Prendre le temps d’être parent
Fille d’ouvriers, elle voulait être infirmière pour soigner les personnes malades. Quand elle a réalisé qu’une femme pouvait devenir médecin, elle s’est jetée à l’eau. Maman de 5 enfants, elle a su intelligemment jongler entre travail et famille, portrait de Myriam Caranzano-Maître, diplômée de FBM 1982.
Enfant, quel était le métier de vos rêves?
J’avais une attirance pour les métiers de la santé, probablement due aux faits que j’ai vu ma grand-mère s’occuper de sa maman (mon arrière grand-mère) et de mon grand-père malades et que ma propre mère a été gravement atteinte dans sa santé quand j’avais 7 ans. Si elle n’avait pas reçu les soins adéquats, j’aurais été orpheline. En outre, j’ai grandi en face d’un petit hôpital où je voyais régulièrement des soignants s’occuper de personnes malades ou handicapées. Durant toute mon enfance je suis allée rendre visite à ces malades chroniques parce qu’il était naturel d’aller leur dire un petit bonjour en passant… ça leur faisait plaisir et à moi aussi!
Je voulais devenir infirmière jusqu’au jour où j’ai découvert qu’une fille pouvait aussi devenir médecin. L’événement déclencheur qui m’a ouverte au monde de la médecine a été mon opération de l’appendicite, à l’âge de 13 ans. Dès lors, j’ai voulu devenir médecin. Le chirurgien, qui a très rapidement compris mon intérêt pour la médecine, m’a permis de passer du temps à son cabinet médical, les mercredis après-midis et durant les vacances scolaires. J’ai ainsi pu accompagner son aide médicale dans toutes ses activités. Petit à petit, ce médecin m’a montré et expliqué ce qu’il faisait. À 15 ans, j’ai assisté à ma première opération: le tunnel carpien. Cette profession me fascinait toujours davantage et j’ai découvert qu’il existait, ailleurs aussi, des femmes médecins.
Si ma vocation a mûri très rapidement dans ma tête et dans mon cœur, je n’ai pas osé en parler ouvertement. Je ne savais pas comment cela pourrait se réaliser. Il me paraissait absolument évident que je devais m’appliquer à l’école et obtenir les meilleurs résultats possibles. J’étais déterminée à réussir et cela me motivait pour étudier et travailler dur.
Quel est votre job actuel?
Je suis directrice de la Fondazione per l’Aiuto, il Sostegno e la Protezione dell’Infanzia (ASPI*, www.aspi.ch) et je m’occupe de la prévention des abus sur les enfants au Tessin et en Suisse italienne (Grisons de langue italienne). Je donne aussi de nombreuses formations pour les secteurs pédagogiques, sanitaires et autres.
En outre, je suis membre du Conseil de la Fondation « Protection de l’Enfance – Suisse » (www.kinderschutz.ch) et j’ai activement participé à son évolution (sous diverses dénominations), depuis 1982. J’ai développé ce qui était le groupe régional de la Suisse italienne de cette fondation pour en faire la fondation ASPI.
Au niveau international, en tant que membre du Council of the International Society for the Prevention of Child Abuse and Neglect (ISPCAN**, www.ispcan.org), je prends activement part à toutes ses activités, notamment en qualité de vice-présidente du « Congress and Conferences Committee ». J’ai représenté l’ISPCAN à des conférences de l’ONU et de l’OMS et j’ai eu le privilège d’être invitée comme experte par le Conseil de l’Europe afin de contribuer à développer un système de protection de l’enfance en Tunisie.
Vous avez choisi d’étudier à la Faculté de FBM par vocation, poussée par vos parents, pour faire comme vos amis?
Par pure vocation. Personne de ma famille n’avait jamais étudié à l’université auparavant. Pour mes parents, il aurait été dans l’ordre des choses qu’une fois ma scolarité obligatoire terminée, j’aille travailler en usine pour ensuite me marier et fonder une famille. Pour eux, le premier pas a été d’imaginer que je devienne infirmière.
Et quand je leur ai annoncé que je voulais, en fait, aller au lycée pour ensuite étudier la médecine, ils ont été d’une part, émus aux larmes, et d’autre part « choqués » et extrêmement préoccupés parce qu’ils ne pouvaient pas assumer les coûts de telles études. Pour eux, cela revenait à vouloir aller sur la lune!
Je leur suis infiniment reconnaissante car ils m’ont soutenue et encouragée alors que les implications financières étaient graves. Heureusement, grâce à des bourses d’études et à mon propre travail durant les vacances et les week-ends, nous avons surmonté les difficultés économiques. Et au fur et à mesure que j’avançais dans mes études, la fierté de mes parents grandissait, tout comme la mienne. J’ai donc passé mes examens finaux fin 1982 et fait mon doctorat quelques années plus tard. Et j’ai ouvert la voie puisque la génération suivante compte maintenant plusieurs universitaires, dont deux médecins.
Votre état d’esprit au moment de l’obtention de votre diplôme?
J’étais infiniment heureuse d’avoir réussi! Et je le suis toujours! Je me réjouissais de pouvoir travailler comme médecin et, d’une certaine manière, de prouver que mes origines sociales–un milieu ouvrier très pauvre–ne m’empêcheraient pas d’être un bon médecin.
Que s’est-il passé par la suite?
Après l’obtention de mon diplôme, j’ai travaillé 4 années en hôpital avec l’envie de devenir pédiatre, jusqu’à la naissance de mon premier enfant.
Une année après la naissance de mon aîné, j’ai repris une activité à mi-temps à Zürich. Mais le mi-temps était théorique et j’étais de plus en plus malheureuse de ne pas disposer de suffisamment de temps pour mon enfant.
J’ai ensuite mis au monde un deuxième enfant qui est décédé à la naissance. C’est là que j’ai décidé de fixer des priorités. Pourquoi avoir des enfants si c’est pour les laisser grandir avec une maman de jour ou une baby-sitter? D’entente avec mon époux, j’ai pris le temps d’être maman. C’était un choix tout à fait conscient même si je ne savais pas trop où il me mènerait, mais j’étais prête à en assumer les conséquences. Nous avons ensuite adopté une petite fille indienne et donné naissance à deux autres petits garçons.
Je suis maman de 5 enfants: 4 fils biologiques et une fille adoptive. J’ai terminé mon doctorat après la naissance de mon dernier enfant. J’ai donc fait une pause complète de 8 ans pour m’occuper de ma famille. J’ai toutefois continué à participer à certains congrès et cours de formation continue en pédiatrie, plus particulièrement sur le thème de la maltraitance des enfants.
Le fait de me consacrer à ma famille a suscité beaucoup d’incompréhension. Mes collègues d’études ou de travail ne comprenaient pas pourquoi je renonçais à ma carrière. Dans le village où nous vivons au Tessin, personne ne savait que j’étais médecin. Les gens l’ont découvert parce que j’ai réanimé un voisin qui a eu un grave problème de santé, un dimanche après-midi. C’était le scoop du village! Rares sont les personnes qui ont compris que je n’ai renoncé à rien, j’ai simplement choisi ce qui, pour moi, avait la priorité.
Je me rends bien compte que ce n’était peut-être pas très rationnel de faire une si longue pause et de sortir du système. Mais j’avais la certitude que je retrouverais une manière de mettre à profit – pour moi et pour la société – tout ce que j’avais étudié. Et aujourd’hui je peux affirmer que j’avais raison.
Une fois que mes enfants sont tous allés à l’école enfantine et primaire et, qu’avec l’aide des grands-parents paternels, j’ai été en mesure de gérer mes activités en fonction des horaires scolaires, j’ai repris mes activités professionnelles sur deux fronts:
D’une part, le Dr Amilcare Tonella, pédiatre à Bellinzona, m’a proposé de collaborer avec lui au sein du comité de l’ASPI et demandé d’assurer des cours sur la maltraitance pour les enseignants d’écoles primaires du Canton du Tessin dans le cadre d’une vaste opération de sensibilisation du corps enseignant. D’autre part, une amie pédiatre m’a demandé d’enseigner la pédiatrie à l’Ecole d’infirmières à Bellinzona et Lugano, d’abord quelques heures et puis toujours davantage.
La première difficulté a été de me convaincre moi-même que j’étais capable de faire ce qu’on attendait de moi et de le faire bien. Je me suis remise à étudier les matières que j’allais enseigner, travaillant plusieurs heures durant la nuit parce que je m’occupais des enfants durant la journée. Mon mari m’a toujours soutenue et encouragée et cela m’a beaucoup aidée.
J’ai ainsi enseigné à l’Ecole d’infirmières du Canton du Tessin et à la Scuola universitaria professionale della Svizzera italiana (SUPSI***, www.supsi.ch) « toutes » les branches de la pédiatrie. Au fil des ans, je n’ai gardé que les cours sur la maltraitance des enfants, cours que j’ai par ailleurs introduits de manière systématique dans le curriculum de formation des infirmières du Canton du Tessin.
En voyant toute l’énergie que je mets à combattre les abus sur les enfants, on me demande souvent si j’ai moi-même été maltraitée ou subi des abus… Mais non, ce n’est pas du tout le cas. Je pense que mon intérêt pour cette thématique remonte à mon enfance. Déjà à l’école primaire, je me rendais compte que certains de mes camarades n’étaient pas respectés comme moi. Sans très bien comprendre, je sentais que certains étaient malheureux. Je me rappelle aussi en avoir parlé avec ma maman qui m’avait expliqué que tous les parents ne parlaient pas avec leurs enfants, que certains les frappaient… Je trouvais cela tellement injuste!
Outre, les rencontres avec des personnes qui ont cru en moi, plusieurs facteurs ont été décisifs dans ma carrière : je crois en ce que je fais et je travaille avec passion et détermination ; j’ai toujours essayé de mettre les priorités au bon endroit pour moi-même, sans me mettre la pression au niveau carrière, mais en saisissant les opportunités qui se présentaient et en faisant chaque chose de mon mieux ; j’ai également pu compter sur le soutien inconditionné de mon époux!
Si c’était à refaire, que changeriez-vous?
Rien! Je suis heureuse et satisfaite de ma vie, je me sens privilégiée. Je sais aussi que j’aurais pu faire des choix bien différents… Toutefois, il y en a un seul que je ne regretterai jamais, c’est celui d’avoir pris le temps de m’occuper de mes enfants, d’être MAMAN!
Bien sûr le choix de se consacrer uniquement à l’éducation de ses enfants est un choix personnel. Il y a aussi des parents qui considèrent très important de rester actifs professionnellement. Il faut sortir de cette logique du juste ou faux, du bien ou mal. Ce qui, à mes yeux, est essentiel pour tous est d’être conscients de la responsabilité qu’implique le fait d’être parents. Nous sommes responsables du bien-être de nos enfants et devons tout mettre en oeuvre pour leur permettre de grandir et s’épanouir le mieux possible.
Je suis bien consciente d’avoir été privilégiée de pouvoir m’arrêter. C’est en effet un luxe que tout le monde ne peut pas se permettre. Je suis aussi persuadée que même si l’argent conditionne la qualité de la vie, ce n’est de loin pas le seul facteur important. Il s’agit de construire un équilibre en tenant compte des besoins de l’enfant et de ceux des parents tout en se rappelant que ces besoins évoluent avec le temps. Il me semble également important de mettre les priorités au bon endroit… par exemple en se rappelant qu’on a en moyenne 40 ans pour travailler, mais au maximum 18 ans pour permettre à un enfant de devenir adulte!
Il m’est difficile de donner des conseils aux jeunes diplômé·e·s de l’UNIL… parce que je n’ai jamais trop aimé en recevoir. Je préfère l’écoute, des autres et de soi-même. La seule chose que je leur conseillerais est de prêter attention à leurs propres aspirations et de se donner les moyens de suivre leurs rêves, toujours dans le respect de soi-même et des autres. Certains rêves se réaliseront, d’autres pas…
Je leur dirais aussi de mettre l’être humain au centre des priorités et de saisir les occasions qui s’offrent sans vouloir absolument tout planifier. Mes conseils pourraient se résumer en deux citations qui me plaisent beaucoup:
«On ne voit bien qu’avec le cœur!» (Antoine de St-Exupéry, Le Petit Prince)
«Be the change you want to see in the world!» (Mahatma Gandhi)
*ASPI, Fondazione per l’Aiuto, il Sostegno e la Protezione dell’Infanzia est la Fondation de la Suisse italienne pour l’aide, le soutien et la protection de l’enfance.
**ISPCAN, International Society for the Prevention of Child Abuse and Neglect est la Société internationale pour la prévention de la maltraitance et de la négligence envers les enfants, fondée en 1977, elle est la seule organisation internationale pluridisciplinaire qui regroupe une gamme mondiale de professionnels engagés dans la prévention et le traitement de la maltraitance, de la négligence et de l’exploitation des enfants à l’échelle mondiale.
***SUPSI, Scuola universitaria professionale della Svizzera italiana est la Haute école du Canton du Tessin.
Article de Jeyanthy Geymeier, Bureau des alumni, 19 octobre 2017

