Thèse soutenue par Hélène Weber le 25 février 2020, Institut de géographie et durabilité (IGD)
Cette recherche porte sur les politiques et pratiques d’élevage ovin en Suisse. Elle a pour objectif d’explorer les assemblages multiespèces et les pratiques qui se déploient autour de la politique d’élevage ovin. Il s’agit dès lors de révéler les moutons que ces assemblages instaurent et les mondes qu’ils fabriquent en élevage.
Le concept de domestication est mobilisé pour appréhender la diversité des relations entre espèces sans la réduire à la maîtrise de la reproduction, de l’organisation du territoire et de l’approvisionnement en nourriture des moutons pour des raisons de subsistance ou de profit. La domestication a ainsi été envisagée comme une relation en cours entre humains, animaux, plantes et paysages, marquée par des relations de contrôle, d’exploitation, d’adaptation, de coopération et de mutualité, au sein desquelles les animaux ou d’autres entités non-humaines occupent un rôle actif et participent à fabriquer les mondes de l’élevage. Dans un contexte marqué par le changement du mandat attribué à l’agriculture suisse et donc de ses logiques, et par de vifs débats autour des impacts sociaux, écologiques et éthiques de l’élevage, cette thèse donne à voir, pour reprendre le terme de Donna Haraway (2008), les «devenir avec» que les pratiques d’élevage construisent, afin d’appréhender la variété de nos relations aux animaux d’élevage et à la nature.
Si l’élevage ovin a dominé le paysage rural pendant des millénaires pour ensuite être marginalisé au sein de l’agriculture, il se voit proposer de nouveaux modèles liés à la refonte des politiques agricole, environnementale ou de santé animale depuis la fin des années 1990 autour de la notion de multifonctionnalité. Ces modèles impliquent un renouvellement des pratiques d’élevage et de commercialisation de la viande ovine autour de logiques écomodernistes, alliant production et gestion de l’environnement. Ainsi, bien que les critiques du modèle productiviste du XXe siècle aient été prises en compte dans le modèle qui se met en place, des logiques productivistes continuent de sous-tendre les représentations et les pratiques de l’élevage ovin, notamment celles liées à la mise en marché de la viande ovine, aux dispositifs de traçabilité et à la sélection. Elles poursuivent la réduction des moutons à leurs seules fonctions biologiques et économiques, renforcent le rapport instrumental unilatéral qui lie humains et animaux et aliènent les animaux et les éleveurs de leurs processus de vie.
Cependant, certaines représentations et pratiques sont susceptibles d’offrir d’autres type de relations entre espèces et de fabriquer d’autres mondes en élevage. Ainsi, le pastoralisme lie herbe, moutons, humains et paysages et les engage dans une rencontre intime qui les rend indissociables et transforme chacun, offrant d’autres manières d’habiter le monde, faites de relations inter-espèces basées sur l’adaptation, la coopération et la mutualité, et permettant de répondre aux critiques sociales, écologiques et éthique qui sont adressées à l’élevage.
Le virage multifonctionnel, s’il constitue une voie prometteuse répondant aux enjeux de production, de conservation des ressources naturelles, d’entretien du paysage rural et de subsistance des paysans, nécessite de prendre au sérieux les relations inter-espèces et donc de réintégrer le sa/tus, l’espace pastoral, dans la pensée agricole. La critique portée par la multifonctionnalité doit se prolonger dans les pratiques d’élevage pour fournir une alternative au modèle productiviste et ainsi ouvrir des voies pour un élevage avec les animaux et la nature.