MELiSSA (Micro-Ecological Life Support System Alternative) est un projet de l’Agence spatiale européenne (ESA) qui a pour objectif l’étude de systèmes autonomes pour l’alimentation humaine principalement, lors des missions spatiales de longue durée (Lune, Mars). Son approche repose sur la production et le recyclage des consommables dans des systèmes limités et fermés en boucle (loop), de type capsule spatiale, grâce à des algues ou autres plantes et des bactéries notamment.
L’UNIL est partenaire du projet MELiSSA via le Groupe écologie industrielle de l’Institut des dynamiques de la surface terrestre (IDYST).
Christophe Lasseur est le coordinateur du Département Life Support R&D de l’ESA. Il dirige depuis 1990 le projet MELiSSA depuis l’ESTEC, le centre technique de l’ESA implanté aux Pays-Bas. Il est également instructeur certifié pour les astronautes de l’ESA dans le domaine du support de vie.
Le projet MELiSSA, qui vise à réaliser un écosystème articifiel permettant d’assurer la survie des humaines dans l’espace, est articulé autour de quatre grandes étapes : des essais sur les rats, des essais sur les plantes, des essais en microgravité, enfin la construction d’un démonstrateur : Pouvez-vous nous indiquer où se situe le projet actuellement par rapport à ces étapes ?
Ch. Lasseur : Plusieurs de ces étapes, qui s’appuient sur plus de 25 ans de recherches fondamentales et empiriques, sont développées en parallèle, et nous sommes dans une phase d’intégration de ces programmes dans toute la boucle, actuellement concrétisée au sein des laboratoires de Barcelone : les essais qui y ont lieu impliquent dans une boucle fermée (loop) des rats dont le nombre représente l’équivalent d’une personne humaine.
Différents essais en microgravité, qui sont probablement la dimension la plus originale de MELiSSA par rapport à d’autres tentatives – par exemple Biosphère 2 jusqu’en 1991 ou l’approche chinoise actuelle avec le Lunar Palace – aboutissent à des expériences qui ont pu voler dans l’espace: des « morceaux » de MELiSSA ont en effet été embarqués à bord de 7 missions spatiales au cours des 15 dernières années – l’une des plus récentes a consisté en l’envoi de cookies dans l’espace ! – au rythme donc d’un essai spatial tous les deux ans ; c’est une bonne moyenne compte tenu de la compétition et des listes d’attente pour ces expériences embarquées !
L’ESA a tenu en effet à intégrer la dimension de la microgravité spatiale dès le début de ses recherches car elle conditionne très certainement beaucoup de processus et il serait délicat ou hasardeux de ne l’intégrer qu’à la toute fin du projet. Il y a d’ailleurs encore beaucoup à découvrir sur les effets de la microgravité dans le cadre de processus multiphasiques : nous connaissons encore assez mal ou contrôlons trop peu pour l’instant le comportement de différents éléments liquides solides ou gazeux dans l’environnement spatial. Ces expériences en vol sont précieuses puisqu’elles permettent d’expérimenter des situations non reproductibles sur Terre.
Une autre dimension importante pour l’ESA est aujourd’hui l’aspect communication. D’un côté, il s’agit de rendre des comptes aux contribuables sur les investissements consentis, de l’autre le spatial doit démontrer au public et aux entreprises « terrestres » que les laboratoires et processus souvent très complexes du spatial dans MELiSSA peuvent s’articuler avec des applications terrestres. Le grand public comprend en général bien l’enjeu et les retombées que cette recherche peut avoir sur des questions quotidiennes : gestion des déchets, qualité de l’eau, alimentation. Du côté des entreprises, au niveau à la fois technique et économique, les cultures de recherche sont parfois différentes : la complexité des laboratoires et des processus peut faire peur aux entreprises dédiées au terrestre. Là il y a un travail de communication à faire, dont ce Forum, né de la collaboration avec le groupe d’écologie industrielle de Suren Erkman, est un excellent exemple et le premier du genre.
MELiSSA a donc aussi lancé une etude sur le volet SEMILLA, qui est le développement d’un mi- démonstrateur, mi-incubateur – avec un objectif d’éducation et de promotion de MELiSSA vers les applications terrestres ; plusieurs villes européennes ont manifesté leur intérêt pour accueillir un tel support de valorisation qui pourrait être aussi décliné en container mobile par exemple.
Cette approche est bien distincte de la dernière étape qui n’est pas encore atteinte – le développement et la réalisation d’un véritable démonstrateur tel qu’Oïkosmos, qui sera vraiment « science driven » et synthétisera et concrétisera l’ensemble des expériences du projet MELiSSA.
Quid des recherches menées en Antarctique ?
Quels sont les transferts de technologie spatial-terrestre déjà intervenus et que voyez-vous comme domaines de développement ?
Ch. Lasseur : Notre expérience est née de ce que les responsables d’une base permanente franco-italienne en Antarctique, Concordia, avaient des problèmes pour le traitement des eaux usées compte tenu des exigences très strictes du Traité de l’Antarctique en matière d’élimination des déchets. L’ESA a ainsi pu apporter durant plus de huit ans ses compétences pour le traitement et le monitoring des eaux grises de la station et aussi bénéficier de cette expérience grandeur nature.
Cette expérience démontre qu’il y a de nombreuses applications possibles dans le domaine de l’habitat privé notamment, et nous avons des contacts avec des industriels dans différents secteurs : on peut mentionner un dispositif de traitement de l’eau destiné à des usagers privés en voie de développement avec une société française, un projet architectural de façade de micro-algues, Symbio2, qui utilise le savoir-faire de l’ESA pour une biofaçade exploitant des photobioréacteurs (cabinet X-TU Architects), et également des projets avec Airbus.
Dans d’autres champs d’application, je relève la surveillance de la qualité microbiologique de l’atmosphère (détecteur MiDASS de EC/ESA/bioMérieux à Lyon) dans le cadre de l’ECLSS (Environment Control and Life Support System), ou des applications dans la gestion des processus de vinification ou de fermentation de la bière avec des capteurs multifréquences adaptés aux liquides contenant des biomasses très denses.
Des avancées importantes ont également lieu dans les processus de nitrification susceptibles d’avoir d’importantes retombées dans des applications à la vie terrestre quotidienne.
Le rôle des modèles mathématiques semble crucial dans la méthodologie utilisée dans MELiSSA ?
Ch. Lasseur : En effet, une approche empirique ou statistique n’est pas transposable de manière totalement fiable dès lors que les paramètres sont modifiés. Nous leur préférons d’autres modèles mathématiques, de type mécanistique et déterministe.
Ceux-ci sont ensuite applicables comme par exemple dans le transfert d’énergie : la technique à membrane n’est en principe pas rentable; avec notre approche système appliquée au couplage de pompes pour la récupération thermique les taux d’amortissement sont diminués de 30%. On parvient donc grâce à cette modélisation à une gestion optimisée qui n’est pas offerte par d’autres approches.
Y a-t-il des dépôts de brevets par l’ESA ?
Ch. Lasseur : Non, ce n’est pas notre rôle en tant qu’organisme européen ; les brevets restent l’affaire des industriels et des universitaires qui collaborent avec nous. Par contre, nos accords avec eux nous permettent de bénéficier de licences gratuites dans l’exploitation pour le spatial de brevets produits pour l’exploitation terrestre.
L’essentiel des activités de recherche de MELiSSA repose sur une collaboration interdisciplinaire : y a-t-il une culture propre au projet de ce point de vue ?
Ch. Lasseur : Il y a certainement une culture du spatial en propre. Elle a peut-être ceci de particulier chez nous qu’historiquement, il y avait d’abord des thermiciens, des mécaniciens, des électroniciens et que sont venus se greffer des biologistes apportant des objets d’étude et des préoccupations très différentes, y compris des problèmes d’urines et d’excréments … : il a fallu un certain temps pour que ces chercheurs se comprennent et développent un langage commun ! A côté de cela, il y a de toute manière dès l’origine une collaboration très ouverte et internationale puisqu’une vingtaine de nationalités sont présentes dans le projet MELiSSA.
Qu’en est-il des sciences humaines et sociales ?
Ch. Lasseur : Celles-ci sont quasi-absentes à ce stade. D’autres départements de l’ESA s’occupent en effet des aspects physiologiques ou psychologiques et nous avons tendance à considérer pour l’essentiel que ces aspects seront déjà sous contrôle avant l’entrée de l’équipage dans les boucles de l’écosystème artificiel.
Les questions d’ergonomie par exemple, ne sont prises en compte que sous l’angle de la maintenance et non, plus général, du seul confort de l’équipage, qui est réglé en amont.
Et l’aspect « culinaire » ? Prévoyez-vous de la cuisine moléculaire !?
Ch. Lasseur : En effet, la qualité de la nourriture produite, par exemple à partir des algues ou des bactéries est un enjeu (sourire) : on ne peut renier ses origines ! Mais nous serions plutôt du côté d’Alain Ducasse que de celui d’Adrià Ferran, si vous voyez ce que je veux dire ! La raison est que pour la cuisine moléculaire, il faudrait emporter trop de produits de base, que nous ne pouvons produire à partir des déchets, alors que nous, nous recyclons et transformons…
Le financement de thèses est un des modes de production de données de recherche. Pouvez-vous en dire plus ?
Ch. Lasseur : C’est certainement une façon de produire une recherche créative, innovante où il y a un peu plus de prise de risques pour sortir des sentiers battus, plus de plasticité d’esprit. Nous avons en effet un pool de doctorants bien actifs qui nous orientent encore un peu plus vers l’avenir.
Vous venez de la recherche, en pratiquez-vous toujours ?
Ch. Lasseur : Plus sur la paillasse, si je puis dire ! Je reste bien entendu proche de la recherche sous l’angle de la politique de la recherche, de l’analyse des résultats. Mon rôle est plutôt celui d’un chef d’orchestre, de la mise en musique de ce que des personnes plus compétentes et spécialisées que moi produisent dans leurs domaines respectifs.
Quelques mots sur le Forum, qui est une nouveauté ?
Ch. Lasseur : En effet, le Workshop existe quant à lui depuis une quinzaine d’années, à un rythme biennal. Le Forum est l’occasion de faire se rencontrer notre institution, des chercheurs du spatial et les entreprises du terrestre. Nous étions convaincus avec Suren Erkman notamment, qu’à échelle terrestre, près des préoccupations concrètes des industriels et du public, la question de l’habitat était un bon point de rencontre pour des synergies et avons ainsi facilement réuni près de 150 personnes : chercheurs, représentants d’institutions liées au spatial, entreprises du domaine terrestre autour de questions variées : structures, matériaux, questions thermiques, etc. Le succès semble donc être au rendez-vous !
Interview réalisé à l’UNIL le 10 juin 2016