Vincent Van Gogh, l’âme damnée de la peinture

Autoportrait dédié à Gauguin, par Vincent Van Gogh (1888)

Depuis le 26 avril, le Kunstmuseum de Bâle offre une rétrospective unique, réunissant les paysages peints par Van Gogh tout au long de sa courte vie. Ces paysages ont beaucoup influencé son art et ils ont également permis à cet esprit tourmenté, solitaire, malade, de trouver, parfois, l’harmonie. Plongée dans sa folie avec deux chercheurs de l’UNIL.

On l’a dit schizophrène, épileptique, atteint d’une méningo-encéphalite tuberculeuse, d’une tumeur cérébrale, et même de la maladie de Ménière, une pathologie chronique de l’oreille interne. Depuis sa mort il y a plus d’un siècle, une bonne centaine d’études médicales se sont penchées sur «le cas» Vincent Van Gogh. Pas moins d’une trentaine de diagnostics ont été posés pour comprendre la folie de ce génie de la peinture, de cette icône dont les toiles fascinent aujourd’hui autant que son destin tragique.

Suicidé à 37 ans

Certains ont cru voir, et voient encore, dans les formes fragmentées, les coups de pinceau frénétiques et hypnotiques, les perspectives déformées, les couleurs criardes, l’expression de la violence intérieure d’un être égaré aux frontières de la raison. Mais jusqu’à quel point peut-on comprendre l’âme du peintre, suivre les méandres tortueux de son esprit sans se perdre en conjectures extravagantes?

Evidemment, Van Gogh s’est suicidé à l’âge de 37 ans, au terme d’une vie secouée de tourments et jalonnée d’internements en asiles psychiatriques. Sa vie démarre d’ailleurs, dès les premiers instants, sous de douloureux auspices. Il est ce que les psychologues appellent un enfant de remplacement. Vincent porte en effet le prénom choisi par ses parents pour son frère, mort-né une année à peine avant qu’il ne voie le jour.

Un jeune homme maladivement solitaire

Au fil des années, il se révèle être un jeune homme au tempérament renfermé et instable. Son caractère impulsif et mélancolique l’isole très rapidement. Cyclothymique, excentrique, il s’avère incapable de nouer des relations avec les autres, ni d’ailleurs de subvenir réellement à ses besoins. Tour à tour commis dans une galerie d’art, aide-instituteur, prédicateur aux élans mystiques, c’est son frère Théo qui se chargera de lui faire parvenir tous les mois un peu d’argent en Hollande, puis en France où il se consacre finalement entièrement à la peinture.

Maladivement solitaire, Van Gogh caresse pourtant à un moment le projet de réunir, autour de lui en Provence, une communauté d’artistes: les Emile Bernard, Toulouse-Lautrec ou Gauguin qu’il a fréquentés lorsqu’il vivait à Paris. Mais son rêve tourne court, le laissant plus seul au monde que jamais. Cette épreuve marque sans doute le début de sa plongée vers la déchéance psychique. C’est le célèbre épisode de l’oreille coupée qui alimente encore aujourd’hui la légende.

Un coup de folie, et une bonne nuit de sommeil!

Installé à Arles, le jeune homme côtoie alors Gauguin, le seul à avoir répondu à son appel… Mais les deux peintres s’entendent mal, au grand désespoir de Van Gogh qui, un soir, pris de folie, s’entaille le lobe gauche avec un rasoir. Il enveloppe le morceau coupé dans un mouchoir, avant de courir l’amener à une prostituée. Et de rentrer chez lui se coucher!

«Je n’ose plus proposer à d’autres peintres de venir me rejoindre après ce qui m’est arrivé. Ils risquent de perdre la raison, comme moi», écrit-il à son frère quelques semaines plus tard. Depuis ce coup de folie, l’artiste enchaîne des périodes de profonde déprime et de violentes crises lors desquelles il se retrouve à la merci d’hallucinations, de pensées morbides et paranoïaques. Interné sous la pression des habitants d’Arles, à l’âge de 36 ans, Van Gogh le sera ensuite de son plein gré à plusieurs reprises. Sans jamais cesser de peindre.

D’autres peintres ont souffert de troubles mentaux

«Il incarne l’artiste maudit par excellence », commente Céline Eidenbenz, assistante en histoire de l’art à l’Université de Lausanne. Pour la jeune femme qui prépare une thèse interdisciplinaire en histoire de l’art et histoire de la médecine («Expression du déséquilibre. Représentations de la folie et de l’hystérie autour de 1900»), c’est d’ailleurs probablement une des principales raisons pour lesquelles on s’intéresse autant à lui aujourd’hui.

«Plusieurs autres artistes ont souffert de troubles mentaux, ont été hospitalisés ou se sont suicidés, comme Mark Rothko ou Ernst Ludwig Kirchner. Mais on ne se pose pas autant de questions sur eux, sur la part de folie qui peut transparaître dans leur peinture, poursuit-elle. Peut-être est-ce parce que, en ce qui concerne Van Gogh, nous avons accès à des informations de première main, notamment sa riche correspondance avec son frère Théo. Ses lettres offrent l’illusion fascinante d’une certaine proximité avec l’artiste.»

Un portrait de la folie?

La folie de Van Gogh, l’historienne de l’art lausannoise essaie de la déceler non pas dans son oeuvre, mais dans les portraits du peintre aux cheveux roux réalisés par d’autres artistes contemporains. Qu’il s’agisse d’un regard absent restitué par Toulouse-Lautrec, ou de cette face simiesque et du crâne aplati réalisés par Gauguin pour «Le peintre aux tournesols», un tableau où l’on voit, en plein travail, un Van Gogh hagard.

«A la fin du XIXe siècle, plusieurs médecins et artistes s’intéressent à la visibilité de la folie, rappelle Céline Eidenbenz. On sait que Gauguin, comme Van Gogh d’ailleurs, était sensible à la phrénologie et à la physiognomonie, sciences qui lient les formes du crâne et les traits du visage à certaines caractéristiques psychologiques. Gauguin a d’ailleurs insisté à plusieurs reprises dans ses écrits sur la folie de son ami hollandais. A travers ce portrait de Van Gogh, il suggère surtout l’infériorité de sa peinture d’après nature. Gauguin souhaitait dépasser la méthode des impressionnistes et prônait une peinture de mémoire. Van Gogh s’y est essayé, mais cela ne lui a pas convenu. La vision intérieure proposée par le symbolisme représentait une menace pour l’équilibre de son état mental.»

Un autre diagnostic de ses troubles

Il est vrai que le peintre batave exilé en France était pleinement conscient de son instabilité mentale. Une instabilité qui, excepté lors de ses crises, ne l’a toutefois jamais empêché de travailler. Au contraire, c’est avec une énergie créatrice incroyablement fertile que Van Gogh peint, même lorsqu’il est interné. Durant les septante jours passés à Auvers-sur- Oise, où il est soigné par le Dr Gachet, il réalise plus de quatre-vingts toiles!

Cette hyperactivité ouvre la voie à un autre diagnostic médical posé en 2005 par une équipe de scientifiques du Département de neurologie et de psychiatrie du CHUV. D’après leurs conclusions, publiées dans un recueil consacré aux désordres neurologiques d’artistes célèbres, Van Gogh ne souffrait ni d’épilepsie ni de schizophrénie, mais plus probablement d’un trouble bipolaire. Une maladie caractérisée par d’importants changements de l’humeur, où se succèdent les périodes de grande excitation et de mélancolie profonde, entrecoupées de phases plus stables. Ce que l’on appelait communément il y a quelques années encore la psychose maniaco-dépressive.

La nuit de Van Gogh

«Les autres diagnostics se basent souvent sur un seul élément marquant, par exemple l’oreille coupée ou les hallucinations, pour la schizophrénie, voire même sur aucune évidence médicale, comme l’épilepsie, puisqu’au fond jamais personne n’a pu mettre la main sur des descriptions de crises convaincantes», précise le Dr Alexandre Berney, du Service de psychiatrie de liaison du CHUV et coauteur de l’article «Understanding Van Gogh’s Night: bipolar disorder».

«Nous nous sommes appuyés, au contraire, sur un ensemble de plusieurs symptômes: l’alternance des phases dépressives et des phases maniaques, ou plutôt hypomaniaques, soit un peu moins sévères dans ce cas-là, et les épisodes psychotiques, d’hallucinations, de perte de contact avec la réalité, apparus à la fin de la vie de Van Gogh. Tous les patients bipolaires ne souffrent pas forcément d’épisodes psychotiques, mais le côté évolutif de la maladie est très fréquent. On peut penser que c’est dans le cadre d’une évolution défavorable du trouble bipolaire que le peintre s’est suicidé.»

Comportement en dents de scie, mélancolie, irascibilité, frénésie créatrice, hallucinations, automutilation… Van Gogh présente certains symptômes qui suggèrent ce trouble affectif majeur touchant aujourd’hui environ 1% de la population.

L’influence de l’absinthe

En effet, dans l’abondante correspondance qu’il a entretenue avec son frère Théo durant vingt ans, l’artiste foisonne d’idées et évoque largement ses états d’âme et son anxiété permanente. «Van Gogh avait une conscience morbide de sa mélancolie, une lucidité courante chez les personnes bipolaires», relève Alexandre Berney.

Des crises fréquentes à Arles

C’est précisément sur ces centaines de lettres et les précieuses informations qu’elles contiennent que s’est basée l’équipe de psychiatres et de neurologues du CHUV-UNIL. D’autres éléments viennent appuyer leur thèse, notamment l’alcool. On le sait, Van Gogh était un très gros consommateur d’absinthe. Or, rappelle le psychiatre, «la moitié des personnes atteintes de trouble bipolaire abusent d’alcool».

Facteurs génétiques, automédication des malades qui tentent ainsi d’atténuer leur souffrance… Plusieurs hypothèses expliquent l’association extrêmement forte observée entre les deux. Reste que si la fée Verte n’a pas déclenché la maladie (puisque les symptômes maniacodépressifs étaient déjà présents chez le peintre avant qu’il ne sombre dans l’abus d’alcool), elle a très bien pu exacerber les crises qui l’ont secoué dans les dernières années de sa vie.

«Durant son internement à l’hôpital de Saint-Rémy, lit-on sous la plume des défenseurs de la thèse de la bipolarité de Van Gogh, toutes les crises psychotiques semblent avoir eu lieu lorsqu’il quittait l’établissement pour se rendre à Arles. Une fois là-bas, il est pratiquement certain qu’il devait abuser de l’alcool.»

Les troubles de la famille Van Gogh

Autre indice: les nombreux troubles mentaux, obsessionnels ou anxieux, recensés dans l’entourage proche du peintre. Les personnes bipolaires baignent en effet généralement dans un environnement familial marqué par une surreprésentation de troubles du même type ou de cas de dépression. Et à l’évidence, de ce côté-là, la famille Van Gogh n’est pas en reste. Si Théo souffrait d’états dépressifs, sa soeur Wilhelmina a été internée pendant une trentaine d’années, alors qu’il semble qu’un autre de ses frères, Cornelius, se soit lui aussi suicidé.

A ceci s’ajoutent les troubles du sommeil, typiques des patients bipolaires qui, durant ces phases maniaques de grande agitation, peuvent ne pas dormir, à l’instar de Van Gogh, qui peignait souvent des nuits entières.

L’influence de la lumière

Mais le peintre était peut-être également influencé par la lumière, cette lumière du sud de la France, qui lui était si chère. Force est de constater que sa production artistique semble avoir été dopée… au printemps et en été! «Pour certains patients, l’effet de la saisonnalité est frappant, note Alexandre Berney. Il est possible qu’il peignît plus durant ces périodes parce qu’il était moins déprimé ou alors parce qu’il se trouvait dans une phase maniaque.»

«En fin de compte, relève le psychiatre, nous n’avons pas de certitude, mais beaucoup d’arguments qui vont dans le sens d’un trouble schizo-affectif bipolaire. Que Van Gogh ait eu un trouble mental, cela fait assez peu de doute.»

La maladie peut booster la créativité

Pour autant, sa folie était-elle intrinsèquement liée à son génie créatif? A-telle sublimé sa communion avec la nature? Médicalement, le lien n’est pas incongru. La maladie peut, dans certains cas, booster la créativité. «Si les cycles entre les épisodes dépressifs et maniaques sont très rapides, non. Mais lorsque le trouble est d’intensité modérée, le malade passe par des phases d’hyperactivité lors desquelles il est rempli d’une grande énergie et fait preuve d’une certaine désinhibition, ce qui peut effectivement aider à la création», analyse Alexandre Berney.

Pour Céline Eidenbenz, la folie fait surtout partie du «mythe de l’artiste». Aux yeux de l’historienne de l’art de l’UNIL, une chose est sûre: la peinture avait, pour Van Gogh, des vertus thérapeutiques: «Il disait que c’était un paratonnerre contre la maladie. D’ailleurs, il ne peignait pas durant ses accès de délire.»

La quête de la paix intérieure

Là où nous croyons détecter l’insondable calvaire, voire la transe du peintre, c’est peut-être la quête de l’harmonie, de cette paix intérieure que son esprit lui refusait, qu’il faudrait voir. «Chez Van Gogh, il y a souvent contradiction entre notre perception de l’oeuvre et l’intention de l’artiste, reconnaît Céline Eidenbenz. Prenez le célèbre tableau de sa chambre à Arles. On y perçoit volontiers un sentiment d’agitation, d’oppression, alors qu’il y voyait le repos absolu.»

Même ambiguïté avec le «Champ de blé aux corbeaux», une des dernières toiles du maître, que l’on considère souvent comme son tableau testament. Le ciel sombre et menaçant, les trois chemins qui se perdent dans les champs, les corbeaux noirs comme une prophétie sinistre: tout y suggère le désespoir. «En évoquant cette toile, rappelle Céline Eidenbenz, Van Gogh évoque la tristesse et la solitude extrême, mais aussi la santé et la force que lui inspire la campagne…» C’est finalement au beau milieu d’un de ces champs qu’il aimait tant que l’artiste s’est tiré une balle en pleine poitrine.

Geneviève Comby

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