L’économie contemporaine aspire à une croissance continue, alors que les ressources terrestres sont limitées. Par conséquent, les productions de biens et de nourriture doivent se réorienter vers des modèles plus soutenables.
Nicolas Bissardon, alumni de la FGSE, a conçu et testé un outil d’évaluation inédit pour mesurer la durabilité des entreprises. Son travail a été couronné par le Prix Durabilis à l’automne 2023, qui récompense des travaux de bachelor ou de master intégrant une réflexion approfondie sur la durabilité.
D’un concept théorique à son application pratique
Prenons une ferme modèle : le Panier à 2 roues (P2R). Cette coopérative, créée en 2010, fonctionne en Agriculture Contractuelle de Proximité (ACP). Elle livre ainsi à fin 2022 environ 330 paniers dans 19 points de livraison répartis sur l’agglomération lausannoise, et propose des produits maraîchers (mais aussi du pain, des œufs, du tofu ou du fromage) issus d’une culture respectueuse de l’environnement, tout en favorisant les liens sociaux entre producteurs et consommateurs. Le panier à 2 roues repose sur des pratiques agricoles, telles que la minimisation du travail du sol, la promotion de la biodiversité ou des conditions de travail respectueuses (salaires équitables, gouvernance partagée). Des événements sociaux sont également organisés pour renforcer les liens entre les coopérateurs et les producteurs.
Ce modèle semble donc à priori cocher toutes les cases pour assurer un haut niveau de durabilité et d’éthique. Comment le quantifier, identifier les biais cachés et aller encore plus loin ?
Nicolas Bissardon ancien étudiant du Master en fondements et pratiques de la durabilité, a justement eu pour mission de créer et tester une nouvelle méthode qui permettrait de faire ce point de situation. Dans le cadre de son travail, qui lui a valu le prix Durabilis, il a choisi d’analyser cette entreprise déjà fortement engagée dans la durabilité, afin de déterminer où se situent les actions potentielles (et les freins) pour que le modèle atteigne une quasi-neutralité environnementale, tout en garantissant un fonctionnement respectueux du personnel et un ancrage dans le tissu social local. Pour ce faire il a utilisé un outil inédit basé sur le concept théorique de la permacircularité.
Permacircularité : qu’est-ce que cela signifie ?
Le concept a été énoncé en 2017 par Dominique Bourg et Christian Arnsperger, alors tous deux enseignants au master en fondements et pratiques de la durabilité de FGSE. Il propose une réinscription des activités humaines dans les limites planétaires et d’en assurer le « non-dépassement obligatoire ». Le nom de permacircularité provient de la contraction entre permanence, qui évoque le fait que les activités humaines doivent viser la durabilité pour le temps long et circularité, qui évoque le fait que les flux soutenant les activités humaines sont aujourd’hui principalement linéaires.
La permacircularité repose sur une vision décomposée en 3 niveaux distincts permettant « de ne pas perdre de vue les complexités systémiques d’une authentique permacircularité » afin de créer des modèles d’activités humaines durables, respectueuses de l’environnement et socialement responsables. Elle vise à instaurer des boucles vertueuses où les déchets deviennent des ressources, où les processus de production imitent les cycles naturels, et où la prise en compte des aspects sociaux est intégrée dès la conception des activités.
Nicolas Bissardon, comment avez-vous initié cette démarche ?
Dans la pratique, la première étape a consisté à identifier des indicateurs pertinents pour évaluer la durabilité des activités de la ferme. Ces indicateurs devaient être facilement testables et en nombre raisonnable vis-à-vis des ressources disponibles au P2R. J’ai d’abord considéré les indicateurs spécifiques aux activités agricoles (indicateurs contextuels), tels que la consommation d’eau, les bilans des apports azote et phosphore, ou la préservation de la biodiversité des sols. Au final 17 indicateurs contextuels ont été retenus.
J’ai ensuite considéré des éléments d’ordre plus général et les aspects socio-économiques des activités de la ferme (indicateurs universels, potentiellement applicables à toute activité) : consommation énergétique (électricité, essence etc), relations avec les clients et les fournisseurs, ancrage de l’entreprise dans son environnement et sa région, raison d’être de l’entreprise. Au total 36 indicateurs universels se sont ajoutés aux 17 contextuels. L’évaluation de ces 53 indicateurs sous l’angle de la durabilité m’a permis de brosser un portrait complet de la soutenabilité des activités de la ferme.
Sur la base de votre analyse, quelles améliorations ou freins identifiez-vous pour l’évolution du modèle à haut standard de P2R ?
Le bilan effectué sur la base des indicateurs a permis d’identifier rapidement des actions concrètes à entreprendre, comme l’aménagements d’espaces favorables à la biodiversité (haies par exemple) l’utilisation de fertilisants produits sur la ferme ou la mise en oeuvre d’un plan de formation pour le personnel.
Des freins à l’accroissement de la durabilité ont également émergé : l’usage de matériel plastique est par exemple très difficile à contourner, les alternatives étant rares et généralement plus chères. Si dans l’absolu, aucun carburant fossile ne devrait être utilisé sur le long terme, une analyse fine de l’empreinte globale de l’utilisation très raisonnée de machines thermiques ou l’investissement dans de nouvelles à propulsion électriques (avec toutes les questions d’extraction associées) devrait être effectuée avant d’arbitrer. Le cadre d’évaluation de la permacircularité n’exclut ainsi pas des analyses ponctuelles utilisant d’autres méthodes (analyse du cycle de vie, analyse des flux de matière, etc…) afin d’arbitrer des problématiques précises.
La démarche a également souligné l’importance de prendre en compte l’échelle considérée. L’indicateur lié à la biodiversité de l’écosystème pourrait par exemple positivement évoluer, en incluant les pratiques en arboriculture d’une ferme voisine. On ne peut pas s’attendre à ce que chaque structure fasse de tout, mais que dans une zone donnée les différentes activités se complètent en créant des synergies positives. Il est donc primordial d’analyser la permacircularité à des échelles variées afin de détecter synergies et manquements.
Cette démarche a montré qu’une approche holistique telle que celle menée ici, permet de mettre en évidence des angles morts qui restent bien souvent cachés lors de l’appréciation de la durabilité des activités d’une entreprise par d’autres méthodes. Par exemple, la caractérisation des liens entre le P2R et son environnement extérieur permet de réinscrire les activités de la coopérative, très locales, dans les enjeux plus globaux. Cette approche systémique aide à mettre en évidence des points de leviers qui pourraient être actionnés et dont l’influence serait plus large que l’echelle du P2R lui-même.
Dans quelle mesure cet outil pourrait-il être développé et appliqué à d’autres entreprises ?
Cet outil a été conçu afin d’être applicable à toute activité humaine. Néanmoins, des adaptations mineures sont nécessaires. Il faudrait ainsi redéfinir les indicateurs contextuels (liés à la branche de l’entreprise) afin de les adapter à chaque situation spécifique. Les indicateurs universels s’appliquent quant à eux à n’importe quelle structure. Des synergies ont été relevées lors des recherches avec des méthodologies déjà mises en œuvre comme celle proposée en 2021 par Sylvain Breuzard dans son livre décrivant le modèle de “perma-entreprise“ inspiré de la permaculture. Il y préconise le développement des entreprises autour de trois principes éthiques : « prendre soin des humains », « préserver la planète », « se fixer des limites et partager équitablement », piliers qui relèvent pleinement de la permacircularité.
Cette démarche permet d’offrir à l’entreprise un regard lucide sur les implications climatiques, sociales et géopolitiques de ses activités.
Nicolas Bissardon
L’évaluation de la permacircularité pour une entreprise ne se concrétise pas systématiquement par un gain financier direct. Cependant, elle lui offre une vision des enjeux liés aux ressources consommées et au système dans lequel elle opère et lui permet de réfléchir à des stratégies de résilience face aux incertitudes futures. S’il n’y a actuellement pas de projet actif utilisant cet outil, de nouvelles mises en pratiques pourraient être étudiées dans le cadre d’un autre travail de master ou d’un projet de recherche par exemple.
Bio express
Nicolas Bissardon a suivi un parcours atypique : ingénieur de formation, il a travaillé durant 10 ans dans le domaine de l’aéronautique. Face à la crise climatique, il s’est retrouvé confronté au manque de perspective d’améliorer la durabilité de manière significative dans son domaine. Désireux de compléter son bagage avec des sciences humaines, sociales et économiques et dans l’optique d’une reconversion professionnelle, il s’est inscrit au master en fondements et pratiques de la durabilité. Durant son cursus il a pu acquérir « les outils d’analyse et de réflexion ainsi que les savoir-faire nécessaires pour articuler les principes théoriques à des pratiques innovantes, capables de répondre aux défis de la transition écologique ».
Actuellement consultant en mobilité, il mène à bien des projets divers permettant notamment de diminuer la part de la voiture individuelle (réaménagement de rues, aménagements cyclables, plan de mobilité d’entreprise).