De l’encre plein les doigts
Si le passage du bic au stylo-plume n’a pas réellement amélioré la qualité graphique de son cyrillique, il a donné naissance à une véritable passion. Après 7 ans à collectionner des instruments d’écriture, Guillaume Chappuis, a ouvert sa boutique. Un lieu unique en Suisse dans lequel sont proposés plusieurs milliers de plumes de tous les pays, matières et époque.
QUI ÊTES-VOUS
- Prénom: Guillaume
- Nom: Chappuis
- Diplôme obtenu à l’UNIL: Maîtrise universitaire ès Lettres, langues et civilisations slaves (2016)
- Faculté: Faculté des lettres
VOTRE « CRÉATION »
Son nom: Watch & Write
Lien sur le site web: watchandwrite.com

Boutique située Gerechtigkeitsgasse 43 à Berne. Service de réparation pour tous les instruments d’écriture quelle que soit la marque, des milliers d’articles en stock, anciens et nouveaux. Papier et encre également. Une sélection de montres et d’horloges, principalement vintage.
Pourquoi faites-vous ce que vous faites maintenant?
Je me bats pour que l’acte d’écrire réintègre les préoccupations de chacun.
– Mais Monsieur Chappuis, et les ordinateurs!??
Ce à quoi je réponds avec impertinence que ce ne seront certainement pas 80 ans d’informatique qui délogeront 8000 ans de pratique manuscrite. On me répète volontiers que mon activité d’indépendant va à contre-courant, je ne suis pas d’accord!
En 1ère année de russe à l’UNIL, j’étais frustré des commentaires quant aux qualités graphiques de mon cyrillique, insuffisantes aux yeux des enseignantes. D’un bic, je suis rapidement passé à la plume, ce fut alors une vraie révélation. Malgré mes efforts, mon cyrillique ne s’en est que légèrement amélioré, par contre j’ai trouvé ma vocation. Cela fait 10 ans que j’évolue dans ce domaine en tant que collectionneur, c’est ma 3e année en tant que professionnel.
Jamais je n’aurais pensé que le stylo-plume pouvait impacter autant le quotidien des gens. Cet objet peut être envisagé sous différents prismes, que ce soit en tant qu’objet transitionnel, madeleine de Proust, totem d’appartenance clanique, ou prétexte pour persifleurs d’un c’était mieux avant. Sa force est dans sa constance d’évocation, qui rappelle le rapport à l’introspection, puis à l’autrui, en correspondance.
Ma vraie motivation est simple à comprendre: écrire, c’est se permettre de s’ancrer dans l’ici et le maintenant. Quand une personne s’engage dans ce geste millénaire, il lui faut alors un instrument adéquat afin que les flux d’intentions transitent sans rupture vers le papier. Vous n’avez pas idée de l’intense bonheur que ça peut procurer, lorsqu’on a enfin trouvé sa plume!
Quelles sont vos convictions, valeurs?
Respect, sincérité, singularité, intimité et générosité.
Lorsqu’une personne m’amène la vieille plume de son aïeul, elle n’amène pas qu’un objet dysfonctionnel, mais l’histoire d’une famille. Plus d’une furent tout à fait bouleversantes. Dans les relations singulières à ma clientèle, l’objet à réparer crée souvent une intimité immédiate, que je chéris. La restauration n’est pas une mince affaire: j’essaie d’utiliser les techniques les plus adaptées pour que la conservation soit pérenne, sans trahir l’âge de l’objet. Je veux que ces instruments d’écriture retrouvent leur utilité première.
Mon 6e sens déstabilise. Régulièrement en expo, la situation suivante:
– Bonjour, ils sont où les Montblanc? Vous n’avez que ça? (40 modèles à choix)
– Ce qui serait bien pour vous, d’après mon expérience, ce serait plutôt ceci.
– Ah bon! Mais moi je veux quand même un Montblanc. (il les essaie un par un)
La demi-heure passe, j’observe…
– Hé dis-donc, vous auriez pas autre chose? (500 pièces exposées)
– Oui, celui que j’ai mis de côté pour vous. C’est un vintage.
– Vous savez vos vieilleries…
– Essayez-le quand même, parce que c’est celui qu’il vous faut. (il l’essaie…)
– …Mais comment vous faites? ça fait 20 ans que je cherchais ça!
– Oh vous savez, un coup de bol! Ou alors peut-être que c’est mon métier?!
La foule éberluée mais conquise, applaudit.
Quelle est la raison d’être de votre société?
Ma boutique est unique en Suisse, cela représente plusieurs milliers de pièces, de tous les pays, couleurs, matières et époques. Comme je connais vraiment bien mon domaine, j’arrive à cerner rapidement les besoins et les attentes de ma clientèle autant nationale qu’internationale, gauchers bienvenus!
Je suis spécialisé en vintage, souvent bien plus intéressant que les produits actuels. Certaines plumes anciennes chantent, d’autres sont très proches du papier, au point où l’on peut vraiment sentir les irrégularités de son grain. Mon dada actuel ce sont les plumes en celluloïd des années 30’ et les plumes japonaises. Après, on peut causer encres, papiers, le domaine est vraiment vaste. C’est un peu comme en horlogerie, on met le doigt dans l’engrenage et hop, on se retrouve du jour au lendemain collectionneur. Mon rôle dans tout ça est d’offrir l’opportunité de (re)commencer à écrire, c’est tout.
Pourquoi est-ce que vous vous levez le matin?
Avant tout, pour boire du café. Après ça, je me dis que je suis quand même bien hypocrite, passant la moitié du temps connecté, prônant de faire l’exact inverse. J’essaie d’évoluer dans tous ces paradoxes, tout en gardant un rapport au temps qui m’est sain, non pas dans une course effrénée et insatiable vers un bond technologique.
Dans mon usage privé, écrire, gribouiller, dessiner, ce sont des rituels qui me permettent de me retrouver un instant face à mon vide intérieur. J’ai du plaisir à rédiger des lettres manuscrites, car elles comportent en puissance plusieurs niveaux de lecture. Les hésitations dans le trait, les jambages, les espacements entre les lettres, la signature sont autant de signes qui se rajoutent à la pure information transmise, ceci souvent à l’insu du rédacteur, décodables ou pas par celui-ci et son potentiel destinataire.
Je suis par ailleurs un féroce combattant face à la normalisation des pratiques; depuis notre plus jeune âge on insiste à l’école pour que l’écriture soit la plus régulière possible, sans accrocs, idéalement lisse et parfaite, bien droite, suivant une belle ligne horizontale. A long terme cela n’apporte que des énervements et des frustrations. Chassez le naturel, il revient au galop.
Témoin des traces laissées par les études graphologiques faites dans le milieu du travail dans les années 80’, je continue à croire que certaines sont allées trop loin dans l’interprétation. Je remarque qu’aujourd’hui les gens ont souvent honte de leur écriture, ou alors peur qu’on les dévoile à travers leurs graphies. J’essaie de déconstruire ces mauvais réflexes: on peut écrire comme un cochon, avec soin, pour sa grand-mère, avec passion, tout ceci reste des qualificatifs, souvent liés à des jugements esthétiques ou moraux. Une page manuscrite ne renseignera jamais sur la psyché d’un homme que l’on ne connaît pas.
Pour conclure, sachez que j’écris de façon irrégulière, dans le vide et pour ne rien dire, sans jamais me relire. On écrit comme on écrit et il n’y a rien d’autre à en dire. Ce qui compte c’est de se confronter à cet espace vierge, l’encrer, s’y circonscrire, et voir ce qu’il s’y passe.
Libérer le geste pur peut parfois être difficile, voire douloureux, quand les mots enfouis remontent à travers la trame. En fin de compte, on s’y retrouvera toujours, et ça fait du bien. C’est clairement une thérapie vers le mieux-être. On va le faire pour soi, et quand on se sent bien, alors vers l’autre, dans une communication vraie et sincère.
Pourquoi ce que vous faites intéresse les autres?
Parce que l’écriture concerne tout le monde. Parce que, mon choix de carrière lié à l’envergure de ma vision interpellent. Vu l’intérêt croissant, je souhaite à moyen terme arriver à greffer cette activité à une structure muséale existante, liant pratiques manuscrites et instruments d’écriture, ici en Suisse. La balle est lancée.
VOTRE CONSEIL D’EXPERT
La terre est grande, la vie est courte, tu n’es pas un arbre.
La peur n’est pas une excuse valable pour ne pas se lancer.
Ta survie et ton succès dépendront de l’excellente connaissance de tes produits, de ton marché et de ses intervenants. Ceci dit, ce n’est pas parce que le marché n’existe pas encore qu’il n’a pas de raison d’exister.
«Try and fail»: attends-toi à un effet montagnes russes permanent durant les premières années.
Article de Jeyanthy Geymeier, Bureau des alumni, 14 mars 2019

