Artivisme: art engagé
Alumna de la Faculté des Sciences sociales et politique et de la Faculté des Géosciences et de l’environnement, Emilie Crittin est titulaire d’un Bachelor en Sciences sociales (2008) et Master en Durabilité (2012), elle a fondé Artivisme.
Votre création
Son nom : Récup’Artivisme
« Artivisme » est la contraction d’art et d’activisme, autrement dit de l’art engagé. Photographe et artiste autodidacte en parallèle à ma formation académique, je réalise des créations artistiques avec des déchets en plastique que je récolte sur les rives du Léman. Je m’investis depuis plusieurs années dans l’organisation d’actions de nettoyage dans la nature avec diverses fondations, principalement des rives de la Réserve naturelle des Grangettes, située à Noville. Mes créations, le plus souvent éphémères et que je photographie, sont réalisées avec du plastique ramassé sur ces rives. En complément aux actions de nettoyage, qui se font parfois aussi avec des classes d’école, j’organise des animations créatives avec des personnes de tout âge permettant de réaliser des œuvres avec les déchets qu’elles auront récoltés.
Chaque année, chariés par le Rhône et les courants dominants du lac, plusieurs tonnes de déchets, majoritairement en plastique, s’échouent sur les berges des Grangettes presque toutes situées en réserve intégrale d’importance internationale pour les oiseaux d’eau et migrateurs. Les origines des déchets sont multiples: littering, stations d’épuration des eaux, chantiers de construction, secteurs industriel et agricole, etc. Les micro-déchets en plastique sont particulièrement nombreux et difficiles à nettoyer, car ils sont dans certaines zones mélangés avec la terre sur une bonne profondeur. Ce sont pourtant ces déchets qui sont parmi les plus nocifs pour la faune, risquant d’être ingérés par les animaux qui les confondent avec leur nourriture. De plus, le plastique agit comme un véritable aimant en attirant les substances toxiques présentes dans l’environnement naturel. Ces substances entrent ainsi dans la chaîne alimentaire animale et humaine.
Votre idée
Pourquoi faites-vous ce que vous faites maintenant ?
Mes créations, tout en représentant une démarche personnelle d’introspection, sont une manière de sensibiliser le public aux problématiques relatives aux déchets et à nos modes de consommation d’une façon insolite et créative. Bien souvent, le public reçoit des informations sur ces problématiques de manière cognitive, mais cela ne suffit pas pour initier de réels changements. Le cœur doit être touché, et pas seulement la tête. C’est là que l’art a un rôle important à jouer, car il touche à l’émotion.
A travers mes créations, je cherche à explorer l’interdépendance entre tout le vivant ainsi que la relation complexe entre déchets et milieu naturel. Mon travail est aussi une manière de changer le statut et redonner une fonction au déchet, cet objet abandonné devenu indésirable et ayant perdu ses valeurs d’usage ou affective. Dans mon travail artistique je mets aussi souvent en avant des objets de la vie quotidienne qui ont été altérés voire brisés par les éléments naturels, des objets avec lesquels le public peut se mettre facilement en relation.
Quelles sont vos convictions, valeurs ?
J’évolue dans une perspective d’écologie personnelle et d’écospiritualité, de reconnexion à mon être intérieur, au vivant et aux mondes subtils, d’interdépendance entre tout ce qui existe. Je chemine dans une idée de réappropriation de notre propre pouvoir sur les différents aspects de notre existence : alimentation, santé, économie de partage, faire soi-même, etc. Il s’agit pour moi d’une façon de vivre qui va de soi, s’étant construite progressivement. Parmi mes autres activités, citons par exemple la mise en place d’espaces de gratuité (boîtes d’échange entre voisins, marchés gratuits, espace de partage Troc-o-Pole à l’UNIL) pour vivre une forme de consommation plus durable et conviviale, ou la gestion de mon potager urbain sur ma terrasse. A mon sens, tout ce que je réalise est en lien et va dans le sens d’une transition culturelle, d’une expérimentation d’autres façons de vivre et de penser, d’une régénération du lien naturel et social.
J’appréhende toutes les problématiques environnementales, économiques et sociétales de manière très systémique, nous avons encore trop tendance à les séparer les unes des autres. Nous traversons une crise profondément culturelle et spirituelle, dans le sens que nos sociétés modernes ont désenchanté le monde, ont perdu le sens du sacré, du mystère de la nature. J’œuvre, aussi à travers mes autres projets photographiques, à décoloniser l’imaginaire et réenchanter le monde et le vivant, afin que l’on retrouve des attitudes de gratitude, d’émerveillement et de bienveillance envers celui-ci, notre lien avec la Terre qui fait partie de notre être. Je remets également en question le terme « environnement » : tant que l’on parle en ce terme, on situe l’humain au centre et le reste du vivant l’entourant, conception qui n’aide pas à la (re)création de liens plus harmonieux, humbles et respectueux entre tout ce qui vit.
Quelle est la raison d’être de votre projet ?
Ce projet artistique est né de ma sensibilité à la souffrance de la Terre que je ressens fortement en moi. En montrant « l’esthétique de l’horreur », j’espère initier un changement de représentation de ce qui est considéré comme déchet dans l’esprit du public, et par la suite un changement dans les modes de consommation. Il paraît que je vois « l’esprit des choses », animées ou non animées, et cela vaut aussi pour le plastique. La plupart des gens voient un « déchet sale », moi je vois une aile d’oiseau, une queue de poisson, une pièce évoquant un visage. D’ailleurs, je ne retravaille jamais les pièces que je trouve et les utilise telles quelles. Je vois en quelque sorte l’âme de ces objets.
Pourquoi est-ce que vous vous levez le matin ?
Parce que je suis reconnaissante pour chaque nouvelle journée qui est un cadeau de la vie. Chaque jour est une occasion de nouvelles aventures et découvertes, et je ressens de la gratitude de voir le soleil sortir de derrière la montagne chaque matin.
Pourquoi ce que vous faites intéresse les autres ?
Le but de mon travail artistique en général est qu’il puisse tant parler aux gens d’eux-mêmes, de leur être intérieur, que du monde dans lequel ils évoluent, et qu’ils parviennent à faire des liens entre les deux. Ainsi que je l’ai développé plus haut, les gens ont plus besoin, à l’heure actuelle, que l’on parle à leur cœur plutôt qu’à leur tête, déjà saturée d’informations sur les crises que notre monde traverse.
Votre conseil
Il est important de changer son regard et de ne plus faire de distinction aussi stricte entre vie professionnelle, loisirs, vie associative, bénévolat, etc. Pour ma part, j’estime avoir des activités rémunérées et des activités non rémunérées, mais je les considère toutes au même niveau. L’un des problèmes de notre société est cette distinction entre les activités professionnelles et les autres activités, provoquant une hiérarchisation avec bien souvent le professionnel qui prime, et la relégation des activités artistiques, dans le cas présent, au niveau des loisirs. Mon conseil serait de ne pas « étouffer » son esprit créatif sous prétexte que les activités professionnelles doivent passer au premier plan.
Dans ce sens, une autre idée que je recommande de remettre en question est celle que l’on doit « gagner » de l’argent selon le mérite ou le diplôme que l’on possède et non selon ses véritables besoins. Devons-nous vraiment travailler à temps plein et ne plus avoir de temps pour développer nos autres projets de vie, pour ressentir la vie ? Personnellement, je vis sous ce qui est considéré comme le seuil de pauvreté en Suisse, mais ma vie est pleine de richesse. J’ai du temps pour ce qui fait du sens à mon existence sans courir dans tous les sens, et avec un mode de vie tel que le mien, il n’y pas besoin de ressources financières très importantes.
Je recommande aussi de vivre dans l’instant présent, et non dans la crainte de devoir « subvenir à ses besoins dans le futur » ; dans cette période de transition et d’incertitudes, mon conseil est qu’il est surtout important de se relier à Soi et à l’Autre, se réapproprier les différents aspects de sa vie et viser l’autosuffisance que de mettre un maximum d’argent de côté pour l’heure de la « retraite ».
Pour finir, je voudrais souligner la complémentarité dans mon parcours qui m’enrichit énormément et qui enrichit tous mes projets : mon côté académique-analytique, mon côté travail de terrain-opérationnel et mon côté artistique-créatif. J’encourage tout un chacun à évoluer aussi dans diverses sphères qui vont s’enrichir l’une l’autre et permettre d’aborder ses différents projets avec plus de profondeur, sous plusieurs angles complémentaires.
Photos : © Emilie Crittin
Article de Jeyanthy Geymeier, Bureau des alumni, 21 août 2018