Interprète des citoyens
Quand politiciens et citoyens ne se comprennent pas, c’est là que Tobias Imobersteg intervient. Son rôle: écouter sans jugement ce que les gens ont à dire sur un plan urbain qui touche leur quotidien et traduire leurs inquiétudes et questionnement pour les décideurs et décideuses. Portrait d’un géographe soucieux de démocratie.
Votre création
Son nom : GeoHumanConsulting (GHC)
GHC propose des démarches participatives. Ce sont des démarches «bottom-up» afin que la population puisse être impliquée de manière efficace, dès le début des processus de décision, entre autres pour des projets urbains.
Une démarche participative comble un vide institutionnel. Elle permet d’impliquer les personnes dans les processus de décision via des focus groups ou des promenades urbaines. Les habitants peuvent réagir, amener des idées, exprimer des inquiétudes, contribuer avec leur connaissance du quotidien sur une question. L’obtention d’un consensus est la preuve que la démarche a fonctionné. Cette pratique permet de réduire les frustrations et les oppositions et évite de mettre les personnes les plus concernées devant le fait accompli. Elle donne davantage de légitimité aux autorités politiques et aux entreprises.
Votre idée
Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans ce projet: une expérience, une frustration, une situation particulière ?
J’ai eu de la difficulté à trouver un emploi à la fin de mon Bachelor en géographie. On me reprochait soit d’être trop qualifié, soit de manquer d’expérience professionnelle. Donc parallèlement à mes recherches d’emploi, j’ai développé GeoHumanConsulting.
La raison d’être de GeoHumanConsulting prend sa source dans mon enfance. À l’époque, j’étais toujours heureux seul dans mon coin. J’avais peur d’approcher les autres, souvent parce que je ne comprenais pas leurs réactions, ce qu’ils pensaient, ce qu’ils disaient. Être un ermite me protégeait. Plus tard, en devenant adulte, j’ai cherché à comprendre ce fort sentiment de différence. D’où ce besoin d’être neutre, d’écouter les gens sans préjugé et de prendre au sérieux leur discours.
Mon projet a vraiment commencé à prendre de l’ampleur l’automne passé. Pendant un an et demi, je n’ai fait qu’investir pour la promotion de ma société, j’ai beaucoup réseauté pour me faire connaître, tout en continuant à exercer des jobs d’étudiant, à postuler à des offres d’emploi et à dépendre financièrement de ma famille. Entre-temps, une commune s’est manifestée avec laquelle je développe actuellement une démarche participative, et une deuxième commune est maintenant dans le pipeline. J’ai également un mandat en tant que secrétaire d’un groupe de pression au Parlement fédéral.
Mes parents sont tous deux indépendants. L’idée de développer une société individuelle m’était donc familière. Le choix de créer mon affaire autour de la démarche participative est devenu une évidence pour moi en entendant à la radio et en lisant dans les médias le besoin de la population de participer aux processus de décisions. Même si, en Suisse, nous avons la possibilité de lancer des référendums, ils ne constituent qu’un veto de la population contre une décision gouvernementale. Beaucoup de temps pourrait être économisé si on impliquait certaines catégories de la population en amont de la réalisation d’un projet.
Quelles sont vos convictions, valeurs ?
Je suis convaincu que toutes les opinions se valent. C’est une démarche de sociologue. Quand on fait une recherche qualitative – par exemple l’étude de nouveaux mouvements sociaux – il faut être à l’écoute, hors de tout préjugé. Mon rôle est d’écouter, de comprendre et de rapporter aux autorités politiques. Je dois constamment prendre de la distance, me séparer de mon bagage social et comprendre ce qu’on veut me dire.
Pour moi, l’important est de contextualiser les opinions afin qu’elles soient utiles. Chaque personne est unique, a un bagage propre et il est important qu’elle puisse s’exprimer. Mon rôle consiste à la faire parler pour qu’elle puisse mettre en contexte une idée qu’elle ne pourrait pas exprimer autre part, tout en restant vigilant sur mes propres préjugés et mes filtres personnels. J’ai donc dû m’entraîner à m’observer de l’extérieur et à analyser mon discours pour déceler mes jugements ou mes interprétations. C’est cette observation «méta» qui me permet de rester le plus neutre possible.
Quelle est la raison d’être de votre société ?
Une démocratie est prospère grâce à la libre parole de ses citoyennes et citoyens, mais encore faut-il leur donner la possibilité de s’exprimer de manière précise et efficace. La stabilité politique qui en résulte, et que nous connaissons en Suisse, produit aussi le succès économique. Créer un cadre social et politique stable est essentiel pour ce développement; cela commence à l’échelle du quartier, du village ou de l’entreprise.
Aujourd’hui les démarches participatives restent encore très légères. On se contente de communiqués publics ou de séances d’information. Même si elles vont dans le bon sens, ces séances sont inefficaces pour transformer en ressources utilisables les informations dont disposent les habitants ou les employés, qui font ensuite opposition. Partout, la problématique est la même: imaginez que du jour au lendemain on vous annonce que votre quartier va changer mais qu’on vous donne le droit de dessiner sa destruction dans un atelier. En tant que décideuse ou décideur, si vous êtes mal préparé·e, vous manquerez cruellement de légitimité aux yeux des principaux intéressés.
Trop souvent, les démarches participatives ne cherchent pas à exploiter suffisamment les ressources dormantes au sein de la population. Pourtant, chaque personne est experte de son milieu de vie. Mieux encore: chacune a une expérience particulière à communiquer. L’habitant est une pépite d’informations pour n’importe quel projet urbain, architectural, plan de mobilité, etc. Idem pour les employé·e·s d’une entreprise. Recueillir les informations de ces «experts de terrain» est essentiel pour planifier sur le long terme et c’est ce à quoi je m’emploie.
Lorsque la Suisse était composée principalement de petites communes et villes, tout le monde connaissait tout le monde. Dès lors, quand des projets urbains étaient mis en place, chacun était au courant. On rencontrait souvent les membres du Conseil communal au bistrot du coin, on discutait avec eux, on partageait ses opinions et ses inquiétudes, on faisait des suggestions. L’information circulait et les processus politiques étaient plus légitimes. Aujourd’hui l’anonymat va croissant, car les villes et la population se densifient, les gens ne vivent plus forcément sur leur lieu de socialisation, les politiciens ont plus de difficulté à être connectés avec la population.
Avec les structures politiques qui datent, les décisions semblent maintenant tomber du ciel et un vide s’est créé entre les institutions et la population. J’ai donc décidé de jouer le rôle de médiateur qui amènerait de l’information aux deux parties, et qui donnerait les outils à la population pour qu’elle puisse s’exprimer dans un cadre apaisé et sur une temporalité plus longue.
Pourquoi est-ce que vous vous levez le matin ?
C’est avec une curiosité sans limite que je me lève tous les matins vers de nouveaux horizons et de nouvelles interprétations. Par exemple, il y a quelques jours, je suis allé à Zurich pour une réunion avec des anciens parlementaires cantonaux et fédéraux en provenance des quatre coins de la Suisse. Nous avons discuté des prochaines actions à mener dans le cadre des sessions des commissions parlementaires. C’est du travail de lobby.
Je trouve excitant de me demander chaque matin quel seront l’horizon géopolitique et le territoire suisse de demain, et comment je peux aider la population à les prendre en main. Tous les jours, je découvre d’autres territoires, d’autres contrées. Chaque commune, village ou hameau est rempli de nouveautés si on est attentif aux détails: chaque rue, façade, forêt, maison, voiture commence à avoir quelque chose d’unique, est porteuse d’une information unique pour moi. Mais je sais que ces éléments de paysages urbains sont interprétés différemment par chaque habitant, et mon travail, dans une démarche participative, consiste à comprendre quelles sont ces interprétations et à les relayer à l’urbaniste et aux politiques. Je vis en immersion dans les espaces et avec les personnes qui les habitent pour mieux les comprendre.
Pourquoi ce que vous faites intéresse les autres ?
Parce que j’ai remarqué que les citoyennes et les citoyens s’intéressent de plus en plus à leur espace public immédiat et aux affaires de leur entreprise. Si cet intérêt grandissant n’est pas traité comme une ressource et avec respect, il peut devenir une menace. Cela devrait convaincre les décideurs et décideuses de ne pas rester passifs face aux idées dormant silencieusement dans les esprits, mais au contraire, de s’y intéresser de plus près.
Pour les politiciens il est parfois difficile de faire face à une population très diverse. Certains ont peur de ce que la population pourrait faire ou penser, mais c’est une raison de plus pour aller au-devant des gens et leur montrer qu’on s’intéresse à eux. Rien que cela suffit déjà à apaiser une situation, même si on ne peut rien changer au projet, au moins les personnes auront été écoutées. Le simple fait d’avoir eu la possibilité de s’exprimer suffit parfois à éviter une opposition.
Votre conseil d’expert
Par rapport à mon activité, je dirais que plus une démarche participative est lancée tôt, plus elle sera efficace. Il est même préférable de la débuter avant de communiquer un projet concret. Une recherche fondamentale et sans influences sur l’état du terrain est essentielle. Ainsi, lorsque le projet sera rendu public, il aura été établi en connaissance de cause et les réponses aux questions qui fâchent auront été préparées à l’avance.
Et si vous, diplômé·e·s de l’UNIL, voulez vous lancer dans l’entrepreneuriat, je vous dirais qu’il faut tout d’abord du temps et de la patience. L’idéal serait d’avoir une activité annexe pour assurer ses arrières afin de pouvoir développer son projet en toute sérénité. Un deuxième conseil que je vous donne est de rester curieux, d’observer, de faire des recherches, d’être proactif et, par extension, de rester ouvert à toutes les occasions car vous ne savez pas sur quoi donneront les portes que vous ouvrez. C’est pourquoi, même si quelque chose semble peu intéressant de prime abord, donnez une chance à cette opportunité. Si je ne fonctionnais pas avec cet état d’esprit, je ne serais pas là où je me trouve aujourd’hui.
Article de Jeyanthy Geymeier, Bureau des alumni, 8 avril 2019