Thèse soutenue par Gabriel Dorthe, le 23 janvier 2019, Institut de géographie et durabilité (IGD) & Université Paris I Panthéon-Sorbonne, UFR de philosophie
Depuis une dizaine d’années, le transhumanisme fait l’objet d’une attention soutenue de la part de nombreuses disciplines de sciences humaines, des médias et de nombreux acteurs du débat public sur les technologies émergentes. Très polarisé et virulent, le débat surprend par deux oublis. D’une part, le transhumanisme est rarement présenté comme un mouvement d’idées structuré en associations par des militants, mais plutôt renvoyé de manière vague à des grandes puissances lointaines (Silicon Valley ou Asie du Sud-Est en particulier). D’autre part, les objets techniques, qui focalisent l’attention, y sont en même temps relégués au rôle de décor en fond de scène.
Cette recherche mobilise des perspectives croisées issues des STS, de la philosophie des techniques et des humanités environnementales, et est fondée sur une démarche de terrain de longue haleine au sein du mouvement transhumaniste, en particulier l’Association Française Transhumaniste. Elle présente une étude ethnographique approfondie du mouvement transhumaniste, en tant que défini, animé et habité par celles et ceux qui se disent et s’affichent transhumanistes.
Cette thèse est composée de quatre parties principales. D’abord, elle présente un historique du mouvement transhumaniste et de sa lente structuration, ainsi qu’une cartographie de ses multiples composantes. La définition du transhumanisme adoptée ici reste volontairement incertaine, tout en conservant une précision descriptive : il s’agit d’un mouvement réunissant des individus qui considèrent que l’humanité peut et doit s’améliorer grâce aux technologies émergentes, afin d’augmenter sa santé, sa longévité, ou ses capacités physiques et cognitives.
Cette définition prend au sérieux le fait que des hommes et des femmes, depuis une bonne trentaine d’années, choisissent de s’investir dans un mouvement qui s’attire les foudres de nombreux critiques. Qui sont ces gens ? Que veulent-ils ? Quelles sont leurs motivations ? Dans ce sens, plusieurs controverses internes au mouvement sont étudiées, afin d’en comprendre les dynamiques internes. Ensuite, des explorations épistémiques décrivent le type de savoir qui active la curiosité des transhumanistes, et montre que, bien plus que des ingénieurs prenant leurs rêves pour des réalités, les transhumanistes constituent une forme de public des promesses technoscientifiques qui irriguent le monde occidental.
Dans cette perspective, je m’attarde sur le rapport que nouent les transhumanistes avec les objets techniques présents et futurs. Si les premiers sont souvent contrariants dans les pratiques quotidiennes, ils sont considérés avant tout comme des traces d’un futur à décrypter. Puis, des explorations politiques suivent les transhumanistes dans leurs activités quotidiennes de militants hésitants. J’y décris les efforts que les transhumanistes déploient pour être considérés comme des acteurs rationnels et respectables du débat public sur les technologies émergentes. J’y retrace également diverses initiatives d’organisation du mouvement en partis politiques, pour montrer à quel point l’insertion dans un débat social plus large et des contextes nationaux spécifiques fracture constamment un mouvement qui se veut universel.
Enfin, des explorations écologiques ont deux enjeux : étudier la manière dont les transhumanistes répondent, rarement, aux enjeux environnementaux actuels ; et proposer une lecture centrée sur les objets (prothèses) de l’une des problématiques centrales du transhumanisme, l’augmentation humaine (human enhancement). Cette recherche a l’ambition de montrer qu’il ne suffit pas de s’attacher aux seuls contenus normatifs du transhumanisme pour en formuler une critique féconde. Enquêter sur leurs énonciateurs et leurs conditions d’énonciation doit ainsi enrichir les perspectives, en accordant aux objets techniques émergents un peu plus d’attention, et en les désenclavant de leur statut de préfigurations du futur. Plutôt que de débattre des conséquences éventuelles du transhumanisme, cette recherche étudie le transhumanisme au présent, en fait une énigme, ce qu’il s’agit d’expliquer plutôt qu’un point de départ.
Accès au texte intégral
- Dorthe Gabriel, Malédiction des objets absents Explorations épistémiques, politiques et écologiques du mouvement transhumaniste par un chercheur embarqué, Université de Lausanne, 2019.