Philippe Gonzalez, maître-assistant, et Joan Stavo-Debauge, chargé de recherche, tous deux membres du Laboratoire de Sociologie (LABSO), ont mené, sous la responsabilité de Laurence Kaufmann, professeure ordinaire en sociologie, une recherche sur le créationnisme. En voici quelques résultats marquants.
Notre enquête historique et ethnographique des mouvements antiévolutionnistes a notamment mis en lumière diverses torsions que le créationnisme fait subir aux communautés religieuses. On peut situer ces torsions sur trois plans.
Le premier plan consiste à convertir les croyants auxquels s’adresse le créationnisme à une forme spécifique d’évangélisme ou d’islamisme, caractérisée par un rapport « littéraliste » au texte de la Bible ou du Coran : un tel « littéralisme » est une herméneutique qui se nie en tant que telle et dissimule l’interprétation qu’elle met nécessairement en œuvre. Les énoncés du texte religieux sont alors mis sur un même plan de factualité que celui des énoncés scientifiques. Cette opération herméneutique débouche sur une radicalisation de l’appartenance à la communauté religieuse : la lecture littérale de la Bible ou du Coran devient le critère ultime et exclusif validant l’authenticité d’une identité chrétienne ou musulmane.
Le deuxième plan consiste, pour les créationnistes, à refuser les interprétations qui cherchent à articuler et à composer la science et la religion. Ces interprétations sont généralement entretenues par des clercs qui exercent un ministère au sein des communautés et des institutions religieuses (pasteurs, théologiens, etc.). La radicalisation créationniste jette ainsi le discrédit sur ces institutions et les spécialistes dont elles se dotent pour penser le religieux : ces derniers sont présentés comme de mauvais croyants refusant de prendre au sérieux les implications de la foi et mettant en péril la validité du message de salut dont cette foi se veut porteuse.
Finalement, le créationnisme revêt une portée politique. Il s’apparente à un mode de politisation particulièrement virulent. Le geste initial de radicalisation religieuse se traduit au plan de la société par la volonté d’aliéner les croyants au monde séculier – un monde séculier dont la science (dans ses résultats comme dans ses méthodes) serait l’un des piliers. Par là, la science, qualifiée d’ « athée », est traitée comme un obstacle à la réalisation de la « vraie » foi. Cette opération de négation des savoirs les mieux établis n’est néanmoins qu’une étape : il s’agit ensuite de réinvestir le monde à partir du site (et avec les armes) de la doctrine théologico-politique mise en valeur par les créationnistes. Ce faisant, l’horizon d’action du créationnisme revêt une dimension théocratique et son investissement de l’espace public sécularisé n’a d’autre objet que sa perversion.
Cette recherche a été effectuée dans le cadre d’un projet de recherche plus vaste intitulé « S’inscrire dans l’espace public : Approches sociologiques et géographiques des nouveaux paysages religieux », programme de recherche « Vivre ensemble dans un monde incertain » (VEI), Fonds du 450ème Anniversaire de l’UNIL et Anthropos, 2009-2012. Contact : Philippe.Gonzalez@unil.ch