Jusqu’où les Etats peuvent-ils s’endetter?

Les Américains annoncent 13’000 milliards de dollars de dettes! Le nouveau premier ministre japonais, Naoto Kan, a prévenu récemment que le pays risquait de ne pas être en capacité d’honorer sa dette. Et les dettes des Grecs, des Italiens, des Espagnols, des Portugais, des Hongrois, et même des Français font débat. Une discussion qui va se prolonger cet automne. «Allez savoir!» se demande pourquoi les Etats peuvent dépenser plus que les ménages. Et, finalement, ces dettes sont-elles aussi problématiques qu’on le dit? Les réponses des experts de l’UNIL.

Le G20 a décidé, fin juin à Toronto, de réduire le déficit des Etats de 50% d’ici à 2013. La Grèce a mis l’Europe sur les genoux à cause de l’inquiétude soulevée par son taux d’endettement, et, dans la foulée, les pays du sud de l’Europe, les fameux PIGS (Portugal, Italie, Grèce et S pour Spain, soit Espagne) se sont retrouvés montrés du doigt. Ont-ils tout faux? Est-ce si grave?

Et dans ce concert de lamentations, où en est la Suisse? Les réponses de deux spécialistes des finances publiques, Pascal St-Amour, professeur à la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne (UNIL), et Nils Soguel, professeur à l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP).

1 – Qu’est-ce que le taux d’endettement?

Le taux d’endettement de la Grèce est catastrophique – oui mais celui des Etats-Unis est désastreux et celui de la Grande-Bretagne ne vaut guère mieux. Voilà ce qu’on entend ou qu’on lit dans la bouche des experts. Mais un taux d’endettement, qu’est-ce, au juste? C’est un rapport, exprimé en pourcentage, qui met en relation le revenu produit par un pays en une année (son Produit Intérieur Brut – PIB) et la dette de ce pays. Un taux d’endettement de 100% signifie donc que le pays a une dette égale à son PIB. S’il est de 150%, cela signifie que sa dette et une fois et demie plus importante que le PIB, etc…

On utilise ce ratio parce qu’une dette exprimée en chiffres absolus ne dit pas grand-chose de la santé financière d’une collectivité. Si l’on utilise un parallèle avec les finances d’un ménage, on constate qu’avoir un crédit privé de 20’000 francs pour un couple qui a un revenu de 200’000 francs par an n’a pas le même impact que le même crédit pour une famille avec deux enfants qui gagne 60’000 fr. Le taux d’endettement se calcule en utilisant la dette d’un pays, et pas son déficit: ce dernier élément est lié au budget annuel – la dette se construit donc au fil des ans en accumulant des déficits budgétaires.

2 – Est-ce grave d’être endetté?

Il y a, dans le rapport à l’endettement, une dimension historique et sociale. Professeur de finances publiques à l’IDHEAP, Nils Soguel rappelle qu’aux «XVIIIe et XIXe siècles, on avait pour les Etats la même vision que pour les individus: la dette était à proscrire absolument – on pouvait d’ailleurs se retrouver en prison si on ne payait pas ses créanciers. Il y avait la même vision négative à l’encontre de ceux qui prêtaient l’argent, considérés comme des exploiteurs de la misère d’autrui et des usuriers.»

Au cours du XIXe siècle, les mentalités changent et l’on admet alors l’endettement quand les circonstances l’exigent, par exemple pour financer la guerre. Puis vient la vision qui prévaut aujourd’hui encore – en théorie du moins: «On considère qu’il est normal de s’endetter pour des infrastructures, par exemple des routes ou des barrages, qui vont être utilisées par la génération qui souscrit l’emprunt ET par les suivantes, puisqu’elles auront elles aussi à supporter le poids de cette dette», explique Pascal St-Amour, professeur au département d’économétrie et d’économie politique de la Faculté des HEC de l’UNIL.

Par contre, les spécialistes continuent de trouver peu raisonnable l’endettement pour des dépenses courantes de fonctionnement (administration, santé, aide sociale, subventions culturelles ou sportives, etc.): «C’est dangereux, mais aussi injuste: pourquoi nos enfants devraient-ils payer demain pour que nous puissions aller écouter des opéras aujourd’hui?» résume Pascal St-Amour. Sur ce plan, l’évolution culturelle dans les cinquante dernières années est frappante, pour les ménages aussi, d’ailleurs, sous l’influence des Etats-Unis, grands amateurs de cartes de crédit et du mode de vie qui va avec.

«C’est notamment le fruit d’un keynésianisme mal compris, ou plutôt simplifié à outrance», analyse Nils Soguel. John Maynard Keynes, célèbre économiste britannique, a théorisé sur la nécessité d’une intervention de l’Etat quand la conjoncture est mauvaise – c’est là une compréhension très lapidaire de sa pensée, «mais on en a conclu un peu vite, comme Kennedy dans les années 1960 aux Etats-Unis, notamment, que l’Etat avait pour mission de soutenir la demande intérieure, donc de remplir les carnets de commandes des entreprises et ce jusqu’à parvenir au plein-emploi», résume l’économiste lausannois.

Résultat: le taux d’endettement a explosé. Mais si la tendance date des années 60, pourquoi s’en inquiète-t-on seulement maintenant? Parce que la croissance enregistrée dans ces années-là a fait écran à la réalité: l’Etat dépensait largement trop, mais comme le PIB entre dans le calcul du taux d’endettement à la place du numérateur, il permettait de garder un résultat «raisonnable».

3 – A partir de combien est-ce trop?

«Ça dépend», répondent bien évidemment les universitaires. Pascal St-Amour rappelle que la zone Euro exige de ses nouveaux membres un déficit inférieur à 3% et un taux d’endettement de moins de 60%: «Bien sûr, ces chiffres sont arbitraires, mais ils ont le mérite de fixer une référence. Que la majorité des pays de l’Union ne respecte plus, soit dit en passant…»

Ces normes, plus grand monde ne les atteint en effet en Occident, hormis la Suisse et quelques rares petites entités. Pas forcément dramatique en soi, mais passé un certain seuil, le poids des intérêts finit par peser lourd sur le budget de l’Etat: «La limite dépend finalement de la capacité d’un Etat à payer les intérêts de sa dette sans pour autant devoir renoncer à assumer ses autres tâches», résume Nils Soguel.

La situation devient critique lorsque le taux d’intérêt qu’un Etat doit supporter est supérieur à son taux de croissance – cela veut dire alors que le taux d’endettement s’autoalimente. Mais si l’argent pouvait s’emprunter gratuitement, il n’y aurait en théorie aucune limite…

4 – Tous les pays sont-ils logés à la même enseigne?

Evidemment non. Les taux d’endettement sont très variables. Certains, comme la Grèce, dépassent largement les 100%. D’autres, comme la Suisse ou la Suède, restent en dessous de 50%. D’innombrables critères entrent en ligne de compte pour expliquer cela. Il y a d’abord le style de gestion: «Les pays du Sud sont traditionnellement moins rigoureux dans leurs budgets et tendent à accumuler du déficit», explique Nils Soguel.

Plus grave, ces mêmes pays oublient de profiter des années de bonne conjoncture pour rembourser leur dette, contrairement à ce que la Confédération par exemple doit faire pour respecter son frein à l’endettement. Ils dépensent donc trop quand les rentrées fiscales sont bonnes, et encore plus quand elles sont mauvaises, notamment pour l’aide sociale à ceux que la crise fragilise.

«La Suisse a un atout face à la plupart des autres pays qui l’entourent, relativise Pascal St-Amour. Les frais de santé ne ressortent pas des finances publiques – or, dans un pays comme la France, c’est l’un des éléments qui plombent le plus le budget.»

5 – Pourquoi la Grèce est-elle montrée du doigt?

Est-ce parce qu’elle gère mal ses dépenses que la Grèce s’est retrouvée en situation très difficile? Est-ce pour des raisons similaires que des nations comme l’Italie, le Portugal ou l’Espagne ont été déstabilisées dans son sillage? Pas seulement. L’un des emprunts de la Grèce arrivait à échéance, et le pays devait donc le renégocier – jusque-là, rien que de très normal. Mais tous les pays n’empruntent pas au même taux: il peut y avoir des variations importantes selon leur dynamisme économique, leur type de gestion, bref la capacité à rembourser qu’on leur prête.

L’Angleterre par exemple, qui affiche tout de même un taux de 82%, soit bien plus que l’Espagne par exemple (66.3%), n’a pas (encore) inspiré les mêmes inquiétudes. La règle est simple: moins on a confiance dans la solidité du débiteur, plus l’argent est cher – le risque se paie cash. «Or la confiance à l’égard de la Grèce s’est effondrée», note Nils Soguel. Elle a eu de la peine à trouver des investisseurs et s’est retrouvée avec un intérêt de plus de 11%.

6 – Comment assainir les comptes d’un Etat?

La première mesure est évidemment de songer à rembourser la dette dans les années fastes. Mais quand on est dans la même situation que la Grèce, par exemple, ça n’est pas évident: le poids de la dette devient tel qu’il est difficile de réussir à payer les intérêts, de remplir les diverses tâches qui reviennent à l’Etat (infrastructures, sécurité, éducation, santé…), et, en plus, de mettre de l’argent de côté pour éponger la dette…

Pour le faire néanmoins, il y a en théorie trois leviers: diminuer les dépenses, augmenter les recettes fiscales, améliorer la croissance. Jouer de ces trois paramètres est évidemment plus compliqué en temps de crise. Le PIB stagne ou régresse, l’Etat doit assumer plus de tâches sociales, et les contribuables ne sont pas vraiment dans les meilleures dispositions pour payer plus d’impôts. C’est là qu’interviennent les fameux plans d’austérité: «Les études montrent que la mesure la plus efficace à long terme est de couper dans les salaires de la fonction publique, dans les prestations sociales et les subventions, qui le plus souvent s’apparentent indirectement à des salaires versés par les institutions subventionnées », détaille Nils Soguel.

Lors du G20 qui s’est tenu fin juin à Toronto, les chefs d’Etat se sont d’ailleurs engagés à réduire leur déficit budgétaire de 50% d’ici à 2013. Un objectif vraiment réaliste? Il est très peu probable que tous tiennent leur engagement, mais Pascal St-Amour voit deux conséquences positives à cette décision: «Il y a d’abord un effet d’annonce, qui envoie un message positif aux marchés et à la population, de type «ne vous inquiétez pas, nous travaillons à améliorer la situation». Cette dimension psychologique joue un rôle très concret sur les taux d’intérêt. Ensuite, même si les déficits ne seront certainement pas réduits de moitié, c’est un pas dans la bonne direction, une prise de conscience collective.»

7 – Et la Suisse dans tout ça?

La Suisse fait figure de très bon élève à l’échelle du monde, avec un taux d’endettement des collectivités qui se montait à 43,6% en 2007 (prévisions 2010 du Département fédéral des finances: 40%) et qui se divisait ainsi: 23,2% pour la Confédération, 11,8% pour les cantons, et 8,6% pour les communes. «Ces proportions s’expliquent: on constate souvent que la discipline budgétaire augmente en fonction de la proximité avec les citoyens», analyse Nils Soguel.

L’autre bon point de la Suisse, c’est que, comme nombre de pays nordiques, elle réussit à utiliser les années fastes pour amortir sa dette. «Avec son dynamisme économique, la stabilité de ses institutions et ses taux d’imposition raisonnables, la Suisse a un très bon équilibre, de nature à inspirer confiance aux investisseurs – elle peut donc emprunter à des taux intéressants», souligne Pascal St- Amour.

Une des raisons mises en avant par le Département fédéral des finances est le succès de l’instrument dit «frein à l’endettement», qui fait fluctuer automatiquement le plafond des dépenses en fonction de la conjoncture et qui a été introduit en 2000. Les dépenses peuvent être supérieures aux recettes en cas de récession. Mais elles doivent être inférieures aux recettes lorsque la conjoncture est bonne. Du coup le budget s’équilibre sur les années.

Sonia Arnal

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