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Recherche-création sur Air de la solitude de Gustave Roud : entre poèmes et photographies


Dans le cadre de mon projet de recherche-création mené à partir du recueil Air de la solitude ([1945] 2022) de Gustave Roud, qui contient des textes et des photographies du poète, je me suis questionnée sur la place de l’image photographique par rapport au texte et à la poésie en général.

Les trente-sept textes du recueil ont d’abord paru en revue entre 1930 et 1944, accompagnés de photographies. En 1945, une édition de ces textes les rassemble en recueil, sous le nom d’Air de la solitude, aux éditions Mermod à Lausanne. Cette édition du recueil est dépourvue de photographies. Or, dans l’édition de 2022 chez Zoé à Genève, sur laquelle je travaille, des photographies sont incluses. Celles-ci « suivent le choix opéré par Gustave Roud pour accompagner ses textes parus en revue, à l’exception de celle de la page 104, l’image originale n’ayant pas été retrouvée » (p. 9). Gustave Roud est aujourd’hui reconnu en tant que poète-photographe, mais sa photographie n’a jamais été institutionnalisée de son vivant.

La réticence à publier sa photographie au même rang que ses textes poétiques peut s’expliquer en partie par la posture de Philippe Jaccottet, qui édite les œuvres de Gustave Roud après sa mort, en « la cont[enant] au seuil de l’œuvre purement poétique » (Kunz Westerhoff, 2015, p. 102). Philippe Jaccottet affirme en effet, dans un entretien mené par Antonio Rodriguez (2011), que Gustave Roud « reste d’abord un grand poète, et qu’il ne faut pas mettre ces deux formes d’expression, chez lui, sur le même plan » (p. 6). Il s’agit d’une affirmation forte, qui mérite discussion.

Air de la solitude traite de la solitude du poète, en lien avec ses tentatives de se connecter au réel grâce à des captures du paysage, médiées par l’image poétique et aussi par l’image photographique, deux types d’images que je souhaite explorer « sur le même plan », à la différence de Philippe Jaccottet. Dominique Kunz Westerhoff affirme que, « [l]oin de toute dichotomie entre l’objectif et le poétique, l’image matérielle accomplit l’image littéraire » (p. 116). L’idée d’un « accomplissement » est stimulante et on peut se demander si elle est réversible – si l’image littéraire peut aider à révéler, d’une manière ou d’une autre, l’image matérielle, en l’occurrence la photographie. Dans mon travail de création, je postule qu’un lien existe entre l’image et le texte et j’aimerais m’interroger sur les manières dont ce dernier peut mettre en évidence l’aspect poétique de la photographie.

Dans la mesure où la photographie, dans Air de la solitude, n’est pas décrite par le texte – texte que la photographie n’illustre pas de manière « littérale », même si elle permet de montrer certains lieux et figures du recueil –, ce lien entre image photographique et image textuelle se développe sur un plan sensible. On peut essayer d’approcher et de qualifier ce dernier de plusieurs manières. Celle que j’ai retenue correspond à une exploration créative, qui consiste en l’écriture de poèmes en partant de photographies tirées du recueil. Deux questions ont guidé ma recherche. D’une part, comment la poésie écrite peut-elle rendre compte du langage propre au médium photographique ? D’autre part, comment faire ressortir la dimension poétique de la photographie ? Le projet croise ainsi un intérêt pour l’intermédialité (différences texte-image) et pour la transmédialité (identités texte-image) du poétique.

Profondeur de champ

La photographie se situe en amont du premier texte, après l’épigraphe. Les réflexions autour de la mort m’ont particulièrement frappée dans ce premier texte intitulé « Présences à Port-des-Prés ». Le sujet lyrique est happé par des présences invisibles, auxquelles il se rend attentif par une posture de présence dans le paysage, « l’oreille ouverte au double abime, une main tendue à ceux qui savent et qu’un seul battement de nos cœurs arrache à l’éternel, de l’autre cherchant en vain sous la houle temporelle, comme un plongeur aveugle, à saisir ceux qui s’appellent eux-mêmes les vivants » (Roud, p. 22-23).

Après avoir lu le texte de prose poétique d’Air de la solitude pour m’imprégner de l’univers de Gustave Roud, je repars de la photographie et décide que le sujet lyrique adoptera le point de vue de la profondeur de champ. Le paysan au premier plan en train de labourer son champ est figuré dans une zone de netteté qui s’étend loin derrière lui, jusqu’au sommet du clocher du village au deuxième plan. Le contraste entre la zone de netteté et les parties supérieures et inférieures de la photographie, floues, m’ont inspirée – en lien avec le thème de la mort exploré par Gustave Roud. Ce choix d’installer la profondeur de champ comme étant une « présence » poétique permet de partir du langage propre au médium photographique et, parallèlement, de l’aborder à travers le langage du poème créé.

Je suis coupé deux fois. Les maisons s’alignent avant de révéler mon visage, le plus haut de mon corps. Presque horizon. J’aurais aimé être plus grand mais je m’étire par le ventre. S’emparant de la terre, des jus pressés à l’ancienne, des arbres et des parcelles colorées au printemps, mes bras sont infinis. L’heure du labour a raison de mon incertain rivage. Je les entends, les pas saccadés des chevaux. Je ne sens pas la main ni le chapeau sous le soleil de plomb, juste le martèlement régulier de la roue qui s’incline, au bord du lit d’herbes coupées. Partout à la fois je prête mon oreille au-devant du temps, sur le clocher qui perce le sommet de mon crâne, dans le noyau terrestre, les touffes de plus en plus floues, désorientées, prêtes à mourir. Tant et si bien que je trace une ligne entre vous et le début du ciel, que je tire ma révérence devant les présences qui s’avancent.

Le style que j’utilise rejoint en partie celui de Gustave Roud : une prose poétique descriptive et précise de l’ordinaire paysan, qui engage sur un second plan une dimension plus mystique. La profondeur de champ, s’exprimant à travers le « je », devient un paysage masculin à travers des métaphores du corps, ayant un « ventre », des « bras », un « crâne ». Des éléments visuels figés par la photographie deviennent des images poétiques mouvantes, à travers « les pas saccadés des chevaux » et « le martèlement régulier de la roue qui s’incline ». Le « lit d’herbes coupées » renvoie à la fonction iconique du « langage poétique », « dans lequel le propos des mots est d’évoquer, d’exciter des images » (Ricœur, 1975, p. 266).

Dans un article, Hans Kristian Rustad (2020) se base notamment sur le projet artistique de David Jhade Johnston, #1YearNoCam (2014-2015), que ce dernier formule en ces termes : « Chaque fois que j’aurai envie de prendre une photo, je décrirai la photo par écrit, comme si je l’avais prise. Je publierai ces écrits comme s’il s’agissait de photos » (cit. dans Rustad, § 1). Hans Kristian Rustad parle de la figuration de la perception du sujet lyrique dans le poème créé comme « ajout[ant] une qualité relationnelle au poème écrit et rév[élant] la position sujet-objet » (§ 6). Mon poème, en imposant une nouvelle configuration temporelle, rend justement compte d’un acte de perception du sujet lyrique. Celui-ci s’énonce en « je » et s’identifie au paysage. Il s’adresse à un « vous » qu’on peut imaginer être le photographe qui cadre l’image ou les destinataires de la photographie, ce qui ajoute aussi une dimension relationnelle à un autre niveau.

Lumière

Je choisis de décrire la photographie de la page 47 en abordant la notion de lumière, aspect exploré à travers la modalité visuelle de la photographie. Cette dernière clôt le texte « Lettre » adressé à Henry-Louis Mermod, dans lequel le sujet lyrique parle du mouvement répétitif de l’ordinaire paysan – mouvement qui le raccroche au temps, mais aussi à son modèle de prédilection, Fernand Cherpillod, dans le contexte de la guerre : « ce paysan éternel qui est mon ami redevient le soldat revenu l’autre jour en congé » (Roud, p. 45). La photographie fait figurer un portrait de Fernand, bien au centre, en tenue de guerre, sur son cheval.

Dans mon poème, le sujet lyrique n’adopte pas le point de vue de la lumière, cette fois-ci, mais je m’imprègne de la même manière des éléments visuels de la photographie, dans une volonté de traduire la dimension poétique de la photographie, pour tenter de retracer ce qui connecte Roud au réel grâce au paysage.

Les veines du cheval se dessinent sur sa robe luisante, comme l’écume au lever du soleil. Il tient la bride fermement, à l’arrêt. Aucune poussière ne virevolte, l’ombre, seulement, tombe à la lisère entre le chemin et l’herbe. Quand le regard se fixe sur une veine, il glisse autour, d’un degré à l’autre, du plus clair au plus foncé, du plus foncé au plus clair. Les matières sont des touches de piano, des notes différentes sur la partition. Mes yeux se posent sur la crinière, sur les étriers, sur le tissu du costume, alors je peux écouter la musique. Mais ce que fait la lumière sur les corps échappe au regard tout en donnant forme. Sur les sabots, une ligne centrale, en diagonale, qui fait voir le temps passé, l’imperfection. Au centre de l’œil grand ouvert de l’animal, un halo brillant épouse la gravité. Son maitre s’échappe de la lumière. Tenue de guerre sur le périssable, le regard au loin se perd dans le visage ensoleillé, présence diffractée.

Je souhaite capturer la dimension poétique de la photographie dans ce poème en tentant de me rapprocher du regard du photographe. Les différents sens que revêt le mot « regard » au fil du poème illustrent la transition dans la création entre un geste descriptif et un geste interprétatif. La prose poétique mise en œuvre ici tente de faire figurer les procédés d’artialisation du réel convoqués par le poète dans sa photographie, qui va bien plus loin qu’une simple description du monde paysan.

Gustave Roud fait figurer Fernand dans une pose sérieuse, où tout l’espace est occupé par sa présence concentrée, le regard qui invite à imaginer le hors champ. Le regard du photographe l’extrait de son milieu et le pousse dans un autre par les choix formels effectués, au-delà d’indices simples (comme les vêtements militaires). Pour Philippe Ortel (2002), l’« outil » de la photographie « n’est pas uniquement le médium de la représentation ; il est aussi la trame, ou le filtre à partir duquel la réalité est perçue, et il opère, de ce fait, une certaine modalisation du réel » (p. 229). De même, dans « Livres d’images » (1930), Gustave Roud parle en effet du « moment […] où l’image – l’image photographique – se sépare du sujet qu’elle représente et commence à vivre sa propre vie » (p. 2). À cet égard, on peut postuler que le travail photographique de Gustave Roud rejoint sa vision du « don du poète, qui est de ne jamais revoir mais de toujours découvrir », ainsi qu’il l’explique dans un entretien (2017, p. 23).

Revenir aux photographies et réfléchir autrement au lien texte image

En termes de dispositif final du projet, je propose de relire Air de la solitude à la lumière des poèmes créés à partir des photographies. J’espère susciter des questionnements chez le lecteur ou la lectrice, en l’invitant à dépasser une pure lecture de l’image par le texte, qui n’irait que dans un sens, pour se plonger dans les dialogues possibles entre la prose poétique de Gustave Roud et ses photographies, toujours à partir de l’image photographique pour la regarder autrement, à travers une lecture sensible.

Une citation de Roland Barthes tirée de L’Empire des signes ([1970] 2014) illustre bien la finalité de mon travail de recherche-création :

Le texte ne « commente » pas les images. Les images n’« illustrent » pas le texte : chacune a été seulement pour moi le départ d’une sorte de vacillement visuel, analogue peut-être à cette perte de sens que le Zen appelle un satori ; texte et images, dans leur entrelacs, veulent assurer la circulation, l’échange de ces signifiants : le corps, le visage, l’écriture, et y lire le recul des signes (p. 9).

En effet, le texte de Gustave Roud dans Air de la solitude fait plus que « commenter » les images : il les prolonge dans les images du langage poétique et à travers une nouvelle temporalité. Quant aux images, elles n’« illustrent » pas simplement le texte. Il existe une dimension poétique dans le recueil qui peut être extraite de la photographie, puis lue en dialogue avec le texte de Roud.

Bibliographie

Œuvres et sources
  • JACCOTTET Philippe et RODRIGUEZ Antonio, 2011, « À Grignan, l’après-midi avec Philippe Jaccottet », La plaine, la poésie : bulletin annuel de l’association des amis de Gustave Roud, no 2, p. 3-6 ; disponible en ligne : https://www.gustave-roud.ch/documents/la-plaine-la-poesie.
  • JHAVE JOHNSTON David, 2014-2015, #1YearNoCam : https://glia.ca/2014/1YearNoCam/.
  • ROUD Gustave, 2022, Air de la solitude (1945), Genève, Zoé, coll. « Poche ».
  • ROUD Gustave, 2017, Entretiens, éd. Émilien Sermier, Paris, Fario.
  • ROUD Gustave, 1930, « Livres d’images », Aujourd’hui, no 36, p. 2.
Travaux
  • BARTHES Roland, 2014, L’Empire des signes (1970), Paris, Points, coll. « Essais ».
  • KUNZ WESTERHOFF Dominique, 2015, « “Quant à la photographie…” : d’une image à l’autre, la pratique photographique du poète promeneur », dans Daniel Maggetti et Philippe Kaenel (dir.), Gustave Roud. La plume et le regard, Gollion, Infolio, p. 101-118.
  • ORTEL Philippe, 2002, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, coll. « Rayon Photo ».
  • RICŒUR Paul, 1975, La Métaphore vive, Paris, Seuil.
  • RUSTAD Hans Kristian, 2020, « Comme en prenant des photographies. La poésie contemporaine au-delà de l’ekphrasis moderne », trad. Philip Lindholm, Théories du lyrique. Une anthologie de la critique mondiale de la poésie, no 1, « L’appel lyrique : altération et altérité », dir. Antonio Rodriguez, en ligne : https://doi.org/10.26034/la.tdl.2020.559.


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Critique littéraire

La filiation hors des sentiers battus

Après un long voyage, Olga rentre à Paris chez son père. Elle est accompagnée de Sélène, rencontrée en Asie. L’une se passionne pour l’art, l’autre a une formation de maraichère. Elles se projettent loin ensemble. Leurs différences ne font que nourrir leur amour naissant, mais le père d’Olga éprouve dès le départ un malaise face à Sélène. À la manière d’un enquêteur, le lecteur ou la lectrice cherche à élucider ce mystère initial en suivant une histoire pleine de rebondissements. Au fil des voyages insolites et des découvertes plutôt mystiques, le trio se soude. Le passé du père – le narrateur du récit – est évoqué par le biais d’impressions partagées qui fonctionnent pour le lecteur ou la lectrice comme autant d’indices. Sa soif de vérité s’exprime dans une trame intime et complexe de questions existentielles, si bien que le passé du père et le présent des deux filles se télescopent. Une tension narrative maitrisée mène subtilement aux origines du problème.

L’enchainement des événements et leurs accents de plus en plus dramatiques détournent parfois le roman du traitement approfondi de certaines thématiques subtilement amenées. La filiation, l’amour entre deux femmes – qui peine à s’exprimer dans ses nuances, parce que le récit adopte le point de vue unique du père – et la question des origines dialoguent à la manière de touches de peinture abstraites. L’écrivain fribourgeois Michel Layaz invite ainsi à deviner ce que les mots ne disent qu’entre les lignes.

Le contraste formel entre de longues séquences descriptives et des phrases courtes interpelle le lecteur à la manière de vers poétiques. La langue délicate déployée par l’auteur dans ce roman aux allures de prophétie adoucit le destin des trois personnages, pour le meilleur et pour le pire.