Dès le mois d’août, le Prof. Nicolas Bancel (ISSUL)dirigera un projet FNS qui se donne pour enjeu de renouveler l’histoire des décolonisations africaines et de leurs trajectoires immédiatement postcoloniales, à partir d’une étude comparée des dynamiques socio-culturelles à l’œuvre dans la formation et la mobilisation des élites colonisées.
Notre hypothèse centrale est que la formation culturelle des élites colonisées – accès à l’école coloniale, pratique de la lecture, accès aux mouvements de jeunesse d’origine européenne, accès aux activités sportives, au théâtre, au cinéma, etc. – les rapprochent culturellement du colonisateur, alors qu’elles se trouvent être les plus opposées à lui sur le plan politique. Nous pourrons ainsi mieux saisir pourquoi les projets postcoloniaux des jeunes Etats indépendants poursuivent ceux initiés par le colonisateur, et pourquoi la trajectoire des sociétés postcoloniales dans les pays envisagés poursuit sans grand bouleversement celle initiée durant la colonisation.
Embrassant un large éventail d’activités culturelles, l’un des traits originaux de cette recherche est de se focaliser tout particulièrement sur les pratiques corporelles des mouvements de jeunesse et les sports issus de la « situation coloniale ». Nous posons ainsi l’hypothèse que l’analyse de la formation corporelle des élites – articulée à leur formation scolaire et aux autres pratiques culturelles – permet de mieux comprendre le processus complexe d’« hybridation asymétrique » (expression rendant compte des processus de métissages dans le contexte de l’inégalité coloniale) de ces élites au contact de la culture du dominant, caractérisée par ses effets cognitifs, psychiques et corporels.
Pour mettre à l’épreuve la solidité de notre hypothèse, nous avons choisi de comparer trois situations coloniales et immédiatement postcoloniales. Les trois pays choisis sont le Rwanda (colonisation belge), l’Ouganda (colonisation britannique), l’Afrique occidentale française (colonisation française). L’idée d’une hybridation asymétrique des élites ouvre ainsi sur une histoire socio-culturelle comparée des décolonisations, permettant de relativiser la « rupture » politique des indépendances et de mieux comprendre pourquoi les politiques coloniales ont, dans la plupart des cas, été poursuivies par les élites africaines après 1960. Mais ce travail doit aussi nous aider à comprendre les reconfigurations des sociétés urbaines coloniales et postcoloniales : il vise à éclairer la polarisation des sociétés africaines du colonial tardif et de la période immédiatement postcoloniale, au profit des nouvelles élites détentrices de savoirs propres à favoriser leur accession aux postes hégémoniques (en particulier dans les appareils bureaucratiques), et au détriment de la plupart des autres catégories sociales urbaines, ainsi que de la majorité paysanne.
Pour mener à bien ce projet, nous ferons appel à une pluralité de sources : sources orales, archives, périodiques, et nous utiliserons bien sûr une bibliographie désormais abondante. Sur ces bases, la recherche visera en premier lieu à restituer l’histoire des activités culturelles (y compris l’insertion dans le système éducatif) des jeunes élites. Parallèlement, il s’agira de repérer le recrutement sociologique des pratiquants, depuis leur milieu d’origine jusqu’aux espaces éducatifs coloniaux ainsi créés.
Portée par la volonté d’aboutir à une étude approfondie de chaque territoire, sous la forme de monographies, l’analyse se penchera conjointement sur les axes comparatifs permettant de tracer une architecture socio-historique du rôle d’une gamme de pratiques culturelles et corporelles dans l’histoire des décolonisations et de la période immédiatement postcoloniale de ce processus. Soucieux de développer une approche transdisciplinaire (mêlant histoire, anthropologie et sociologie), nous voudrions ouvrir la voie à une appréhension culturelle de l’articulation colonial-postcolonial, et par là même participer à l’analyse plus large des dynamiques d’incorporation de la dépendance et de formation des Etats-nations africains postcoloniaux.
Dans cet objectif, un chercheur senior FNS à 80%), ainsi qu’un doctorant FNS à 100% seront recrutés en août 2014. (voir la mise au concours)
Nicolas Bancel, professeur (ISSUL)