Cinquante ans après Mai 1968, que sont les militant·e·s devenu·e ·s ? Après avoir jeté toutes leurs forces dans la bataille, cru souvent en l’imminence d’une révolution, suspendu longtemps leurs investissements scolaires, professionnels, voire a?ectifs pour “faire l’histoire”, comment ont-ils et ont-elles vécu l’érosion des espoirs de changement politique ?
« Simulacre de révolution » pour certains, « extase de l’histoire » pour d’autres, les évènements de Mai 68 continuent d’alimenter les interprétations et le débat. En quelques semaines, cette remise en cause des formes d’autorités déborde l’université pour rallier les masses ouvrières et provoquer une crise politique. Ces évènements constituent ainsi l’un des plus importants mouvements sociaux du XXe siècle en France, et ouvrent un âge d’or des luttes –les années 68– qui se prolonge jusqu’au début des années 1980.
Au fil des décennies et des commémorations, la mise en récit des années 68 s’est réduite aux conventions du théâtre classique. Elle adopte une unité de lieu (le Quartier latin), de temps (la séquence mai-juin 68) et d’action (les étudiants et les étudiantes de Paris, pour la plupart issus des grandes écoles et de la Sorbonne). Contre la réduction de la “génération 68” aux seuls leaders, parisiens et intellectuels, nous proposons un triple décentrement du regard de Paris vers les régions, de Mai aux “années 68”, des têtes d’affiche aux militants ordinaires. En inscrivant le moment 68 dans une séquence historique plus longue, nous nous donnons le moyen de mesurer la place de l’événement dans les trajectoires biographiques comme dans les recompositions ultérieures des espaces militants locaux. Ce faisant, nous produisons un autre récit des évènements, à hauteur d’hommes et de femmes, militant·e·s ordinaires, de syndicats ouvriers, des gauches alternatives et du mouvement féministe, à Lille, Lyon, Marseille, Nantes et Rennes.
La recherche repose sur trois types de matériau: un dépouillement d’archives inédites, privées et surtout administratives auxquelles nous avons eu accès par dérogation (archives des préfectures, des RG et de la police urbaine) et des entretiens informatifs. Nous en avons tiré une série de monographies d’histoire sociale (1). Ce travail nous a surtout permis de constituer un corpus de près de 4 000 militant·e·s dont nous avons extrait 10% avec lesquel·le·s nous avons conduit des récits biographiques approfondis. Enfin, les enquêté·e·s ont rempli un calendrier de vie dont le traitement au moyen d’analyses séquentielles permet de produire une analyse prosopographique particulièrement solide.
Cette mosaïque d’histoires constitue la chair du livre tiré de la recherche (2) et permet de dresser un portrait non impressionniste des 68ards, de leur carrière professionnelle, de leur vie affective, de la continuité de leurs engagements, apportant des réponses enfin étayées aux questions suivantes : la vie des 68ards a-t-elle été bouleversée ou simplement infléchie par le militantisme corps et âme des années 1970 ? En ont-ils·elles tiré profit ou le déclassement social fut-il le prix à payer ? Face aux convictions politiques d’antan, les militant·e·s font-ils figure d’apostat·e·s ou sont-ils·elles toujours ancré·e·s dans un rapport critique au monde social ? Peut-on dire qu’il existe une “génération 68” ou n’est-ce qu’un mythe recouvrant d’un voile épais une hétérogénéité de personnes plus grande qu’on ne l’imaginait ?
Olivier Fillieule, Professeur à l’Institut d’études politiques, historiques et internationales, membre du Centre de recherche sur l’action politique de l’UNIL (CRAPUL)
(1) O. Fillieule, I. Sommier (dir) Marseille, années 68, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.
(2) O. Fillieule, S. Béroud, C. Masclet, I. Sommier, (dir), Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militants des années 68 en France, Arles, Actes-Sud, 2018.