Les conseils et renseignements donnés par les analystes financiers aux investisseurs, tels que les prix cibles et autres recommandations, influencent fortement les décisions des investisseurs. Or, de nouvelles recherches montrent que la manière dont l’esprit humain traite les chiffres signifie que les prévisions faites par les analystes sont souvent inexactes lorsqu’on les compare aux résultats réels.
Les nouvelles informations et les opinions font bouger les marchés financiers. Bien qu’une grande partie ces informations soit basée sur l’actualité et suscitée par des événements extérieurs, certaines personnes – responsables politiques, économistes ou analystes financiers par exemple – exercent une influence notable sur la valeur des entreprises, et ce faisant, sur le sort des industries et des économies de manière plus générale. La majeure partie des informations émises par ces personnes s’appuie sur des recherches approfondies sur le devenir des entreprises et de l’économie. N’est-il pas envisageable, cependant, qu’il existe des biais sous-jacents (et non détectés) dans la manière dont ces recherches sont traitées, interprétées et présentées? Si tel était le cas, il existerait alors un risque que toute opinion fondée sur ces recherches soit finalement incorrecte.
Cette question a été abordée par Alain Schatt (HEC Lausanne, Université de Lausanne) et ses collègues Tristan Roger (Université Paris-Dauphine) et Patrick Roger (EM Strasbourg Business School) dans leur article « Behavioural Bias in Number Processing: Evidence from Analysts’ Expectations ». Les auteurs se sont intéressés au travail des analystes financiers. Le rôle de ces analystes est de faire des recommandations impartiales sur la base de recherches indépendantes sur le devenir des entreprises. Les résultats de ces recherches sont souvent publiés dans des rapports d’analystes indiquant des recommandations d’investissement, généralement désignées en termes d’ « achat », de « vente » ou de « conservation » d’actions, généralement supportés par des prix cibles (ou prix futurs théoriques) des actions. Ainsi, les avis des analystes financiers sont souvent très influents pour déterminer les décisions d’investissement et les mouvements du cours des actions.
L’effet des petits nombres
Comme le font remarquer les auteurs, il est bien connu que les analystes financiers ont tendance à être optimistes dans leurs prévisions. Cela est confirmé par des recherches qui montrent que sur de longues périodes, les rentabilités moyennes suggérées par les prix cibles émis par les analystes dépassent largement les rentabilités réelles du marché. Ce qui est moins clair, en revanche, c’est la raison de cet excès d’optimisme. Les auteurs apportent ici une contribution inédite au débat en montrant que les analystes financiers, comme tous les autres individus, traitent les petits nombres différemment des grands nombres. Ce biais comportemental spécifique, que les auteurs qualifient de « biais du petit prix », est visible lorsque les analystes financiers émettent des prix cibles.
Le biais du petit nombre a été mis en évidence dans la recherche en neuropsychologie, qui porte notamment sur la façon dont le cerveau humain traite les grands et les petits nombres lorsqu’il effectue des calculs. En substance, les individus ont tendance à ne pas percevoir instinctivement l’écart entre deux petits nombres de la même manière qu’entre deux grands nombres. Si nous pensons en termes de hausse des prix, il semble (instinctivement) plus facile de passer de 1 à 1,5 que de 100 à 150, même si la variation relative (+50%) est la même. Cela laisse supposer que si un analyste boursier adopte un point de vue optimiste sur les perspectives d’une entreprise, alors cet optimisme est susceptible d’être plus exagéré pour les actions dont le cours est bas que pour celles dont le cours est plus élevé.
Ce phénomène est validé empiriquement par les auteurs sur la base d’un échantillon de 814’117 prix cibles sur 6’423 titres américains émis par 9’141 analystes sur une période de 14 ans allant de 2000 à 2013. En comparant les prix cibles avec les prix futurs réalisés, il apparaît que les analystes émettent des prix cibles plus audacieux pour les actions à faible prix que pour les actions à prix élevé. Pour l’ensemble des actions de la période étudiée, le rendement implicite moyen des actions dont le prix nominal est inférieur à 10$ était d’environ 39%, tandis qu’il était de 19% pour les actions dont le prix est supérieur à 40$. Et lorsque les prix cibles émis par les analystes ont été comparés aux prix futurs réalisés sur le marché, les cibles des actions à faible prix étaient 26,88% plus optimistes que les cibles des actions à prix élevé. Ces résultats sont valables après prise en compte de nombreux facteurs tels que la capitalisation boursière de l’entreprise, qui pourrait également expliquer les résultats.
Les conséquences du biais du petit prix
Ces résultats ont un certain nombre de conséquences. Pour les investisseurs, par exemple, il est important d’être conscient que les prix cibles des actions à faible prix sont susceptibles d’être exagérés par les analystes, et ils seront plus exagérés que les prix cibles d’actions à prix plus élevé.
Pour les conseils d’administration, par exemple, ces constatations peuvent avoir des répercussions sur les programmes de rémunération des dirigeants. Lorsque les comités de rémunération fixent les contours du programme de rétribution des dirigeants, ils fondent souvent une partie de cette rémunération sur un prix cible précis des actions (en tant qu’événement déclencheur pour les primes, par exemple). Pour ces personnes qui fixent ou supervisent de telles rémunérations, il est important de tenir compte de ce biais du petit prix dans la prise de décision.
Une mise en garde est également valable pour les parties prenantes qui participent à la cotation de sociétés privées. En se servant du biais du petit prix, il est possible de manipuler les perceptions des investisseurs avant une introduction en bourse. Imaginons une start-up prospère sur le point d’être cotée en bourse avec 1’000 actions à 100 CHF chacune. Si elle procède à un fractionnement des actions avant l’introduction en bourse en multipliant le nombre d’actions émises par 1’000, et en divisant le prix par 1000 en conséquence, il deviendrait alors plus facile de négocier un prix de souscription plus élevé en justifiant des prévisions plus optimistes.
Dans l’ensemble, la leçon à tirer est que, comme le montrent les auteurs, ce serait une grave erreur d’ignorer les biais s’appliquant aux petits prix.
Papier de recherche: Behavioral bias in number processing: Evidence from analysts, Journal of Economic Behavior and Organization 149 (2018) 315–331. Tristan Roger, Patrick Roger & Alain Schatt.