Brigitte Zellner Keller, psycholinguiste-gérontologue à l’UNIL, a consacré plusieurs études à ces fameux mots qui nous échappent. Elle nous rassure: quand il faut trouver toutes les 200 à 300 millisecondes un mot dans un lexique qui compte entre 20’000 et 40’000 mots, c’est normal qu’il y ait une panne de temps à autre.
A qui cela n’est-il jamais arrivé, quel que soit son âge: avoir un mot sur le bout de la langue. Un mot que l’on connaît, mais qui résiste, qui ne vient pas. Un mot que l’on cherche. Que l’on s’énerve à chercher. Et qui revient. Ou ne revient pas. Cette expérience universelle fait l’objet, de la part des chercheurs, linguistes, psycholinguistes, psychologues, médecins, d’une attention toute particulière. A l’UNIL, les MBL – entendez par là les «mots sur le bout de la langue» – ont leur spécialiste, Brigitte Zellner Keller, psycholinguiste- gérontologue, qui leur a consacré plusieurs études.
Il y a davantage de pannes avec les noms propres
La chercheuse s’est d’abord penchée dans ses travaux (mais tout est lié) sur ce qu’on appelle la fluence verbale, cette capacité de l’individu à parler avec plus ou moins d’aisance, plus ou moins de rapidité, plus ou moins d’hésitation. «Imaginez que, pour un adulte, cette production orale, cette fluence, signifie concrètement pouvoir trouver toutes les 200 à 300 millisecondes un mot dans son lexique en mémoire.» Un lexique qui comprend en moyenne, toujours pour un adulte, entre 20’000 et 40’000 mots. Etonnons-nous, sachant cela, qu’on ne subisse pas ici ou là, parfois, quelques ratés… comme les «mots sur le bout de la langue»!
Un phénomène universel, certes. Qui touche plus les noms propres que les noms communs: normal, les noms propres ont une survenue statistique plus rare dans le discours que les noms communs; d’autre part, les noms propres sont moins inter-reliés dans un réseau sémantique (pas de synonymes par exemple!). Mais ce phénomène concerne-t-il tous les âges avec la même intensité? Une première batterie d’observations, menées sur une population de 19 à 79 ans, permet à Brigitte Zellner Keller de confirmer ce que l’on subodorait: le phénomène touche avec plus d’acuité les personnes âgées.
On cherche plus souvent ses mots au début de sa carrière professionnelle
Mais pas seulement: sont aussi concernés les sujets qui sont dans les deux premiers tiers de leur vie professionnelle. Qui doivent donc s’affirmer, trouver leur place, la défendre et que le stress lié à cette tension peut mettre en situation de chercher… ce satané mot sur le bout de langue. A noter donc, l’hypothèse du facteur stress dans les MBL.
Il n’en demeure pas moins que le phénomène fond plus fréquemment sur les personnes âgées. Cette population particulière, Brigitte Zellner Keller s’y intéresse. Elle a ainsi scruté avec toute l’attention de la psycholinguiste une série de 62 entretiens menés auprès de résidents d’EMS âgés de 70 à 95 ans, entretiens réalisés par ses collègues gérontologues de l’UNIL.
Les stratégies des seniors face à leurs accidents langagiers
Des «mots sur le bout de la langue», elle en a constaté dans tous les entretiens. La faute au vieillissement cognitif, en particulier à un système langagier qui vieillit, à un accès au lexique mental qui se grippe, devient moins efficace. Mais ce qui a surtout fasciné Brigitte Zellner Keller, ce sont les stratégies mises en place par les seniors pour réparer ces «accidents». Ou comment ces derniers méritent bien leur surnom de panthères grises…
«N’allez pas croire, tout d’abord, que le senior apprécie que son interlocuteur minimise l’accident langagier en cours. En clair, ne dites surtout pas à une personne âgée que ce mot qu’elle ne retrouve pas, ce n’est pas si grave. Elle pourrait en effet croire que ce qu’elle dit, au fond, n’a pas d’importance!» Nous voilà avertis pour notre prochaine visite en EMS, les personnes âgées sont des experts de la communication…
«Comment dit-on, déjà?»
La minimisation rudement écartée, reste aux seniors le déploiement d’une stratégie sur deux axes. Un premier axe consiste pour la personne âgée à se laisser aider par son interlocuteur. Une solution peu goûtée. C’est que, comme l’a constaté Brigitte Zellner Keller, les seniors préfèrent souvent garder leur tour de parole, s’assurant ainsi la maîtrise de ce discours qui est le leur.
D’où des stratagèmes pour se donner du temps, laisser le mot affleurer à la surface. On répète certains groupes de syllabes. On recommence l’énoncé. Et surtout: on commente sa difficulté. Ce que les psycholinguistes appellent la «métacommunication». Et qui concrètement donne ces tournures mille fois entendues: «comment dit-on, déjà?» ou «comment faut-il dire?». Mais que l’on ne s’y trompe pas: le senior n’attend pas, en disant cela, qu’on l’aide. Il gagne simplement du temps pour qu’on ne lui reprenne pas trop vite la parole sans l’avoir vraiment écouté, jusqu’au bout…
Comment communiquer quand on n’a plus de mots?
Des mots sur le bout de la langue, Brigitte Zellner Keller a élargi son champ d’investigation. Toujours dans le domaine de la communication. Toujours dans ce qui peut troubler, entraver, amoindrir cette communication. Dans un ouvrage collectif 1 qu’elle a dirigé et qui vient d’être publié, elle explique comment, à la consultation pour personnes âgées, elle soutient les seniors sujets aux variations de l’humeur. Et elle y aborde aussi le sujet des techniques de communication pour rendre plus efficace le travail des professionnels aidants.
Enfin, elle s’apprête, avec son collègue du CHUV Armin von Gunten et une équipe française de phonéticiens de Besançon, à étudier les productions sonores des patients victimes d’Alzheimer. Là, le problème est plus radical encore, conclut Brigitte Zellner Keller: «Comment communiquer, en effet, et se faire comprendre quand on n’a plus de mots? Comment comprendre les productions de ces patients et interagir avec eux?»
Parce que communiquer est un besoin humain essentiel, parce que la compréhension mutuelle commence par une communication optimale, chercher à comprendre comment écouter pleinement l’Autre, c’est-à-dire repérer et respecter ses silences, ses hésitations, ses «ratages» et ses manques de mots sans chercher à le corriger ou «faire à sa place» pour gagner du temps, car en toute modestie, que sait-on vraiment de l’intention communicative de l’Autre?
Michel Danthe
A lire:
Des métiers pour aider. Apport de l’approche cognitivocomportementale et de ses outils. Brigitte Zellner Keller (Ed). Chez Georg, Médecine et Hygiène