Dans l’article Approaching invasive species in Madagascar paru dans la revue Madagascar Conservation & Development, Christian Kull, professeur ordinaire à l’Institut de géographie et durabilité, démontre l’importance d’une vision nuancée sur les « espèces envahissantes exogènes» (EEE) en regard d’une conservation de la nature et au vu du contexte socio-économique malgache.
Si l’on a pour habitude de considérer les espèces exogènes à un milieu donné comme envahissantes, c’est que souvent les EEE sont à même de perturber un écosystème sous forme d’invasion biologique. Plus résistantes au milieu, se propageant efficacement, sans prédateurs ou compétiteurs à même de les arrêter, ces espèces tendent à supplanter des espèces indigènes (ou locales) à leur détriment. Dans une vision conservatrice, toute perturbation d’un écosystème, d’origine anthropique ou naturelle, peut s’avérer nuisible à la richesse de la biodiversité. Cependant, Christian Kull propose une approche coûts/bénéfices propre à la political ecology, qui démontre que l’utilisation de certaines plantes ou animaux exogènes à l’île de Madagascar peut être utile à la subsistance de sa population.
En terme de migration des espèces, Madagascar doit être envisagé sous son angle régional et insulaire. En effet, l’île est géographiquement située à proximité de la côte sud-est du continent africain, dans l’anneau volcanique de l’Océan Indien et en contact direct avec les îles voisines des Mascareignes. C’est une île qui peut être considérée comme le fruit d’un « melting pot », malgré son endémisme poussé en terme de biodiversité. Si le peuplement austronésien de l’île est relativement récent, le contexte colonial a facilité l’implantation de nombreuses espèces comme le pin, l’eucalyptus, le chien, le rat, ou le zébu. Ce dernier est très largement utilisé comme bétail ou comme animal de trait. Il est donc essentiel, avant de considérer une espèce comme envahissante, de la replacer dans un rapport nature/culture.
En 2011, le crapaud masqué (Duttaphrynus melanosticus) a été détecté sur l’île à proximité du port de Taomanisa (quart nord-est de l’île). Ce batracien venimeux et résistant, probablement arrivé par bateau, s’est rapidement propagé aux alentours de la ville. On a craint pour les autres espèces d’amphibiens, la diversité biologique et la qualité de l’eau. Cependant, suite à des mesures d’éradication, on a considéré que le risque de mettre en péril d’autres espèces de crapauds était trop grand pour une action d’envergure. Le crapaud masqué – vraisemblablement introduit accidentellement par voie maritime – ne s’est pas révélé aussi dangereux que ce que l’on pouvait craindre. Il est donc important de faire une distinction entre une espèce exotique et une espèce envahissante : 8,9% des plantes introduites sur l’île au fil du temps sont « invasives », ce qui démontre que la grande majorité de celles-ci ont été adoptées soit par les écosystèmes malgaches soit par les populations humaines. Le riz, la vanille, et les clous de girofle sont cultivés intensivement et sont des ressources fondamentales pour l’économie agricole de Madagascar. D’autres espèces exogènes telles que le Tilapia du Nil (Oreochromis niloticus) ou la jacinthe d’eau (Eichorna crassipes) sont envahissantes, mais utiles à l’homme : on se nourrit du poisson, et on utilise les jacinthes pour nourrir des porcs. On utilise le bois de pin pour la construction ou comme combustible sous forme de charbon, ce qui en fait une marchandise précieuse. D’abord considérées comme perturbatrices pour l’écosystème, ces espèces sont devenues des ressources pour les malgaches. Ainsi, on a encouragé la propagation de l’EEE Pinus Grevillea, une essence de pin qui stabilise les sols délavés de type lavakas.
Pour les locaux, il importe moins de savoir si une plante ou un animal sont endémiques que de savoir s’ils sont utiles ou non à l’homme, et les cultivateurs sont des observateurs tout aussi avisés de la bonne santé du milieu que les conservationnistes.
En résumé, il est essentiel d’aborder la question des espèces exotiques dans une approche intégrée et pas seulement dans une optique de « conservatoire ». Certes, des espèces indigènes sont supplantées par des espèces envahissantes conduisant à une perte de biodiversité. Mais dans un contexte local, celui d’un pays en voie de développement où une sagesse pragmatique prend l’ascendant sur des considérations éthiques, on peut comprendre que la gestion raisonnée du milieu doive être à l’avantage des populations locales. Parfois, l’éradication des EEE a un coût supérieur à sa gestion anthropique. Au delà de la dimension sémantique sur les espèces exotiques envahissantes, il s’agit donc aussi d’une question de justice sociale et écologique.
Bibliographie
Christian A. Kull, Jacques Tassin, Stéphanie M. Carrière
Approaching invasive species in Madagascar, Madagascar Conservation & Development pp.60-70, vol.9, no 2, Déc. 2014.
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