Thèse soutenue par Gabriel Cotte, le 26 mars 2021, Institut des dynamiques de la surface terrestre (IDYST)
Le Léman, situé à la frontière entre la Suisse et la France, est le plus grand lac d’Europe occidentale. Il alimente en eau potable environ 900 000 habitants vivant le long de ses côtes. En plus de soutenir l’activité de quelques 140 pêcheurs professionnels, le lac accueille une large diversité de plantes et d’animaux.
Pendant la deuxième moitié du 20e siècle, le Léman a souffert d’eutrophisation. Ce phénomène de croissance algale accrue fut provoquée par l’augmentation des apports en nutriments dans ces eaux, due à l’intensification des activités humaines. Entre autres, le phytoplancton, ces algues se développant dans la zone pélagique du lac, c’est-à-dire dans sa colonne d’eau, ont considérablement proliféré suite à l’augmentation des concentrations en phosphore. Ces plantes utilisent la lumière du soleil et les nutriments dissous dans l’eau pour effectuer la photosynthèse et ainsi croître. Un fois mortes, elles sont décomposées par les bactéries du lac. Ce processus consomme de l’oxygène présent sous forme dissoute dans l’eau. La prolifération des algues a donc entraîné une forte diminution de la teneur en oxygène dans l’eau. Ce phénomène, appelé hypoxie, peut provoquer d’intenses bouleversements dans les écosystèmes aquatiques. Par exemple, l’hypoxie des couches profondes du Léman a provoqué une forte diminution de la population de corégone, ce poisson ne pouvant survivre en dessous d’une certaine concentration en oxygène. Par ailleurs, l’eutrophisation des plans d’eau peut déclencher l’apparition d’espèces toxiques d’algues telles que les cyanobactéries.
Afin de lutter contre ce phénomène répertorié dans de nombreux lacs autour du monde, la CIPEL (Commission Internationale pour la Protection du Léman) a mis en place des mesures de réduction d’apport en phosphore au lac à partir des années 70. De nouvelles stations d’épuration ont été construites et des systèmes de déphosphatation des eaux usées ont été installés. De plus, les détergents à base de phosphate ont progressivement été interdits. Ces mesures ont permis une diminution de la concentration en phosphore dans le lac et une amélioration de qualité de l’eau. Cependant, la quantité d’algue mesurée chaque année n’a pas diminué. Ce paradoxe amène à la question suivante : pourquoi le phytoplancton croit-il toujours autant avec moins de nutriments ? Actuellement, l’effet supplémentaire du changement climatique perturbe l’écosystème lémanique et empêche un retour aux conditions d’avant 1950. En effet, le réchauffement climatique provoque une augmentation de la température de l’eau et une extension de la saison de croissance des algues. Dans ce contexte, il est primordial de bien comprendre la dynamique des nutriments à travers le lac pour comprendre et prévoir l’évolution de cet écosystème.
Le fleuve Rhône, qui prend sa source dans le canton du Valais à 160 km en amont du Léman, est le principal affluent du lac. Le glacier du Rhône qui recouvrait l’emplacement du Léman lors du dernier maximum glaciaire, il y a environ 20 000 ans, se trouve maintenant au fond de sa vallée à 2341 m. En plus d’être le principal apport en eau et en sédiment, le Rhône apporte au lac la majorité du phosphore indispensable à la croissance des algues. Pour son développement, le phytoplancton a besoin d’un équilibre entre plusieurs paramètres : la lumière, la température et la concentration en nutriments. Au cours du printemps, la couche de surface qui reçoit les rayons du soleil, appelée zone euphotique, est progressivement appauvrie en nutriments par la photosynthèse. L’apport en nouveaux nutriments ne s’effectue donc que par le recyclage des algues mortes ou par les rivières. Selon le mélange des eaux de la rivière avec les eaux du lac qui les reçoit, différents effets de fertilisation peuvent être observés. Si la rivière, moins dense que les eaux du lac, flotte sur ce dernier, les nutriments qu’elle transporte seront alors directement (bio)disponibles pour le phytoplancton. En revanche, si la rivière plus dense, plonge au fond du lac, ses nutriments n’atteindront pas la zone euphotique et ne produiront pas d’effet de fertilisation. Et donc, qu’en est-il du rôle du Rhône dans la fertilisation du Léman ? Cette thèse s’est ainsi portée sur la dispersion des eaux du Rhône et de ses nutriments dans le Léman et à leur effet de fertilisation engendré dans le lac.
La première question posée a été celle de la dispersion du Rhône : où retrouve-t-on ses eaux dans le Léman selon la saison ? Il a été observé du printemps à l’automne un scénario intermédiaire aux deux présentés ci-dessus. Le Rhône, entre 8 et 12°C à cette période de l’année, va tout d’abord plonger dans les couches de surface plus chaudes du Léman avant de s’introduire dans la colonne d’eau à la profondeur où sa densité équivaut celle du lac. Cet écoulement, mesuré entre 10 et 20 m en été, est ensuite dirigé par les courants du Léman. Ces courants prennent la forme de tourbillons, comme dans les océans, appelés gyres. Ceux-ci sont provoqués par la force du vent et de la rotation de la Terre, dite de Coriolis. Il a ainsi pu être constaté que cet écoulement d’eau du Rhône était dispersé à l’échelle de tout le lac par ces gyres et qu’il pouvait atteindre le Petit-Lac en seulement trois mois.
Par la suite, la question de l’impact de ce transport des eaux du Rhône dans la dynamique des nutriments du Léman s’est posée. Pour y répondre, une étude a été menée à la nouvelle plateforme scientifique LéXPLORE, ancrée à 500 m du port de Pully, à l’Est de Lausanne. Il en est ressorti qu’un apport important en nitrates et en silice des eaux plus profondes pouvait avoir lieu lorsque le lac était agité par de forts vents. De plus, l’apport en silice du Rhône, via l’écoulement intermédiaire décrit plus haut, a pu être mis en évidence au niveau de cette station située au milieu du Grand-Lac.
Enfin, dans le but de déterminer le rôle de fertilisation du Rhône dans sa zone d’embouchure, une étude multidisciplinaire menée par des équipes de recherche de l’UNIL, l’UNIGE et l’EPFL s’est portée sur la zone du Haut-Lac. Les résultats ont montré que cette partie orientale du lac était une zone privilégiée pour la croissance du phytoplancton du fait de la fertilisation directe des eaux du Léman par les nutriments du Rhône.
Les conclusions de cette thèse permettent de mieux comprendre la relation entre le Léman et son tributaire principal, le Rhône, et son rôle dans la fertilisation de cet écosystème lacustre.