Ce sont les mots de Julia Steinberger, Professeure ordinaire sur les enjeux sociétaux liés à l’impact des changements climatiques à l’Institut de géographie et durabilité de la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne, et auteure principale du 3e volet du 6e rapport du GIEC publié le mois dernier.
Face à l’urgence d’un tel constat, difficile de ne pas se sentir impuissant·e. Comment agir à titre individuel et collectif en faveur du climat? Greta Thunberg a trouvé sa propre réponse, qui a eu la portée internationale que l’on connaît. L’activiste Guillermo Fernandez aussi. Ce Fribourgeois, père de trois enfants, a en effet entamé une grève de la faim devant le Palais fédéral le 1er novembre 2021 pour dénoncer l’urgence climatique. Il a pu mettre fin à son action après 39 jours, car la Présidente du Conseil national, Irene Kälin (Verts/AG), a accepté sa revendication : inviter les académies suisses des sciences à venir présenter aux parlementaires les conclusions du GIEC lors d’une journée de sensibilisation aux enjeux climatiques, séance de formation programmée le 2 mai prochain.
Jacques Dubochet, Prix Nobel de Chimie 2017, les Professeur·e·s Julia Steinberger, ses collègues Samuel Jaccard et Antoine Guisan de l’Université de Lausanne, et Sonia Seneviratne de l’ETHZ, se sont impliqué·e·s respectivement dans l’activisme climatique, la rédaction du rapport du GIEC et les activités de l’IPBES, et se sont intéressé·e·s de près à l’action de Guillermo Fernandez. Ensemble, elles/ils ont pu coordonner avec d’autres scientifiques son effort pour atteindre les élu·e·s avec les suites que l’on connaît. À mes yeux, ce résultat est extrêmement réjouissant, mais beaucoup plus difficile à atteindre qu’il n’y paraît.
L’articulation entre les sphères politiques et scientifiques est une question complexe. Les réponses aux précédents rapports du GIEC, déjà sans appel, ont été décevantes en termes de mesures concrètes alors même que la presse en a beaucoup parlé. Cet immobilisme découle de plusieurs facteurs, comme notre incapacité à renoncer à certains éléments de confort, de forts enjeux économiques, ou une dimension collective et intergénérationnelle difficile à appréhender. Il est toutefois intéressant de constater que des réductions significatives de CO2 ont déjà été enregistrées par le passé suite à des décisions politiques, mais que ces mesures ont été uniquement prises en réaction à des crises ponctuelles (pétrolières, boursières, sanitaires) et non pas en réponse au constat fait par la science ou de manière proactive pour sortir du court-termisme. Un tel déficit de corrélation entre les conclusions des chercheuses et chercheurs et un changement comportemental au niveau sociétal s’est d’ailleurs déjà produit par le passé en ce qui concerne la recherche sur les effets nocifs du tabac, de l’amiante, des insecticides ou du bisphénol A. Souvent, la science peine à se faire entendre, d’autant que certain·e·s (industrie ou groupe responsables) instillent le doute en publiant des études biaisées et en ralliant des expert·e·s à leur solde. Ces biais ont ensuite un impact réel sur les réglementations qui en découlent, un mécanisme encore plus subtil que les pratiques bien connues du lobbying. C’est ce que Stéphane Foucart, journaliste scientifique, documente depuis de nombreuses années et appelle la fabrique du mensonge.
Or, si l’on veut éviter que la planète ne devienne inhabitable, une posture contrite, désormais, ne suffit pas. Il faut regarder en face là où le bât blesse et parvenir à instaurer un bon équilibre entre science, politique et économie, comme le démontre Yuval Noah Harari dans Sapiens, Une brève histoire de l’humanité. Partant du constat qu’une grande partie des ambitions en matière de politique climatique sont dictées par les élu·e·s et par la société, des chercheur·e·s ont proposé l’hiver dernier de modéliser quantitativement la perception de changement climatique par les individus, ainsi que le coût et l’efficacité futurs des technologies y afférentes et la manière dont les institutions répondaient à la pression du public (Moore et al., 20221). En intégrant des facteurs politiques et sociaux, ils ont pu démontrer que la perception des gens, les améliorations des technologies pro climat et la réactivité des institutions politiques étaient bel et bien les principaux moteurs des émissions futures, mais, surtout, que les interactions entre ces divers éléments étaient potentiellement bien plus importantes que les actions individuelles.
Il est donc aujourd’hui crucial que les chercheuses et chercheurs s’engagent davantage en ne se contentant pas de publier, mais en participant au débat public pour instaurer un vrai lien de confiance avec le pouvoir décisionnel et rendre possible une telle circulation des faits et des idées. Expliquer le travail de toute une vie n’est cependant pas chose facile. Cela s’apprend. Pour cette raison, les universités doivent impérativement inscrire dans leur plan d’intention la nécessité de rendre accessible la démarche scientifique à travers la médiation scientifique et culturelle, de renforcer les compétences et le savoir-faire de sa communauté en termes de médiation, d’insister sur la formation continue des entreprises et enseignant·e·s en termes d’enjeux climatiques, et de s’engager en faveur d’une recherche ancrée dans son territoire mais ouverte au monde, qui contribue à soutenir et stimuler la transition écologique. C’est ce qu’a fait l’Université de Lausanne, notamment en créant un nouveau Dicastère en «Relations extérieurs et communication scientifique», et je salue aujourd’hui l’engagement de chacun·e pour cette action constructive tournée vers l’avenir.
Nous avons peu de temps pour plafonner nos émissions de gaz à effet de serre, mais c’est à notre portée, entre autres si les universités et leurs chercheuses et chercheurs deviennent des interlocutrices incontournables du paysage politique.
1 Moore, G.K., Holdsworth, G. and Alverson, K., 2002. Climate change in the North Pacific region over the past three centuries. Nature, 420(6914), pp.401-403.