Femmes et quotas: les origines du retard suisse

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Par Stéphanie Ginalski
Publié le 29 novembre 2016 dans Le Temps

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Le 23 novembre, le Conseil fédéral a transmis au parlement un message visant à moderniser le droit de la société anonyme. Un enjeu central de cette réforme consiste à introduire des seuils de représentation des femmes dans les sociétés cotées, fixés à un minimum de 30% dans les conseils d’administration et 20% dans les directions générales.

Cette décision s’explique par le retard considérable accumulé par la Suisse en ce qui concerne la présence des femmes parmi les cadres supérieurs des firmes. Elle suscite cependant de vives oppositions au sein des milieux économiques. Pour mieux comprendre les enjeux du débat, il faut revenir sur les facteurs historiques à l’origine de ce retard.

Un bastion masculin

Durant la majeure partie du XXe siècle, la quasi-totalité des dirigeants des grandes entreprises suisses sont des hommes. Ils sont souvent issus de familles d’industriels et détiennent un grade à l’armée.

Si la sous-représentation des femmes dans les plus hauts postes de responsabilité du secteur privé s’observe au-delà des frontières helvétiques, certains facteurs propres à la Suisse ont renforcé durablement cet état de fait.

L’importance de la formation militaire dans le processus de recrutement des dirigeants économiques, qui repose sur un système de cooptation, et le fait que seuls les hommes bénéficient du droit de vote et d’éligibilité au niveau fédéral jusqu’au début des années 1970 ont constitué des obstacles supplémentaires pour les femmes.

Les femmes dans l’ombre

Depuis le début du XXe siècle et jusqu’à la fin de la longue période de croissance économique qui suit la Seconde Guerre mondiale, les femmes représentent moins de 2% des membres des conseils d’administration des 110 plus grandes entreprises suisses. Les rares femmes qui accèdent à ces conseils sont liées à la famille qui contrôle la firme: elles siègent alors aux côtés de leur père, de leur mari ou de leur frère.

Mais, dans l’ensemble, les femmes restent absentes des organes décisionnels de l’affaire familiale, même lorsqu’elles héritent des parts de la société. Elles jouent cependant un rôle très important, mais moins visible, dans la reproduction du capitalisme familial.

En particulier, elles contribuent à nouer ou renforcer des alliances entre les dynasties patronales par le biais du mariage. En l’absence d’héritiers masculins, le mariage permet notamment de transmettre l’entreprise à un gendre, afin de pérenniser l’affaire familiale. Le rôle des femmes est ainsi relégué à la sphère privée, où elles assurent, en tant que mères et épouses, la transmission des fonctions de pouvoir au sein des firmes.

1971: un tournant

En 1971, soit plus de 120 ans après les hommes, les femmes obtiennent le droit de vote et d’éligibilité au niveau fédéral. L’accession à ce droit fondamental favorise une certaine ouverture des firmes. Ainsi, dans les années 1970, certaines femmes actives en politique, et souvent engagées pour la cause féministe, percent une première brèche et font leur entrée dans les conseils d’administration d’entreprises non familiales.

Cette ouverture se limite cependant au secteur de la grande distribution, lié à la consommation, qui vise un public essentiellement féminin. Les dirigeants de ce secteur espèrent probablement mieux connaître leurs clients en recrutant des femmes, et améliorer de cette manière leurs ventes. Ainsi, fait exceptionnel, le conseil d’administration de la Migros compte cinq femmes au début des années 1980.

La globalisation, une opportunité pour les femmes?

Dès les années 1990, deux facteurs contribuent à la féminisation progressive des conseils d’administration. La Confédération favorise une politique d’égalité de genre dans les entreprises publiques, comme La Poste, qui compte aujourd’hui 33% de femmes dans son conseil d’administration.

Par ailleurs, le processus de globalisation économique et d’internationalisation des entreprises affaiblit la cohésion des anciennes élites économiques. Certaines multinationales suisses mettent en place des stratégies de «diversity management», qui aboutissent à une féminisation de leurs conseils. Ainsi, en 2010, on trouve 10% de femmes dans les conseils d’administration des 110 plus grandes firmes suisses, contre seulement 2% au début des années 1980.

Les milieux économiques restent largement opposés au principe des quotas

La progression reste cependant très lente en comparaison d’autres pays, en particulier ceux qui ont introduit des quotas, la moyenne européenne étant estimée à 20%. Par ailleurs, à l’exception de très rares cas, comme celui de Monika Ribar, devenue en juin 2016 la première présidente du conseil d’administration des CFF, les femmes continuent d’être exclues de la présidence et de la direction générale de la firme.

Malgré ce retard évident de la Suisse, et bien que le projet de seuils de représentation du Conseil fédéral ne prévoie aucune sanction en cas de non-respect, les milieux économiques restent largement opposés au principe des quotas.

L’égalité entre hommes et femmes risque ainsi d’être encore longue à atteindre.