Lorsque l’on évoque les conséquences de la guerre, on a tendance à penser aux vies humaines perdues, ainsi qu’aux blessés. Mais la guerre induit également de nombreux effets économiques néfastes à long terme, dont certains peuvent être la cause de conflits futurs et d’un accroissement de la misère.
Vous êtes un économiste primé et non un historien. Pourtant, un grand nombre de vos recherches portent sur les conflits et leurs causes. Pourquoi?
On sait que les conflits ont un impact important en termes de pertes humaines et de blessés (quelque 20 millions de personnes ont perdu la vie au cours d’un conflit au XXe siècle), mais ils ont aussi un coût économique significatif. Une guerre détruit en moyenne 15 % du PIB d’un pays impliqué. Parmi les 34 pays les plus pauvres du monde, 20 ont été le théâtre d’un conflit ces dernières années. Il est donc difficile, par exemple, d’étudier le développement économique et d’explorer des domaines tels que la croissance et la prospérité sans tenir compte de leurs liens avec le conflit.
Pourriez-vous m’en dire plus sur les conséquences économiques des conflits?
La guerre détruit le capital physique, le capital humain et le capital social. L’impact de ces trois éléments est important à long terme.
Les infrastructures physiques sont essentielles au développement et leur destruction a des conséquences durables. Mais n’oublions pas que, si l’on possède des ressources, les ponts, les routes et autres infrastructures peuvent être reconstruits relativement rapidement. Il est plus difficile, et plus long, de rebâtir le capital social et humain.
Qu’entendez-vous par capital social et humain dans ce contexte?
Prenez l’éducation, par exemple. Au cours des guerres, les écoles sont détruites et les conditions de sécurité ne sont pas réunies pour envoyer les enfants à l’école. Quand les jeunes manquent l’école pendant une période prolongée, une génération peut être perdue en termes d’éducation. Cela peut conduire à une baisse de la productivité économique par la suite, ce qui pénalise le pays à long terme.
Redresser la situation est assez difficile. Si vous n’allez pas à l’école pendant une période significative entre l’âge de 5 et 15 ans parce que vous vivez dans une région marquée par le conflit, vous avez peu de chances de pouvoir récupérer votre retard. Il est difficile de rattraper les années perdues.
La santé, un autre aspect du capital humain, pâtit aussi des guerres. Les guerres donnent lieu à des problèmes de santé qui ont un impact à court comme à long terme. Les personnes souffrant de stress post-traumatique ou de blessures physiques et cognitives ne sont pas aussi productives sur le plan économique que si elles n’en avaient pas été victimes. Il est plus difficile pour elles de contribuer à la prospérité économique générale.
Qu’en est-il du capital social?
La confiance est un ingrédient fondamental du succès économique. C’est un sujet que j’ai exploré dans plusieurs travaux de recherche, par exemple récemment dans «Seeds of Distrust» (Graines de défiance), un article dans lequel nous avons étudié l’impact de la guerre sur le capital social, la confiance généralisée et la confiance entre les groupes ethniques en Ouganda au début du XXIe siècle.
Si les populations ne se font pas confiance, il est beaucoup plus difficile de développer des relations économiques qui vont au-delà de la famille proche ou du village. Dans un pays où la confiance mutuelle n’existe pas, les échanges dans un cadre de concurrence normale ne vont pas plus loin que la famille et la communauté locale, ce qui rend le commerce beaucoup moins efficace. Si les gens n’agissent que dans un rayon proche, il y a peu de chances qu’ils atteignent un niveau d’innovation commercialisable à l’échelle globale.
La confiance est donc fondamentale.
Votre recherche révèle-t-elle des facteurs qui rendent les conflits probables?
Oui. Prenez l’inégalité de ressources, par exemple, et l’importance de leur localisation. Si un pays possède du pétrole situé près d’une frontière avec un pays qui n’en possède pas, ou qui en possède loin de la frontière, il est tentant pour le pays sans pétrole d’attaquer le pays qui en a et d’essayer de s’emparer de la ressource. La clé est ici l’inégalité d’accès aux ressources.
Dans le cas d’une guerre civile, si le pétrole se situe sur les terres d’une minorité ethnique discriminée, le risque est grand que cette région fasse l’objet d’un conflit. Dans ce cas, la ressource est une motivation pour rompre avec le groupe ethnique dominant. Pensez à la région du Kurdistan en Irak, au delta du Niger au Nigeria, ou au Timor oriental.
Faites-vous d’autres constatations en lien avec les ressources naturelles?
Il existe un lien entre ressources naturelles et exécutions de masse. Pour un régime cynique, la tentation de massacrer la population issue de ses minorités ethniques est plus importante dans les pays dont les ressources proviennent du pétrole. Si les ressources sont issues du travail productif, alors massacrer son propre peuple représente un coût dissuasif pour les dictateurs, puisqu’il diminue la force de travail productive.
Mais si les ressources viennent du sous-sol, sous forme de pétrole par exemple, il peut être lucratif pour des dirigeants cyniques de se débarrasser de pans entiers de la population. De cette façon, le dirigeant partage moins les profits des ressources naturelles avec d’autres, tout en maintenant le niveau de production de ces profits.
Une autre raison pour laquelle les ressources naturelles, les richesses minérales en particulier, accroissent les risques de conflits est qu’elles rendent plus facile le financement de leurs actions. Si un groupe rebelle a accès aux diamants de la guerre, par exemple, il est plus facile de payer les soldats et cela peut faire durer le conflit.
Étant donné vos conclusions sur les causes des conflits, que peut-on faire pour les prévenir dans le futur?
On peut agir. Un bon exemple est un travail récent dans lequel, avec mon coauteur, nous démontrons que la démocratie a un effet ambigu sur les risques de conflits.
La démocratie diminue l’envie des peuples de se rebeller, puisqu’ils sont plus heureux sous un régime démocratique, mais elle accroît les moyens de le faire. Sous un régime totalitaire, vous pouvez avoir envie de vous rebeller, mais vous n’en avez pas les moyens. En Suisse, vous pouvez en avoir les moyens, mais vous n’en avez pas le désir.
Cependant, dans un pays moyennement démocratique, vous avez les deux: un niveau de démocratie suffisant pour avoir la possibilité d’organiser une rébellion ou une protestation violente et suffisamment de motivation pour certaines personnes de se rebeller.
Ainsi, des pays qui luttent pour la démocratie, comme ceux du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord pendant et après le printemps arabe, possèdent cette instabilité intrinsèque. Sont-ils condamnés à échouer?
Pas nécessairement. Les facteurs qui font de la démocratie une force pour la paix sont plus solides dans les pays riches. Dans ces pays, il existe un effet de responsabilisation qui réduit les griefs des peuples une fois qu’ils vivent en démocratie. Cet effet est plus important dans les pays riches.
Ainsi, alors qu’il est très important de promouvoir la démocratie, en particulier une démocratie complète, et non pas une démocratie partielle, il faut dans le même temps rester très vigilants. Il est bon pour les pays nouvellement démocratisés que les riches pays occidentaux leur apportent une aide économique forte.
Si vous soutenez la démocratie dans un pays très pauvre et ethniquement divisé, c’est une bonne idée de disposer sur place de troupes de maintien de la paix, avec un soutien international, ainsi que de projets de financement majeurs visant à stimuler son économie.
Il serait naïf de dire: «Laissons-les avoir des élections libres, ils vivront en paix après.».
Votre travail sur les conflits est-il pertinent par rapport à la situation actuelle en Syrie?
Bien sûr. Certaines des recherches auxquelles j’ai participé montrent un lien entre la confiance et le conflit: c’est un cercle vicieux. Le conflit détruit la confiance. Si la confiance est amoindrie, alors on échange moins sur le plan commercial; si l’on échange moins, le coût de la guerre est plus faible et il y a donc plus de conflits.
Lorsque vous grandissez dans un environnement terrible, comme c’est le cas en Syrie actuellement, votre confiance en sera affectée toute votre vie.
Cela a donc un rapport avec la façon dont la situation des réfugiés syriens est traitée?
En permettant aux réfugiés syriens d’aller en Europe, par exemple, où ils peuvent bénéficier de bons systèmes scolaires et d’un environnement stable, leurs enfants pourront grandir plus heureux, mieux éduqués et plus confiants. Cela leur permettra par la suite, plus tard dans leur vie, de rebâtir un pays stable et prospère.
Bien évidemment, le fait que les réfugiés retournent en Syrie ou pas dépendra de l’état du pays. Je pense que nous devons absolument avoir une politique généreuse en termes d’accueil des réfugiés, ici en Europe. Mais bien sûr, dans le même temps, nous devons trouver une solution politique à la crise, qui devra inclure des institutions de partage du pouvoir entre les différents groupes ethniques.
Publications sur le sujet:
- Caselli F., Morelli M., Rohner D., The Geography of Inter-State Resource Wars. The Quarterly Journal of Economics, In Press.
- Esteban J., Morelli M., Rohner D., Strategic Mass Killings. Journal of Political Economy, In Press.
- Morelli M., Rohner D., Resource Concentration and Civil Wars. Journal of Development Economics, In Press.
- Rohner D., Thoenig M., Zilibotti F., Seeds of distrust: conflict in Uganda. Journal of Economic Growth 18(3), pp. 217-252, 09-2013.
- Rohner D., Thoenig M., Zilibotti F., War Signals: A Theory of Trade, Trust and Conflict. Review of Economic Studies 80(3), pp. 1114-1147, 07-2013.
- Hodler R., Rohner D., Electoral terms and terrorism. Public Choice 150(1-2), pp. 181-193, 01-2012.
- van der Ploeg F., Rohner D., War and Natural Resource Exploitation. European Economic Review 56(8), pp. 1714-1729, 11-2012.