Ayse Dayi

Responsable de recherche (SSP), chercheuse « Scholars at Risk »

« Nous devons toujours observer attentivement le nombre et l’évolution des violences envers les femmes, de la violence entre partenaires intimes à la violence structurelle. En Turquie, par exemple, la violence à l’égard des femmes a augmenté de 1400% dans les 10 premières années du gouvernement actuel (AKP). Et depuis l’année dernière, nous assistons à des meurtres brutaux de femmes, à des agressions publiques fondées sur la manière dont elles sont vêtues, à des agressions de femmes universitaires, de femmes activistes et de politiciennes. »

  1. Que faites-vous actuellement à l’UNIL?

Je travaille en tant que responsable de recherche au Laboratoire d’étude des sciences et des techniques (STS Lab), où je poursuis mon projet multisite de recherche et de plaidoyer sur les politiques transnationales de la reproduction. Avec mes collègues, nous étudions l’impact des réformes néolibérales de la santé sur les droits reproductifs des femmes, en particulier sur le droit à la contraception et à l’avortement, qui sont de bons indicateurs de la situation des femmes dans un pays donné. Nous avons choisi d’observer la France, les Etats-Unis et la Turquie, en raison des différences entre leurs systèmes de santé. En plus de cette recherche, je collabore avec l’Institut des sciences sociales (ISS) et avec les membres du collectif Feminista.

Je suis arrivée à l’UNIL en tant que chercheuse reconnue par le réseau « Scholars at Risk », après avoir été renvoyée de mon poste académique en Turquie en janvier 2016, pour avoir signé la pétition intitulée « We will not be part to this crime! ». Cette pétition demandait au gouvernement turc de mettre un terme aux opérations militaires et aux violations des droits humains dans le sud est de la Turquie et de rouvrir des négociations de paix avec les autorités kurdes. Les licenciements d’universitaires se sont accélérés avec les décrets-lois adoptés dans le cadre de l’état d’urgence[1]. Actuellement, 4’475 universitaires ont été renvoyé·e·s d’universités publiques, dont 312 ont signé la même pétition que moi. Un jeune assistant diplômé dont le contrat n’a pas été renouvelé à la fin de son doctorat vient de se suicider.

Si mon poste à l’UNIL a pu être créé, c’est parce que l’UNIL est membre du réseau « Scholars at risk »  et grâce au soutien de Cynthia Kraus ainsi que de la merveilleuse équipe du Service des relations internationales (Denis Dafflon, directeur, Matthias Buess, coordinateur relations internationales, Marcelina Klaus et Catherine Burdet, coordinatrices du Welcome Centre). Pour leur soutien à la création de ce poste, j’aimerais donc ici les remercier, ainsi que la Direction de l’UNIL (l’ancien recteur Dominique Arlettaz et l’ancien vice-recteur Philippe Moreillon), le doyen Jean-Philippe Leresche, le directeur de l’ISS Daniel Oesch, le directeur du STS Lab Martin Benninghoff, Natalie Joandel du Service des ressources humaines et Alba Brizzi du secrétariat de l’ISS.

  1. En quelques mots, quel est votre parcours ? Et en quoi le fait d’être une femme l’a-t-il influencé?

Tout a commencé quand je fréquentais l’une des écoles secondaires la plus prestigieuse de Turquie, l’Uskudar American Academy for Girls. Dans cette école, malgré la sur-réglementation de notre féminité et de notre sexualité (ou, paradoxalement, en parallèle à celle-ci), nous avons été encouragées à faire preuve de leadership, à avoir confiance en nous et en nos capacités. La question des bénéfices et inconvénients de la mixité fait toujours débat. Personnellement, j’aspire à des écoles mixtes qui encourageraient les filles à prendre des initiatives et sensibiliseraient aussi les garçons aux inégalités de genre.

Après cette école, j’ai intégré l’Université du Bosphore (Bogazici University) et obtenu un bachelor conjoint en psychologie et science politique & relations internationales. À partir de là, j’ai poursuivi ma vie académique de manière toujours interdisciplinaire. J’ai obtenu un doctorat en « Human Development and Family Studies » à l’Université d’Etat de Pennsylvanie, aux Etats-Unis. Là-bas, j’ai travaillé à l’Université de Towson, au sein du département d’études genre et suis ensuite rentrée en Turquie en 2013 pour m’occuper de mon père, qui était gravement malade. Après avoir travaillé à l’Istanbul 29 Mayis University en tant que professeure assistante et présidente par intérim du département de psychologie, j’ai à nouveau quitté la Turquie et suis venue à l’UNIL pour participer à un autre programme interdisciplinaire.

Le fait d’être une femme (quoiqu’une femme privilégiée dans le contexte turc, à savoir issue de la classe moyenne et d’un milieu familial sunnite et urbain) a influencé mon parcours. Mais c’est surtout le fait d’être une fille avec un certain niveau de conscience des questions de genre, puis une femme avec une conscience féministe, qui a eu un impact sur mon parcours professionnel et ma vie en général. Si j’ai décidé d’aller aux Etats-Unis, c’est en partie pour apprendre à voler de mes propres ailes. Cela dit, je pense que toute femme qui a grandi en Turquie est sensibilisée à l’égalité : de nombreux mécanismes sociaux continuent de nous rappeler au quotidien – dans la rue, en famille, à l’école, au travail – que nous sommes des filles ou des femmes et que nous devons donc nous comporter d’une certaine façon, contrôler notre corps, notre discours, etc.

Je pense que mon parcours a aussi été influencé par le fait que, depuis petite, je suis consciente des injustices. Ma recherche a toujours comporté des éléments de revendication et a été menée en collaboration avec des organisations communautaires. J’ai tendance à privilégier une recherche engagée dans des problèmes sociaux existants, avec l’espoir d’aider à trouver des solutions pour diminuer ou éliminer les inégalités.

  1. Quels sont selon vous les principaux enjeux actuels de l’égalité hommes-femmes, à l’université et dans la société?

Avec la montée de l’autoritarisme dans le monde, couplée à un régime capitaliste agressif, la violence à l’égard des filles et des femmes (comme à l’égard des minorités et des personnes migrantes/réfugiées) augmente à tous les niveaux de la vie en société. Nous devons toujours observer attentivement le nombre et l’évolution des violences envers les femmes, de la violence entre partenaires intimes à la violence structurelle. En Turquie, par exemple, la violence à l’égard des femmes a augmenté de 1400% dans les 10 premières années du gouvernement actuel (AKP). Et depuis l’année dernière, nous assistons à des meurtres brutaux de femmes, à des agressions publiques fondées sur la manière dont elles sont vêtues, à des agressions de femmes universitaires, de femmes activistes et de politiciennes. Toutes ces violences témoignent de tendances antidémocratiques croissantes dans le pays et d’une réaction qui se répercute sur le corps des femmes.

Dans le milieu académique, comme dans beaucoup d’autres domaines, plus on monte dans la hiérarchie, moins on rencontre de femmes. Ou les rares femmes qui s’y trouvent deviennent des « hommes comme les autres » et enlèvent parfois l’échelle pour empêcher d’autres femmes de les rejoindre. Dans de telles situations, il est important d’offrir du mentorat pour les femmes (par d’autres femmes) ainsi que de véritables congés parentaux et des solutions abordables pour la garde des enfants, afin de permettre aux femmes et aux hommes de partager les tâches familiales et d’éviter que les femmes soient écartelées entre travail académique et vie de famille.

Etant donné ces inégalités de genre dans la société et à l’université, et en voyant les mouvements de femmes et les mouvements d’autochtones dans le monde, je crois que l’antidote à l’autoritarisme viendra de ces mouvements et de tous ceux et celles qui travaillent, d’un point de vue spirituel, à un changement non-violent.

[1] L’Internationale de l’éducation collecte des fonds en solidarité avec les intellectuel·le·s de Turquie : en savoir plus et contribuer