En mai 2014, Marco Rubio, sénateur de Floride et probable candidat républicain à la présidentielle de 2016, déclarait sur la chaîne ABC: «Notre climat change toujours. Mais je ne crois pas que l’activité humaine cause des changements climatiques aussi dramatiques que ce que nous dépeignent les scientifiques.» Comment distinguer les faits de la croyance, de la manipulation? Comment différencier la vérité scientifiquement construite – certes toujours susceptible de restriction – de l’opinion ? Ces questions ne sont pas neuves mais elles se posent dans un contexte inédit, caractérisé par l’Internet, le maillage entre sciences et industrie, et la stratégie de puissants lobbys visant à déstabiliser des données solidement fondées, mais économiquement gênantes.
Dans un ouvrage collectif récent qu’il a dirigé, l’historien des sciences Robert Proctor a forgé un concept qui désigne l’étude des mécanismes responsables de la production et de la réduction de l’ignorance: «l’agnotologie». Il distingue trois processus. Le premier renvoie à la conquête progressive de la lumière sur les ténèbres de l’ignorance. La révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles ou les Lumières au XVIIIe incarnent cette marche inexorable vers un univers qui serait débarrassé de ses mystères et ses dieux.
Le second relève de la sélectivité inhérente à la finitude de notre entendement. Nous effectuons en effet sans cesse des choix entre les aspects du monde que nous désirons étudier.
Enfin, un troisième processus consiste à produire délibérément de l’ignorance en semant le doute quant à certains faits scientifiques ou la crédibilité de ceux qui les ont produits. On a pu observer cette tendance notamment en ce qui concerne la toxicité du tabac, les effets des CFC sur la couche d’ozone ou, plus récemment, l’influence humaine sur le réchauffement climatique. Certains scientifiques, alliés à des intérêts industriels puissants, ont cherché à semer le doute sur des données scientifiques établies, afin de retarder des décisions visant à protéger la santé humaine et l’environnement. Des think tanks, instituts et fondations conservateurs américains, financés par l’industrie, et avec la complicité de gouvernements, se sont attachés à semer le doute sur des faits scientifiques par toutes sortes de moyens allant de la calomnie à la falsification, en passant par l’exploitation d’incertitudes marginales qui caractérisent toute activité scientifique. Des postures analogues, mais beaucoup moins organisées et efficaces, sont observables en Europe.
La production de connaissances scientifiques est indissociable d’institutions et de procédures spécifiques; elle en passe le plus souvent par de saines controverses. La stratégie des «marchands de doute» consiste à feindre l’existence de controverses en contournant les canaux du débat scientifique, à hypertrophier les incertitudes et à plaider l’immobilisme dans l’attente d’une prétendue certitude. Au-delà de la presse grand public, Internet joue désormais un rôle central dans ce phénomène en permettant la diffusion de milliers de documents plaidant par exemple l’absence d’influence humaine sur le climat.
Après avoir trop souvent disqualifié l’opinion publique comme irrationnelle, les scientifiques se trouvent confrontés à un nouveau phénomène: dans l’espace public, des faits scientifiques «dérangeants» pour les «fondamentalistes du marché» et les chantres du progrès technologique sont présentés comme de simples opinions?! Face à cette situation inédite, il est essentiel que les institutions scientifiques trouvent de nouvelles stratégies et de nouveaux alliés au sein de la société. Ayant déjà perdu le monopole de l’expertise, ce qui est plutôt une bonne chose pour la démocratie, il leur faut affronter sans attendre ce défi inédit, ce qui requiert une nouveau contrat social entre sciences, politique et société civile.
1 Agnotology. The Making and Unmaking of Ignorance. Par R. N. Proctor, L. Schiebinger, Stanford University Press (2008), 312 p.
2 Les marchands de doute. Par N. Oreskes, E.M. Conway. Le Pommier (2012), 524 p.