Entretien avec le Prof. Martin Müller au sujet de la nomination du Prof. Felwine Sarr en tant que Dr honoris causa de l’Université de Lausanne sur proposition de la FGSE.
Sur proposition de la FGSE, l’UNIL va décerner le titre de docteur honoris causa au Prof. Felwine Sarr lors du Dies Academicus du 2 juin 2023. Martin Müller, ensemble avec le groupe GRAAR (Groupe de réflexion et d’action anti-raciste) vous êtes à l’origine de cette proposition. Pourriez-vous nous en dire plus ?
L’idée n’est pas sortie de nulle part, il y a déjà eu des contacts entre notre faculté et Felwine Sarr dans le passé. J’ai fait sa connaissance notamment lors d’une rencontre au musée ethnographique à Genève en présence de Carine Ayélé Durand (actuelle directrice du musée et intervenante lors de la conversation avec Prof. Felwine Sarr le 1er juin) l’année dernière.
Lors de notre rencontre, j’avais été marqué tout d’abord par les qualités personnelles de Felwine Sarr, sa sincérité et son humilité. Ses travaux sont par ailleurs tout à fait remarquables à mes yeux. En particulier du fait qu’au Sénégal, où il a passé la plupart de sa carrière, les moyens ne sont pas les mêmes qu’ici. Les professeurs ont très peu de fonds, il y a beaucoup plus d’enseignement à faire et le soutien n’est pas comparable à celui que l’on a en Suisse. Malgré cela, la qualité de sa recherche est exceptionnelle.
Ce choix est aussi une volonté de récompenser le travail d’excellents chercheurs et chercheuses venant de pays hors-Europe. Il est rare que des scientifiques de pays du Sud soient récompensés avec ce titre dans une université suisse.
Quel est le lien entre Felwine Sarr et la FGSE ?
Premièrement, en étant économiste, philosophe et ayant travaillé sur la décolonisation des musées ainsi que la gestion des ressources naturelles, Felwine Sarr représente bien l’interdisciplinarité de la FGSE. On pourrait dire que c’est la FGSE en une personne ! Nous avons chez nous des économistes, des philosophes, des géographes et cette diversité d’approches est un grand atout et peut créer de l’originalité. Si on veut comprendre le monde et les nombreux défis d’aujourd’hui on ne peut pas se contenter d’une spécialisation autour d’une seule thématique : il faut avoir des approches différentes. Il faut avoir une pensée plus large et interconnectée. Cela est mis en évidence par Prof. Sarr. En ce sens, il est assez emblématique de ce projet de notre faculté.
Le deuxième élément est l’importance de l’idée du monde dans son travail. A la FGSE, nos recherches tournent autour de la question du monde. Dans son essai Habiter le monde, l’auteur essaie de comprendre comment l’être humain peut faire monde avec toutes les autres parties prenantes. C’est ce que nous essayons de faire dans notre faculté en étudiant la terre, ses processus géophysiques et naturels, et ses habitants humains et non-humains pour mieux comprendre notre propre rôle et notre propre responsabilité dans le monde que nous sommes en train de créer.
Le plan d’action de l’Université de Lausanne pour l’égalité, la diversité et l’inclusion (EDI) 2022-2026 mentionne la volonté de l’institution d’élargir l’horizon scientifique des étudiant·e·s et des chercheur·euses en leur faisant découvrir la recherche menée dans des pays non-occidentaux. Dans quel mesure ce choix va dans ce sens ?
L’écologie et la transition vers la durabilité font partie des grandes préoccupations du moment, mais il y a aussi une interrogation sur le savoir que nous enseignons dans nos universités. Un savoir qui ne vient pas de nulle part, mais qui est créé principalement en Europe et aux États-Unis et qui est souvent pris comme universel, comme s’il s’appliquait partout, même s’il a été créé dans des circonstances particulières. Je parle surtout de l’Europe de l’Ouest, car l’Europe de l’Est n’est même pas impliquée là-dedans. Avec des mouvements comme « Rhodes Must Fall » ( red : mouvement de contestation étudiant sud-africain contre le racisme institutionnel) et d’autres actions œuvrant pour plus de diversité dans les universités, il y a une volonté de valoriser le savoir qui est resté silencieux jusque-là. Avec son approche, Felwine Sarr nous aide à changer de regard et à comprendre d’autres réalités. Avec fermeté et diplomatie il nous fait comprendre les perspectives africaines.
Qu’est-ce que signifie pour vous « habiter le monde » ?
Pour moi il y a trois paramètres : la terre, la planète et le monde. La terre est la relation entre processus biophysiques. La planète est un peu les deux ; l’humanité et le système en tant que tel. Le monde est plus orienté vers les humains. Je dis souvent à mes étudiant·e·s : nous habitons une terre mais plusieurs mondes. Nous devons toutes et tous faire face au fait que les ressources sont limitées, que nous habitons la même planète et que nous avons le droit et la responsabilité d’en prendre soin.
Le fait de dire que les mondes sont multiples signifie qu’il y a diverses interprétations de ce que nous voyons, diverses manières de vivre dans ce monde et de ce que signifie une bonne vie. La multiplicité des mondes est importante. Nous pouvons habiter ce monde de différentes façons mais il faut être conscient·e que nous n’avons qu’une planète. Il y a une juxtaposition entre la singularité de la terre — nous n’en n’avons qu’une — et la multiplicité des mondes. C’est à nous de les façonner, finalement.
J’aime bien le terme utilisé par Felwine Sarr « faire monde » car cela ouvre un processus créateur et nous rappelle que nous avons des choix et qu’il n’y a pas qu’une façon de faire. Cependant, les responsabilités seront différentes. Certaines personnes habitent déjà la monde de manière responsable et durable, d’autres non. Le message s’adresse à certains plus que d’autres.
Entretien mené par Natalie Emch, Conseillère en EDI de la FGSE
Bibliographie
F. Sarr, Habiter le monde. Essai de politique relationnelle, Montréal, Mémoire d’encrier, 2017
Rencontre
Le 1er juin de 14h à 16h a lieu une conversation avec Felwine Sarr à laquelle tout le monde est invité.