Fabrizio Butera, professeur à l’Institut de Psychologie depuis 2004, s’est vu décerné la Kurt Lewin Medal par la European Association of Social Psychology pour ses contributions exceptionnelles en psychologie sociale. Cette médaille représente l’une des plus hautes distinctions européennes en psychologie sociale.
Professeur Butera, que représente ce prix très prestigieux pour vous ?
Il y a deux symboles importants. Le premier est représenté par le fait que ce prix porte le nom de Kurt Lewin, l’un des fondateurs de la psychologie sociale moderne, et l’un des chercheurs qui a montré le mieux comment la recherche fondamentale peut être mise au service de l’étude de problèmes sociétaux complexes. C’est cette direction que j’ai toujours essayé de suivre dans mon travail de recherche et c’est donc un honneur particulier de recevoir une médaille portant l’effigie de Lewin. Le second vient de l’association qui a décerné le prix : la European Association of Social Psychology n’est pas seulement l’association de référence pour les psychologues sociaux européens, elle est aussi une grande famille où j’ai grandi et où ont grandi mes maîtres et mes doctorants. Cette reconnaissance me fait donc chaud au cœur, comme quand on reçoit un signe d’approbation de sa famille. J’aimerais aussi remarquer que ce prix reconnaît le travail de la grande famille de collègues et collaborateurs avec qui j’ai eu le privilège de travailler pendant toutes ces années.
Comment est né votre intérêt pour le champ de la psychologie sociale ?
Dès que j’ai commencé à étudier la psychologie sociale, j’ai été fasciné par la possibilité de comprendre les mécanismes du changement social. J’ai toujours été dérangé par l’immobilisme et le fatalisme, par les comportements qu’on ne peut pas changer, par les biais cognitifs auxquels on ne peut pas échapper, par les stéréotypes qu’on ne peut pas briser, par les inégalités sociales qu’on ne peut pas contrecarrer, par les traditions qu’on ne peut pas faire évoluer. L’étude de l’influence sociale m’a fait découvrir que dans toutes les activités humaines il existe des mécanismes spécifiques qui permettent d’amener un changement, quelles que soient les résistances. En d’autres termes, mon intérêt pour la psychologie sociale est né de la curiosité pour les mécanismes qui font changer les personnes, les groupes, les sociétés et les cultures.
Pourriez-vous nous présenter les enjeux et intérêts de la recherche ProFan qui vous occupe en ce moment ?
Comment allons-nous faire face à la révolution numérique, notamment lorsque la digitalisation et la robotisation des professions seront passées à une vitesse supérieure ? Celles et ceux qui sont de ma génération devront s’accommoder de quelques aménagements professionnels mineurs, mais qu’en est-il des jeunes qui sont maintenant en formation ? Est-ce que les professions et les métiers qu’ils et elles ont en ligne de mire aujourd’hui existeront encore demain ? Se pratiqueront-ils de la même manière ? Malgré les prédictions de quelques futurologues, personne ne peut dire aujourd’hui quelle sera la configuration des métiers de demain. Il faut alors miser sur la seule ressource qui peut s’enseigner : l’adaptabilité. Il faut que les jeunes qui sont en formation possèdent des compétences généralistes qui leur permettent de s’adapter aux différents scénarios professionnels de demain, quels qu’ils soient. Et c’est là qu’un problème se pose, surtout pour les jeunes qui suivent une formation professionnelle : les compétences qui y sont développées sont relativement précises et spécifiques à un métier tel qu’il se pratique aujourd’hui. Le risque est donc qu’une future reconversion ou transition se révèle particulièrement ardue. Quelles sont alors les compétences qu’il faut enseigner et développer ? Le programme de recherche Profan est en train de tester l’hypothèse qu’on peut amener les jeunes en formation professionnelle à acquérir des compétences nouvelles, transversales, basée sur la collaboration. Cette expérimentation est menée en France et est promue par le ministère de l’éducation nationale et le ministère de l’économie ; elle se déroule sur une grande partie du territoire national, dans dix académies, et concerne environ 120 lycées professionnels. La recherche est en cours et elle durera pendant quatre ans. L’équipe de recherche est très conséquente, avec l’implication de huit laboratoires de recherche, l’inspection nationale et les établissements concernés. C’est un défi considérable, mais aussi une occasion formidable de pouvoir faire de la recherche-action à cette échelle. Je me réjouis de commencer à analyser les résultats…
Quel est votre secret pour parvenir à concilier vos multiples activités (chercheur, évaluateur, enseignant,…) ?
Un secret de Polichinelle : je travaille toujours de façon coopérative. Coopérer avec mes collègues, mes doctorant·e·s et post-docs, mes étudiant·e·s, d’autres acteurs et actrices de la société civile, etc., a deux effets remarquables. Le premier est qu’on ne se sent jamais seul, on fait toujours partie d’un groupe, d’une communauté, d’une équipe. Ce sentiment d’appartenance apporte du soutien, de la motivation, de l’ouverture, de la décentration, et in fine de la créativité. Le second effet est que le travail coopératif demande une véritable interdépendance ; nous avons tous des forces et des faiblesses, et travailler avec des autres qui sont complémentaires permet d’avancer de façon efficace, et de recevoir des autres autant que nous leur apportons, dans la mesure de nos compétences.
Pourriez-vous décrire une des vos recherches que vous considérez être votre principale réussite (ou qui vous tient le plus à coeur) ?
Non. Toutes mes recherches ont été menées en équipe, avec des personnes—juniors ou seniors—que j’admire, et je ne pourrais pas en mettre en exergue une plutôt qu’une autre. Si vous me permettez une boutade, la recherche que je considère être ma principale réussite est celle que je vais faire demain. Faire de la recherche est toujours fondé sur la curiosité, et de ce point de vue les recherches à venir sont beaucoup plus excitantes que les recherches passées.