Le pouvoir de l’influence sociale sur le changement des comportements collectifs

Que ce soit pour accroître le bien-être de la population par le biais de politiques publiques ou pour adapter la culture interne d’une organisation à un nouvel environnement de travail, faire évoluer les comportements est l’un des plus grands défis auxquels font face les managers et les responsables politiques. En théorie, le mécanisme de l’influence sociale est très peu coûteux et relativement simple à appliquer pour obtenir un changement de comportement collectif. Dans la pratique, cependant, recourir à des interventions ciblées pour déclencher un changement de comportement plus large est souvent bien plus complexe qu’on ne le croit.

Que vous soyez cadre dans le secteur public ou privé, changer le comportement d’un groupe de personnes, citoyen·ne·s ou employé·e·s, peut se révéler extrêmement difficile.

Dans le domaine des politiques publiques, une approche relativement courante consiste à utiliser l’influence sociale comme moteur de changement des comportements. Si les personnes sont ouvertes ou motivées à se comporter comme les autres autour d’elles, il est alors possible d’exploiter, par des incitations, cet intérêt à se conformer pour amplifier l’impact d’une intervention ponctuelle. Ainsi, tandis qu’une première intervention modifie le comportement d’un groupe de personnes, le mécanisme d’influence sociale entraîne à son tour un changement de comportement parmi les autres personnes. En d’autres termes, les responsables politiques aident une partie de la population à aider d’autres personnes à changer de comportement.

Cette approche présente plusieurs avantages. Tout d’abord elle est peu coûteuse, puisque la majorité des changements de comportement résulte de l’influence sociale plutôt que d’une intervention directe. De plus, un changement opéré de l’intérieur peut conférer une plus grande légitimité au changement que si celui-ci résulte d’une intervention externe. Enfin, il est moins probable que les personnes concernées se sentent attaquées dans leurs traditions et leur culture, ce qui pourrait conduire à une réaction de rejet.

Il a été démontré que l’influence sociale est un élément important dans toute une série de comportements et de pratiques contre lesquelles les politiques publiques sont susceptibles de vouloir intervenir: violence domestique, tabagisme, consommation d’alcool, économies d’énergie, mariage des enfants ou encore mutilation génitale féminine. Ce phénomène a été récemment observé dans le cadre de politiques publiques basées sur la technique du « nudge » (incitation à adopter un comportement particulier, en référence à la théorie développée par le prix Nobel d’économie 2017 Richard Thaler): théoriquement, les mécanismes d’influence sociale peuvent amplifier l’effet incitatif.

Cependant, de nouvelles recherches menées par Charles Efferson (HEC Lausanne, Université de Lausanne) et ses collègues Sonja Vogt (Université de Berne) et Ernst Fehr (Université de Zurich), révèlent que la possibilité de provoquer des changements par l’influence sociale n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît, ou que l’on pourrait souhaiter. Après des recherches approfondies sur le terrain, consacrées à diverses pratiques culturelles qui portent préjudice aux jeunes filles et aux femmes, notamment les mutilations génitales féminines, le Prof. Efferson et ses collègues ont été surpris de constater que le résultat en termes d’évolution des comportements ne reflétait pas le succès attendu par les entités qui œuvraient en faveur du changement.

Caractéristiques de la population

Ce n’est pas parce que les personnes à titre individuel semblent disposées à se conformer et à se coordonner autour d’un comportement spécifique, que les concepteur·trices·s de politiques peuvent compter sur l’effet d’entraînement pour changer les comportements de manière généralisée dans la population. Au contraire, les recherches suggèrent que la présence et l’ampleur d’un effet d’entraînement dépendent d’un certain nombre de caractéristiques au sein de la population. Par exemple, même si les personnes sont enclines à se conformer et à se coordonner, elles peuvent avoir différents points déclencheurs ou niveaux de sensibilité face à l’influence sociale et au changement de comportement. On ne peut donc pas présupposer qu’une partie de la population qui change son comportement de manière positive fera réagir les autres.

Il est donc essentiel de mener des recherches et des analyses préliminaires sur la population pour évaluer le potentiel de déploiement de l’influence sociale et de l’effet d’entraînement. Sinon, il y a de forts risques de perte de temps et de précieux moyens dans la conception et le déploiement d’une intervention destinée à exploiter la puissance de l’effet d’entraînement, alors même qu’il est peu probable que celui-ci fonctionne.

Le Prof. Efferson et ses collègues relèvent que la répartition des comportements au sein d’une population peut fournir un certain nombre d’indices quant au potentiel d’influence sociale et d’effet d’entraînement.

Considérons par exemple une situation où il y a un « bon » (B) et un « mauvais » (M) comportement. Si la population cible présente un mélange de comportements avec une distribution relativement égale entre ceux qui choisissent B et M, il est peu probable que cette population soit une bonne cible pour l’effet d’entraînement. En effet, en supposant que les personnes d’un groupe côtoient régulièrement celles qui pensent et se comportent différemment, et que l’influence sociale et le mécanisme de conformité et de coordination fassent pencher les gens vers un type de comportement ou un autre, ce changement aurait déjà dû se produire. La population serait donc déjà plus polarisée en ce qui concerne le comportement B ou M.

Ensuite, si l’on intervient auprès d’une population dans laquelle on peut identifier une série de seuils à partir desquels les individus sont susceptibles de changer de comportement, il convient de choisir le groupe de population à cibler en premier. Le sous-ensemble choisi peut faire une différence significative dans le résultat. Intuitivement, il pourrait sembler judicieux de cibler un groupe de personnes plus réceptives à un changement de comportement. Cependant, cela laisserait à l’effet d’entraînement la tâche difficile de convertir les personnes les plus résistantes.

En alternative, on peut cibler en premier un groupe de personnes résistantes au changement, en estimant que l’effet d’entraînement serait alors plus facile à obtenir dans le reste de la population. Dans ce cas, il serait toutefois difficile d’évaluer si et dans quelle mesure l’intervention initiale aurait la capacité de modifier le comportement du groupe le plus difficile à convaincre. Et il serait également difficile d’estimer l’envergure nécessaire pour que l’intervention soit efficace.

Une approche aléatoire

Le Prof. Efferson et ses collègues concluent que, dans cette situation, la meilleure solution consiste à cibler un échantillon véritablement aléatoire. Cela tient au fait que cette approche offre un équilibre entre les inconvénients d’une cible réceptive (elle ne laisse pas la tâche la plus difficile à l’effet d’entraînement) et ceux d’une cible résistante (il y a moins de risque que l’intervention initiale ait un effet restreint, ce qui limiterait ensuite l’effet du mécanisme de diffusion). Ainsi, les personnes résistantes au changement étant en partie ciblées de manière aléatoire par l’intervention initiale, elles se retrouvent ensuite moins nombreuses dans la population qui reste à convaincre par l’effet d’entraînement. En revanche, si dans l’échantillon aléatoire les personnes résistantes au changement ne réagissent pas de manière positive à l’intervention, l’effet d’entraînement sera à son tour faible, voire inexistant.

D’autres résultats révèlent que les comportements et pratiques qui contribuent à une identité culturelle particulière ont une valeur intrinsèque accrue et que cela agit comme un frein à l’effet d’entraînement, pratiquement quel que soit le contexte. Les personnes adoptent en effet cette pratique dans le cadre de leur appartenance à un groupe en particulier et en se distinguant d’un autre groupe. Une solution consisterait à réduire le lien entre le comportement que l’on veut changer et l’identité culturelle à laquelle il est lié, potentiellement en transférant cette association vers un autre comportement ou une autre pratique. Cela est toutefois particulièrement difficile si l’action est entreprise par des personnes extérieures au groupe.

Dans l’ensemble, le message clé de cette recherche est que l’utilisation de l’influence sociale comme moyen de modifier les comportements au sein d’une population peut sembler plausible à partir d’une première évaluation superficielle des attitudes. Cependant, ce n’est pas parce que les personnes considérées à titre individuel semblent disposées à modifier leur comportement du fait de l’influence sociale que le succès à l’échelle de la population est garanti. Au contraire, une approche économique et raisonnable consiste à mener une analyse approfondie de la manière dont les attitudes et les comportements varient au sein d’un groupe et entre les groupes, puis à examiner les résultats au regard de cette nouvelle recherche.


Papier de recherche: Efferson, C., Vogt, S. & Fehr, E. The promise and the peril of using social influence to reverse harmful traditions. Nat Hum Behav 4, 55–68 (2020).


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