du billet vert. 7

La grande question qui se pose aujourd’hui est la suivante : quelles alternatives les États-nations ont-ils au dollar américain ? La Chine souhaite réduire sa dépendance et promouvoir sa propre monnaie. Malgré ses efforts, le renminbi ne représente que moins de 3 % des paiements mondiaux et des réserves de change.

Les développements technologiques offrent des alternatives décentralisées. Cependant, le bitcoin et les autres cryptomonnaies souffrent d’une volatilité des prix et d’un manque de soutien institutionnel, ce qui limite leur utilisation.

« Les stablecoins sont apparues comme une alternative plus crédible. Ironiquement, les plus prometteuses sont toujours adossées au dollar américain et aux actifs américains. Elles pourraient toutefois évoluer vers des substituts du dollar fonctionnant en dehors du système bancaire traditionnel. Le défi consiste à trouver une alternative », déclare le professeur Benigno.

L’une des issues possibles envisagées par M. Benigno est un scénario de fragmentation monétaire au fil du temps, dans lequel aucune monnaie ne domine.

« Il pourrait y avoir plusieurs configurations. L’une centrée autour d’un bloc dollar américain impliquant les États-Unis, leurs alliés occidentaux, l’Amérique latine et les pays exportateurs de pétrole. Un bloc RMB, englobant certaines parties de l’Asie, la Russie et les partenaires chinois de la Belt and Road Initiative, et une monnaie numérique ou stablecoin permettant des règlements transfrontaliers sans passer par les banques », explique-t-il.

Benigno conclut : « Le fonctionnement de ce système complexe n’est pas évident. Il pourrait être moins efficace, augmenter les coûts de transaction et réduire la liquidité. Mais il pourrait mieux refléter une économie mondiale multipolaire, par opposition à une économie centrée sur une seule hégémonie financière : le dollar. »

Références :

  1. Dollar Dominance in the International Reserve System: An Update, Fonds monétaire international, 11 juin 2024
  2. Dollar Funding Fragility and non-US Global Banks, P Bacchetta, J.S Davis, E van Wincoop, Swiss Finance Institute Research Paper No. 25-65, 26 mars 2025
  3. Chocs de financement offshore en dollars et taux de change du dollar, P. Bacchetta, J.S. Davis, E. van Wincoop, manuscrit de l’Université de Lausanne, 24 janvier 2025
  4. Une mauvaise décision de la Fed pourrait nuire au dollar, Michael D Bordo et Robert N McCauley, Financial Times, 4 septembre 2025
  5. Le défi qui menace l’indépendance des banques centrales, Gianluca Benigno, Korea Herald, 7 août 2025
  6. The Central Banks Watcher, Gianluca Benigno. 
  7. Le cercle impérial du dollar, O Akinci, G Benigno, S Pelin, J Turek, IMF Economic Review 72 (2), 653-700, 6 septembre 2024.