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Critique littéraire

Le monde est fatigué, le lectorat féminin aussi

Dès les premières pages de Le monde est fatigué, Joseph Incardona plonge le lecteur dans une intrigue contemporaine. Anglicismes et références actuelles se mêlent à une écriture poétique et rythmée : fond et forme s’entrechoquent pour actualiser le mythe des femmes poissons, désirées mais dangereuses. Cette hétérogénéité est renforcée par une narration mouvante, où écrivain et narrateur se confondent, faisant de ce roman un vrai page turner.

Êve, amputée et privée de sa fille, incarne une héroïne tragique. Son corps mutilé, au centre du récit, devient à la fois lieu de pouvoir, d’échange et d’exclusion. Sous prétexte de vengeance, le récit tourne autour de son handicap. Êve ne désire pas, elle veut seulement être désirée. Êve ne vit pas, elle survit jusqu’à s’effacer. L’auteur ne crée pas une femme libre et complexe ; il reconstruit un archétype défini par la souffrance. Désexualisée, coupée du monde, Êve prouve le manque d’imaginaire positif autour des femmes handicapées : « Parce que dans rêve, il n’y a pas Êve ».

Miroir d’une société obsédée par la domination et la consommation, sa chair devient marchandise : séduisante par ce qu’elle offre mais répugnante par ce qu’elle est. Finalement, femme brisée se charge de briser le monde à son tour. Cette fin n’a rien de la beauté tragique qu’Incardona prétend écrire. Elle symbolise l’échec du regard masculin à écrire une femme handicapée vivante.