Viol: quand les préservatifs laissent des traces

En cas d’agression ou de rapports sexuels, les préservatifs laissent des traces. S’il n’y a bien sûr pas d’ADN à la clé, certains composés restent dans la matrice vaginale et peuvent être analysés grâce à divers procédés. Pour son travail de thèse, Céline Burnier a développé sa propre approche forensique.

L’un des composés des préservatifs, un lubrifiant siliconé, peut être exploité en science forensique. © Settaphan Rummanee / Dreamstime.com

Payer des femmes pour avoir des rapports sexuels protégés avec leur partenaire. En se lançant dans une thèse, jamais Céline Burnier n’aurait imaginé en arriver à une situation aussi cocasse. Nous sommes en 2016. L’étudiante vaudoise vient de passer son master à l’École des sciences criminelles (ESC) et cherche un sujet de thèse. La professeure Geneviève Massonnet lui en propose une douzaine, sur le thème des fibres et des peintures. Aucun ne l’emballe, vu le nombre de travaux déjà publiés sur le thème. «Quand elle a vu mon visage un peu dépité, elle m’a dit: “ Il y a un sujet dont les polices ont besoin: les traces de préservatifs ”. Nous avions eu un cours qui s’appelait “ Application de criminalistique chimique ”, de l’analytique très difficile. Nous avions eu un aperçu de cette matière.» Bingo! La jeune femme tient son challenge de chimie analytique, sa passion. «Ce que j’aime par-dessus tout, c’est développer des méthodes.» Elle sera servie…

Céline Burnier se met donc en piste: elle écrit une lettre de motivation pour soumettre son idée, après avoir procédé à une première recherche bibliographique. «J’ai trouvé une dizaine d’articles scientifiques, le plus récent datant de 2007. J’ai dit “ cool! ”… mais il va peut-être falloir faire bouger les choses. On est quand même dans l’ère #MeToo.» Sa candidature est acceptée, les papiers sont signés et le 1er septembre 2016, elle se lance. Le but de son travail: développer une approche forensique qui permette d’identifier une trace de préservatif sur un support de traces, par exemple des écouvillons de prélèvements de la médecine légale.

Approche chimique

Première étape: faire un plan de recherche. «Pendant six mois, j’ai travaillé comme une malade. J’ai lu toute la littérature que je trouvais sur le sujet. En réalité, je ne connaissais rien aux composés des préservatifs.» Quels sont-ils? «Un préservatif, c’est un corps en latex et, par-dessus, des particules solides pour éviter que le latex ne colle sur lui-même, éventuellement des arômes – banane, fraise, etc. – et des colorants.»

Les grandes questions que se pose la doctorante? Quels composés va-t-elle retrouver s’il y a un contact, lequel va rester le plus longtemps dans le vagin de la femme et pourquoi. Pour y répondre, elle décide de développer une approche qui passe par la chimie et non par la science forensique. «Je devais comprendre la chimie de chacun des composés des préservatifs: celle du latex, celle du lubrifiant. Y a-t-il plusieurs types de lubrifiants, comment réagissent-ils, quelles sont leurs interactions avec la matrice vaginale.»

Une thèse, c’est des hauts et des bas, raconte la jeune femme qui est allée chercher de l’aide auprès d’une pointure en chimie analytique, le Dr-HDR Christophe Roussel de l’EPFL. «Le nombre de petits schémas que j’ai dessinés sur des bouts de feuilles pour représenter des molécules, pour essayer de comprendre pourquoi ça interagit ou pas…»

Trouver le composé pertinent

La doctorante doit désormais dénicher «un composé pertinent sur le plan forensique» , donc présent dans la plupart des préservatifs, et assez persistant pour résister pendant le temps qui sépare le moment du contact et celui du prélèvement. En effet, la matrice vaginale peut dégrader le composé, voire même l’absorber. «Parmi les lubrifiants siliconés, le PDMS remplissait ces conditions.» Le trouver lui a pris six mois. Céline Burnier écrit un mémoire intermédiaire de thèse et le défend.

La doctorante vaudoise doit alors s’atteler aux méthodes d’analyse. Après avoir lu tout ce qu’elle trouve sur le sujet, elle connaît l’ensemble des méthodes analytiques possibles. Il en existe une dizaine, pratiquées essentiellement aux Etats-Unis et en Australie. «Tout le monde avait fait un petit peu avec tout, soit avec des méthodes très faciles et accessibles comme la microscopie, soit grâce à des techniques très compliquées comme la spectrométrie de masse avancée, de gros instruments à 500 000 francs. J’avais les pièces d’un puzzle, mais il me manquait les liens et les pièces finales pour le finir.» 

Céline Burnier choisit deux méthodes avec des instruments disponibles dans la plupart des laboratoires forensiques. Elle utilise une première technique appelée FTIR – ou spectroscopie infrarouge qui est non destructive. C’est une méthode de dépistage. «Elle sert à déterminer si le composé cherché se trouve dans l’échantillon analysé.»  Puis elle recourt à une deuxième technique: la pyrolyse GC-MS qui brûle le composé et sépare les résidus en fonction de leur masse et de leur taille. 

Céline Burnier. Docteure ès Sciences forensiques de l’UNIL. Nicole Chuard © UNIL

Payées pour s’accoupler

Pendant qu’elle s’affaire au laboratoire pour optimiser sa méthode, c’est-à-dire trouver les conditions expérimentales qui permettent d’avoir le résultat «le plus fiable, précis, juste et exact»  – les quatre adjectifs sont corrélés –, Céline Burnier élabore un protocole qu’elle devra soumettre à la Commission cantonale d’éthique. Comme elle ne peut pas simuler une matrice humaine, elle doit faire appel à des femmes. «Je pense que j’ai bien mis quatre mois à concevoir un protocole éthique qui tienne la route. Pendant ce temps j’enseignais et j’avais des papiers en cours d’écriture.»  Son document est accepté.

C’est par contact qu’elle réussit à recruter une dizaine de participantes. Céline Burnier a l’interdiction de mobiliser ses étudiantes, vu son rapport de force avec elles. Contrairement aux apparences, participer à l’étude est loin d’être… une partie de plaisir. «Ce qui était très contraignant dans l’histoire, c’est qu’il ne fallait pas avoir de rapports sexuels dans la semaine précédente. Il fallait ensuite réaliser des auto-prélèvements juste avant d’avoir des rapports sexuels, pour être sûr que les composés recherchés n’étaient pas déjà présents de manière naturelle – je pense aux savons d’hygiène intime – et faire encore trois auto-prélèvements une heure, puis deux heures, puis quatre heures après le rapport sexuel.»  Les participantes doivent encore rapporter les kits à l’UNIL – ils sont numérotés et anonymisés –, avant d’en recevoir de nouveaux, d’attendre une semaine et de recommencer. «Trouver des volontaires, c’était vraiment chaud…» 

Destination Australie

Les analyses peuvent alors commencer. La doctorante vaudoise est secondée par une étudiante qui obtient beaucoup de résultats. «Mais nous avons de la peine à les interpréter. Nous ne comprenons pas ce qui se passe, nos marges d’erreur sont plus grandes que les mesures.»  Alors que Céline Burnier s’arrache les cheveux, une collègue lui parle du symposium international de l’ANZFSS (Australian & New Zealand Forensic Science Society). Après avoir reçu l’accord de sa directrice de thèse, la doctorante prend part à ce congrès de spécialistes et peut y présenter ses recherches en cours.

De retour, alors qu’elle a repris sa vie quotidienne, Céline Burnier reçoit un e-mail de l’Université Curtin, en Australie. «Des chercheurs m’écrivaient pour me dire qu’ils étaient très intéressés par ce que j’avais présenté. Les collaborateurs du ChemCentre, le laboratoire forensique de l’Australie-Occidentale, équipés d’un nouveau pyrolyseur, souhaitaient que je vienne mettre en place ma méthode chez eux, tout en faisant avancer ma thèse.»  

Ni une ni deux, Céline Burnier obtient le feu vert de sa directrice de thèse et se lance dans la recherche de fonds pour les dépenses de son séjour, une première. «J’ai pris un vol le 31 juillet 2019, je suis arrivée à Perth le 1er août et le 2, j’étais au laboratoire.» Les choses ne vont pas tarder à s’accélérer grâce aux bons contacts entre confrères australiens et néo-zélandais. «Nous avons impliqué les Néo-Zélandais de l’Institute of Environmental Science and Research dans le projet. Ils nous ont donné tous leurs échantillons de préservatifs. Ceux-ci avaient déjà été analysés, mais n’avaient pas fait l’objet d’une interprétation statistique.»  Céline Burnier se retrouve avec une centaine de préservatifs de marques et modèles différents, plus tous ceux qu’elle a ramenés de Suisse. «Avec la carte de crédit de l’Université Curtin, nous avons encore commandé pour 500 dollars de lubrifiants et de produits d’hygiène intime.» 

La doctorante de l’Université de Lausanne peut enfin mettre le turbo: elle passe ses journées à analyser les préservatifs, seule au laboratoire, et traite les données le soir, à la maison. «J’avance à une vitesse astronomique. En quatre mois, j’arrive à réaliser ce que je n’ai pas réussi à faire en deux ans. Je débloque le plus gros chapitre, soit le cœur de ma thèse.» 

Une fois encore, un e-mail viendra influencer le cours de ses recherches. Son expéditeur n’est autre que David Detata, responsable de l’équipe physical evidence du ChemCentre. «Il me demandait de passer tout de suite dans son bureau car il avait reçu un drôle de message. Je me suis dit: “ whaouh, qu’est-ce que j’ai encore fait? ”.»  

Victimes d’agressions sexuelles

Il s’avère qu’une médecin qui travaille dans un centre de prise en charge de victimes d’agressions sexuelles demande à un collège d’experts forensiques de faire des prélèvements pour trouver des traces de préservatifs. Céline Burnier lui propose un rendez-vous autour d’un café au lieu d’une réponse par e-mail. En visitant le centre de prise en charge, elle comprend la différence entre la Suisse et l’Australie. «Chez nous, lorsqu’une femme est violée, on ne prélève que 4 écouvillons, afin de la ménager. En Australie, les médecins en prélèvent autant qu’il faut. Ils ont des kits de 20 écouvillons.»  Dans ce centre, 99,9 % des femmes violées acceptent ces multiples prélèvements pour les besoins de l’enquête. La doctorante apprend encore qu’un ou deux cas par semaine concernent des viols avec préservatif.

Qu’en est-il des viols avec préservatif en Suisse? Céline Burnier s’est renseignée auprès du Centre universitaire romand de médecine légale (CURML). «J’ai appris qu’en 2017, entre Lausanne et Genève, 300 cas ont été recensés, alors que les statistiques de la police indiquaient 530 cas de viol pour toute la Suisse (lire encadré ci-dessous). Sur 300 cas, il y en avait 15 dans lesquels ils n’avaient pas trouvé d’ADN. Les collaborateurs du CURML pensaient que des préservatifs pouvaient avoir été utilisés.» 

17 articles publiés

Toujours en Australie, la Suissesse écrit un maximum d’articles pour des journaux scientifiques. Elle en a d’ailleurs publié 17 durant sa thèse. «J’écris des papiers pour dire: voilà l’étude de marché sur l’infrarouge et l’étude de marché sur la pyrolyse GC-MS, c’est-à-dire voilà ce que l’on trouve comme composés chimiques avec cette technique.» Faire une étude de marché consiste à créer une base de données de profils chimiques. 

Parallèlement à la production d’articles, Céline Burnier continue de travailler au laboratoire, en Australie. «On commence à recevoir des cas de viols avec préservatifs, grâce à la collaboration établie avec les médecins et les force de police. On les traite, ils sont positifs, on arrive à détecter quelque chose. Avec la méthode infrarouge, on peut détecter des traces jusqu’à 24 heures.» Alors que la doctorante est confrontée à des cas concrets, une question se pose à elle: «Je me rends compte que c’est bien joli de vouloir mettre des méthodes au point, mais que cela ne suffit pas. Il y a un moment où il faut savoir ce que ça veut dire de détecter du silicone dans le vagin d’une femme.»  Est-ce que cela signifie qu’elle a été violée? «Non, on ne sera jamais capable de dire ça.»  Est-ce que cela veut dire qu’un objet contenant du silicone, plus spécifiquement du PDMS, a pu être utilisé? «Probablement oui. L’interprétation dépend évidemment des allégations des parties. Pour utiliser une image, le préservatif a le même statut que la trace de semelles en sciences forensiques. On va retrouver des traces, mais sans pouvoir affirmer qui – ou ce qui – était dedans.» 

Et si Céline Burnier devait expliquer à Monsieur et Madame Tout-le-monde à quoi sert sa méthode? «C’est une trace de plus offerte par la science aux victimes pour les aider. Mais ce n’est pas une trace miracle. Elle ne va vous dire: “ C’est ce Monsieur qui vous a agressée, vous avez été violée, vous n’étiez pas consentante ”.»  La chercheuse évoque un cas récemment publié dans la presse. Une femme dit avoir consenti à un rapport protégé, mais elle accuse l’homme d’avoir enlevé le préservatif juste avant, ce qu’il nie. Qui dit la vérité? «Voilà le genre de cas que l’on peut traiter avec la méthode que j’ai développée. C’est une trace qui va dire: il y a eu un rapport. On ne va pas questionner l’acte en tant que tel, mais considérer la manière dont il s’est déroulé. Plus on a de traces, plus on a d’informations.»  Couplé, par exemple, à des traces de fibres, de violence, des bleus, cela permet de soutenir les allégations de la victime ou du suspect. 

De fait, la méthode qui utilise l’infrarouge rend possible la détection de résidus de préservatifs jusqu’à 24 heures après un rapport. La chercheuse ignore s’il est possible d’aller plus loin que 36 heures. «Avec la pyrolyse GC, en théorie, on devrait pouvoir aller jusqu’à 48h, mais nous n’avons pas pu tester cela.» 

Méthode adoptée en Australie

Si, en Suisse, la méthode de Céline Burnier en est restée au stade de la recherche, elle a été adoptée en Australie. «Le ChemCentre, soit le laboratoire forensique de l’État de l’Australie-Occidentale, l’a accréditée et l’a présentée à une réunion de tous les groupes forensiques australiens. Le laboratoire de Perth est devenu une référence en matière d’analyse de traces de préservatifs.» Autre bonne nouvelle, la docteure ès Sciences forensiques a déposé un case postdoctoral distinguished researcher, soit une demande de fonds pour aller travailler à la Florida International University. «Cette institution est venue me chercher en disant: c’est vraiment intéressant ce que tu fais, on aimerait bien que tu viennes. Donc on va voir…»

Une affaire au Royaume-Uni

Au Royaume-Uni, le cas de Regina contre Andrew Nicholas Malkinson (2006) est l’une des affaires les plus connues relatant l’analyse de preuves liées à des préservatifs. Les experts ont détecté des traces de PDMS – un lubrifiant siliconé – sur les sous-vêtements de la victime. Celle-ci a déclaré qu’elle n’utilisait jamais de cosmétiques car elle avait une peau très sensible. Lorsque l’expert a rapporté la présence de traces de PDMS, le tribunal a déclaré que, si la déclaration de la victime était correcte et compte tenu du témoignage de l’expert, il était plus probable que les traces proviennent d’un préservatif.

Cependant, à l’époque de la publication de ces affaires, c’est-à-dire entre 1994 et 2006, aucun modèle publié n’identifiait les taux d’erreur liés à ces analyses, ni ne permettait d’interpréter concrètement un résultat positif. Les faux positifs générés par les produits d’hygiène ou autres lubrifiants n’ont jamais été étudiés jusqu’à présent.

Le viol en chiffres

713, c’est le nombre de plaintes pour viol qui ont été enregistrées par la police, en Suisse, en 2020. Ces crimes ont été élucidés dans 88 % des cas. L’auteur est souvent une personne connue de la victime. Autre précision: 268 des 713 viols ont eu lieu dans le cadre de violence domestique. Professeur à l’École des sciences criminelles, Marcelo Aebi est catégorique: le chiffre de 713 viols ne représente pas la réalité. «En matière d’agressions sexuelles, le taux de dénonciation en Europe est de moins de 30 %, selon le dernier sondage international de victimisation.» Pourquoi y a-t-il autant de victimes qui ne portent pas plainte? «Le viol est une expérience très traumatisante. Qui a envie d’aller raconter ces faits, parfois plus d’une fois, à la police? Sans compter qu’une procédure pénale fait replonger la victime dans des souvenirs traumatisants.» 

Ces dernières années, à échelle internationale, les dénonciations semblent avoir légèrement augmenté, constate Marcelo Aebi. Il évoque le mouvement #MeToo et les encouragements à parler pour expliquer cette hausse. «En Suisse, il nous manque un sondage de victimisation fédéral. Si nous procédions de manière systématique à un tel sondage auprès de la population, nous pourrions savoir s’il y a une hausse ou une baisse dans ce domaine.»

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