Thèse soutenue par Gabriel Salerno, le 24 septembre 2021, Institut de géographie et durabilité (IGD)
Depuis plusieurs années maintenant, le mot « effondrement » résonne avec force dans l’espace médiatique et scientifique occidental suscitant craintes, négations, approbations ou critiques. Cette thèse a eu pour objectif de se saisir de ce terme à forte connotation, de le comprendre, le définir et l’analyser. Car, plus qu’un mot, l’effondrement est une notion qui renvoie à une véritable nébuleuse. Et force est de constater qu’elle est révélatrice d’une époque charnière dans l’histoire de l’humanité. À partir d’une position méta, en surplomb des discours d’effondrement, cette recherche tente d’élaborer une pensée de l’effondrement, en passant de sa dimension physique à sa dimension philosophique.
En raison de la nature et de l’étendue de l’objet d’étude, cette recherche a demandé une approche interdisciplinaire. Elle se situe à la croisée des SHS et des sciences naturelles dont elle requiert une prise de connaissance des avancées, et s’inscrit ainsi sous le chapeau des humanités environnementales. Plus précisément, elle touche à la philosophie de l’environnement et à la philosophie de l’histoire.
Trois parties principales composent ce travail de doctorat. Tout d’abord, il a été question, à travers un état des lieux planétaire détaillé, de légitimer le choix de mon sujet, en montrant la pertinence de parler d’effondrement aujourd’hui, et d’en consolider l’assise scientifique. À la suite de quoi, deux ruptures furent identifiées, à savoir une première quant à notre relation à la nature, qui se traduit en la fin du dualisme homme-nature, et une seconde quant à notre rapport au temps. À la lumière de cette dernière – la fin du dualisme étant déjà largement actée dans la littérature écologique – ma recherche prit une certaine direction : j’allais m’intéresser aux liens entre la thématique de l’effondrement et celle du temps.
Mais avant cela, il convenait de bien clarifier ce que l’on entend par effondrement. Tel fut l’objet de la deuxième partie, au terme de laquelle nous sommes arrivés à la conclusion qu’en raison de leur grande complexité, une part d’interprétation est inévitable dans l’étude des effondrements de société. Qu’il s’agisse d’un état de choses contemporain ou d’une réalité historique, ils relèvent d’une mise en récit. L’effondrement qui nous concerne aujourd’hui présente toutefois une particularité inédite : parce qu’il est question de l’altération des conditions d’habitabilité de la Terre, il questionne la grande aventure humaine sur Terre. S’ouvrent alors des réflexions sur les implications philosophiques d’un tel phénomène. Sachant qu’il est appréhendé d’une certaine façon à travers un récit et qu’il concerne l’espèce humaine, que signifie-t-il par rapport à l’évolution du genre humain ? Il en découle mon intérêt pour les chronosophies, soit les diverses représentations de la temporalité humaine.
La troisième et dernière partie fut par conséquent consacrée à l’analyse de différents récits d’effondrement, catégorisés sous les appellations du bon ou du mauvais Anthropocène, à l’aune des chronosophies progressiste, rétrograde et cyclique. Cette analyse a permis de mettre en évidence la manière dont l’effondrement est inscrit par les auteurs dans l’histoire humaine et de répondre à ma question de recherche : est-ce que les récits d’effondrement suggèrent ou véhiculent une autre chronosophie que celle progressiste dominante dans la pensée occidentale et, partant, sont le signe d’une sortie pleine de l’idéologie moderne ? Cette question renferme comme prémisses que la modernité présente deux caractéristiques clés, à savoir le dualisme homme-nature et l’idée de progrès. La fin du dualisme semble actée, mais celle du progrès l’est-elle aussi ? En d’autres termes, qu’est-ce que le succès des ouvrages sur l’effondrement nous dit aujourd’hui des imaginaires de l’avenir ? L’effondrement est-il le versant dystopique du progrès ? Étonnamment non, l’idéologie du progrès est toujours présente. Cependant, on trouve également dans les récits des marques des deux autres chronosophies. La sortie de la modernité, affirmée par d’aucuns, n’est donc pas franche, mais selon moi balbutiante. Tantôt, l’effondrement est perçu comme le début d’une désagrégation, tantôt comme l’occasion d’un dépassement. Parfois aussi, il est envisagé comme le catalyseur d’un nouveau cycle et considéré ainsi comme nécessaire, pour ne pas dire souhaitable ; un renouveau n’étant possible que si table rase est faite. On observe en somme diverses méta-interprétations de l’effondrement.
Par voie de conséquence, les positions divergent entre celles qui consistent à penser que la solution se trouve dans le futur – l’effondrement est un défi technique dont il faut triompher ou alors une étape vers une société meilleure et réconciliée ; celles qui consistent à penser que la solution se situe dans le passé – il convient de prendre exemple sur les peuples premiers, de se re-connecter à la nature, de restaurer certaines vertus ; celles qui consistent à penser que la situation est inextricable et qu’il s’agit dès lors de se préparer, s’adapter et survivre ; ou celles qui consistent à penser qu’il n’existe pas de véritables solutions et tant mieux, car l’effondrement est une opportunité, un mal pour un bien – il permet d’ouvrir les possibles sous forme de nouvelles émergences, de régénérescence ou de renaissance.
Il en résulte une querelle naissante, qui nous rappelle celle des Anciens et des Modernes au siècle des Lumières. Dans les récits, les différentes visions de la temporalité humaine se côtoient, s’entremêlent, et entrent de plus en plus en opposition. Par exemple, pour certains le passé est modèle et leçon, pour d’autres cauchemar. L’effondrement, en venant heurter l’idée de progrès, ouvre à nouveau la question du sens de l’histoire. Il interroge et remet en mouvement les diverses représentations du temps au sein de la pensée occidentale. Eu égard à l’effondrement, quel (nouveau) sens conférer à l’histoire ? Engagés dans cette quête, les récits d’effondrement tâtonnent pour l’instant, mais pourraient bien marquer un tournant dans l’évolution de la pensée occidentale. Par ailleurs, ils constituent selon moi le seul pont possible entre un avenir sombre qu’une pensée rationnelle anticipe et le devoir moral d’agir. Car il est bien question aujourd’hui de composer avec l’effondrement, soit d’en atténuer les conséquences tout en préservant, pour citer Hans Jonas, une vie humaine authentique et digne sur Terre.