Karl Polanyi – ou Károly Polányi en hongrois – est né le 25 octobre 1886 à Vienne en Autriche-Hongrie et il est mort le 23 avril 1964 à Pickering au Canada, à l’âge de 77 ans. Sa thèse principale est celle du désencastrement de l’économie et de la société. Ce désencastrement est survenu au moment de l’institutionnalisation de l’économie de marché et de la théorie de l’Homo Oeconomicus. Selon lui, la création du marché autorégulateur a provoqué ce désencastrement et il faut trouver un moyen de resolidariser l’économie et le social.
Il publie « La Grande Transformation » en 1944, ce qui lui vaudra la reconnaissance des milieux universitaires. Il y analyse la naissance du capitalisme et les transformation qu’elle a provoquées, transformant les éléments substantiels de la société en marchandise.
Vie et pensée de Karl Polanyi (1886-1964)
Repères biographiques
En Hongrie (1886-1919)
Polanyi a vécu la première partie de sa vie dans la partie hongroise de l’Autriche-Hongrie. Bien que né à Vienne en 1886, sa famille arrive à Budapest au début des années 1890. D’origine juive, le père du jeune Karl convertit alors sa famille au protestantisme calviniste et change leur nom de famille de Pollacsek à Polanyi. Alors relativement aisé, Karl Polanyi peut bénéficié d’une éducation dans un lycée réputé. Le père de Polanyi meurt en 1905 et laisse sa famille dans une pauvreté certaine. Karl est alors tenu d’aider sa famille en donnant des cours privés. Il étudie la philosophie et le droit aux universités de Budapest, où en 1908 il fonde le « cercle de Galilée », groupe relié à l’Association hongroise des libres-penseurs. Le but de ce cercle d’étudiants libéraux est de combattre l’illettrisme et de diffuser des idées progressistes. Il obtient son doctorat en 1909 à l’Université de Cluj.
Ses rapports avec le marxisme, et le socialisme de manière générale, sont compliqués. Tantôt il entre dans un groupe politique socialisant, tantôt il s’en éloigne. Sa carrière politique commence véritablement en 1914, lorsqu’il devient secrétaire général du Parti radical des citoyens de Hongrie. Cette dernière est de courte durée puisqu’il part pour la guerre, et il ne peut pas revenir sur le devant de la scène en raison de la gravité de ses blessures. Néanmoins, au retour de la guerre il milite aux côtés des premiers républicains. Après la révolution de 1919, Polanyi prônea un dialogue avec les communistes tout en les critiquant très lourdement. C’est la nécessité d’une opération en Autriche qui lui fait quitter la Hongrie en 1919, pour n’y revenir que quelques quarante ans après.
En Autriche (1919-1933)
C’est à Vienne qu’il devient journaliste, d’abord pour un journal hongrois, puis pour plusieurs journaux viennois importants. Ses articles critiquent aussi bien les communistes extrémistes que le libéralisme acharné. Il rejette tant le marxisme orthodoxe que la social-démocratie. Il se marie en 1923 avec Ilona Ducznska, une activiste politique issue de la bourgeoisie hongroise. En 1924, Polanyi entre dans un des journaux les plus prestigieux d’Europe, « L’économiste autrichien« . Ce journal donne à Polanyi l’opportunité de révéler sa clairvoyance sur des thèmes comme la montée du fascisme en Allemagne, les problèmes de Wall Street, et le travail de Keynes. Il reste au journal jusqu’en 1933, année de l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler en Allemagne et par conséquent de la suspension de la Constitution autrichienne.
En Angleterre (1933-1947)
En réalité, Polanyi ne reste en Angleterre que jusqu’en 1941. Mais c’est en 1947 qu’il part réellement s’installer sur le continent Nord-Américain. Son travail en Angleterre se résume à donner des cours du soir, dont les notes seront à la base d’un ouvrage qu’il publie en 1937: « Europe To-Day« . Il publie quelques articles sur les difficultés de la classe ouvrière, et prône le soutient du régime de Staline, y voyant la seule arme contre le fascisme. De 1941 à 1943, il bénéficie d’une bourse au Bennington College (Vermont, États-Unis) qui lui permet d’écrire son ouvrage fondamental: « La Grande Transformation« . Il revient ensuite en Angleterre et, ne trouvant pas de travail, décide de s’installer aux États-Unis en 1947.
Aux États-Unis et au Canada (1947-1964)
« La Grande Transformation » ayant eu un certain succès, Polanyi est invité à faire des conférences aux États-Unis dès 1947, à l’âge de 61 ans. Lorsque sa femme le rejoint trois ans plus tard, il est contraint de déménager au Canada, étant donné les anciennes affinités de sa femme avec le parti communiste hongrois. Il continue néanmoins à enseigner jusqu’en 1953. En 1957, un cancer lui est diagnostiqué, ce qui ne l’empêche pas de continuer ses recherches et de publier quelques articles. De nombreux articles seront publiés après sa mort en 1964, attestant des recherches qu’il a menées durant toute sa vie.
L’essentiel de la pensée de Karl Polanyi
Les premiers écrits: l’imagination d’un nouveau socialisme
Comme cela a déjà été souligné, Karl Polanyi est plutôt socialiste, mais il rejette le marxisme orthodoxe. Il décide alors d’imaginer un socialisme centré sur la personnalité. Selon lui, la dialectique et le matérialisme historique de Marx doivent être pris prudemment, mais d’autres idées sont à garder. Polanyi met fortement en avant l’idée de l’action sociale: par la liberté inaliénable de faire des choix, la nature humaine est révélée. L’homme a la capacité de devenir maître de l’évolution sociale. Certains diront qu’il était marxiste, certains le démentiront; mais Polanyi s’est en tous les cas montré très tôt comme un esprit révolutionnaire emprunt de socialisme.
La religion et la sociologie
C’est durant son séjour en Angleterre que Polanyi va tenter de montrer que le socialisme et les Évangiles ont des bases communes et ne devraient pas être autant opposés. Polanyi critique pourtant relativement durement les athées dans ses écrits et ne manque pas de vexer quelques marxistes orthodoxes. C’est également durant cette période que Polanyi va s’intéresser à, et diffuser en Angleterre, les « Manuscrit de 1844 » de Marx. Il y trouve un matériel moins hermétique au christianisme que le reste de ses écrits. Néanmoins, cette fixation sur la religion ne sera que passagère, et il semble que cette période soit celle où il lui fallait trouver une explication au fascisme et à cette anti-humanité qui se développait à ce moment-là.
L’éducation des ouvriers
Toujours en Angleterre, Karl Polanyi s’est questionné sur l’enseignement et sur l’accès à l’éducation de la classe ouvrière. En effet, il voit là-bas une segmentation sociale, causée par la révolution industrielle, telle qu’il en vient à décider de mettre en place des programmes pour enseigner aux ouvriers et ainsi briser une partie de la justification du pouvoir par la classe dominante: le savoir. Il va même jusqu’à penser que cet enseignement doit être fait selon les normes et règles de la classe ouvrière, pour que celui-ci soit adapté. Il compare aussi ce système de classe anglaise à un système de caste, tant la différence d’éducation semble briser toute possibilité de changer de classe.
« La Grande Transformation » (1944)
C’est l’oeuvre majeure de Polanyi et sa consécration intellectuelle. Écrit grâce à une bourse de quelques années aux États-Unis, ce livre est encore une preuve de sa clairvoyance. Il y explique la naissance du capitalisme et du marché global autorégulateur. Les économies précédentes avaient connu des marchés, mais aucun n’avait la prétention d’avoir une portée aussi générale et universelle.
Antérieure à la révolution industrielle, c’est une révolution culturelle et sociale que Polanyi perçoit dans l’histoire du milieu du XIXe siècle. En effet, ce moment est un moment crucial où l’être humain transforme les idées de travail, de terre et de monnaie en autant de marchandise. Dès ce moment, progressivement, les esprits se sont pris au jeu et les hommes considèrent comme naturel et infranchissable ce qui découle des institutions du marché. C’est en ce sens que Polanyi perçoit à ce moment l’économie comme « désencastrée » du social: les théoriciens de l’économie classique (Smith, Ricardo, etc.) ont fait en sorte que le marché ait une entière marge de manoeuvre, en le présentant comme ayant des caractéristiques naturelles. Mais, selon Polanyi, ce serait sous-estimer la puissance du social que de penser que cela peut fonctionner à long terme.
La « grande transformation » dont parle Polanyi, sert aussi à définir le passage de la première économie de marché (qui a vu l’économie désencastrée du social), à la seconde économie de marché, qui débute dans les années 1930. Cette dernière est le réencastrement de l’économie dans la société par tous les moyens. Ayant vu les dégâts que le désencastrement a produit, la volonté générale est de remettre l’économie en interaction avec le social. Seulement voilà, les dégâts produits par la première économie de marché sont tels qu’on ne peut pas espérer la réintégrer sans qu’il y ait quelques séquelles. C’est l’explication que donne Polanyi aux fascismes par exemple. Le fascisme est un réencastrement de l’économie dans le social, tout comme le stalinisme et le New Deal. Ces trois systèmes politiques sont trois tentatives différentes de faire se rejoindre l’économie et la société.
Bibliographie commentée
Polanyi, K. (2004). La grande transformation: aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris: Gallimard. (Oeuvre originale publiée en 1944)
Comme présenté ci-dessus, cet ouvrage est véritablement le premier et le plus abouti de Karl Polanyi. Il y présente une analyse fine de l’histoire de l’économie depuis le début de l’économie de marché jusqu’à la seconde guerre mondiale. Les grandes transformations y sont présentées, et Polanyi est un des premiers théoriciens de l’économie à analyser la forte dépendance entre l’économie et le social, en disant que normalement l’économie fait partie intégrante du social. L’erreur a été de croire qu’on pouvait les désolidariser.
Polanyi, K., Arensberg C. (1975). Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie. Paris: Larousse. (Oeuvre originale publiée en 1957)
Cet ouvrage est un développement des idées proposées par Polanyi dans « La grande transformation ». Après un survol des différents systèmes économiques de l’histoire, ce que nous appelons « économie » apparaît comme une notion ayant vu le jour à la fin du XVIIIe siècle. La force de ce livre est de puiser non seulement dans l’histoire, mais de proposer également une analyse d’économies de sociétés non-occidentales du début du XXe siècle. C’est un des points de départ fondamentaux de l’anthropologie économique et cela permettra à Polanyi de mettre à mal certains concepts tels que l’idée de « marché » par exemple.
Polanyi, K. (2011). La subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire et dans la société. Paris: Flammarion. (Oeuvre originale publiée à titre posthume en 1977)
Ouvrage inachevé et quelque peu décousu de par le fait que ce sont différentes contributions mises bout à bout qui le constituent. Ici, Polanyi tente de transformer certaines notions de l’économie en des notions anthropologiques à portée universelle. Les prétentions de Polanyi sont impressionnantes et intègrent tant des éléments économiques que politiques, historiques, sociologiques, etc. Ce livre est vu comme une démonstration substantiviste en ce sens que Polanyi s’intéresse à l’économie comme manière de subsister de l’homme, par opposition à l’économie classique qui perçoit l’économie comme un processus de calcul d’efficacité.
Références
Maucourant, J. (2011). Avez-vous lu Polanyi? Paris: Flammarion.
Polanyi-Levitt, K. (1990). The life and work of Karl Polanyi. Montréal/New-York: Black Rose Books.