En juillet sortira «Valérian», le film le plus cher de l’histoire du cinéma européen. 210 millions de francs de budget ont été investis dans l’adaptation sur grand écran d’une BD née en 1967. Mais quel est donc ce héros qui traverse aussi bien le temps? Les explications d’Alain Boillat et de Raphaël Baroni, membres du Groupe d’étude sur la bande dessinée de l’UNIL.
Articles, interviews, analyses, lancements, bandes-annonces, photos soi-disant fuitées, tweets et petites nouvelles savamment distillées au quotidien sur le Net… Il faudrait vraiment venir d’une galaxie lointaine, très lointaine, pour ignorer que le film Valérian et la Cité des mille planètes sortira le 26 juillet prochain. Car oui, Luc Besson a osé se lancer dans l’adaptation de la série BD Valérian (et Laureline), née il y a 50 ans de l’imagination débridée du scénariste Pierre Christin et du dessinateur Jean-Claude Mézières. Pour le meilleur ou pour le pire? Le cinéaste saura-t-il capter la poésie et l’humanisme de l’album L’ambassadeur des ombres, dont il s’est principalement inspiré Allez savoir!
En attendant de pouvoir juger sur écran, Alain Boillat, doyen de la Faculté des lettres de l’UNIL et professeur en Histoire et Esthétique du cinéma, ainsi que Raphaël Baroni, narratologue et professeur de Français, tous deux membres du Groupe d’étude sur la bande dessinée (GrEBD), livrent quelques éléments-clés afin de comprendre comment et pourquoi cette épopée spatio-temporelle dessinée est devenue culte.
50 ans d’histoires, ou presque
Comme le rappelle Alain Boillat, la première apparition de Valérian date du 9 novembre 1967, dans le magazine Pilote, tandis que l’album Souvenirs du futur, 22e tome de la saga, a été publié en 2013. Soit 46 ans plus tard.
En d’autres termes, Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, qui se sont rencontrés enfants, pendant la Seconde Guerre mondiale, ont réussi à imaginer des aventures spatio-temporelles originales pendant près de cinquante ans. «Ce qui est tout de même assez exceptionnel», relève le professeur Boillat, en soulignant que ce développement sur une «longue durée» participe clairement de la mythification de la série.
La SF, un genre alors peu exploré
«Cette série a une importance majeure dans l’histoire de la BD de science-fiction (SF) franco-belge. Et notamment parce qu’elle a largement contribué à la populariser, note Raphaël Baroni.
Contrairement aux Etats-Unis, qui raffolent de ce genre et craquent pour des héros tels que Buck Rogers et Flash Gordon, la France s’intéresse surtout au genre comique et/ou d’aventures. Il faut rappeler que, jusque dans les années 60, la bande dessinée est perçue comme un art industriel et populaire qui s’adresse aux enfants et n’intéresse absolument pas les élites intellectuelles. Par ailleurs, elle est soumise à la Loi de 1949 sur les publications pour la jeunesse qui, en interdisant entre autres la violence ou les allusions à connotation sexuelle, évacue de fait les thématiques SF.»
Pour sa part, le professeur Boillat relève qu’à l’exception de «quelques rares parutions telles que Futuropolis, de Pellos en 1937, puis Barbarella de Forest, ou Les Naufragés du temps de Paul Gillon, dès le début des années 60, la bande dessinée de science-fiction est un genre peu présent dans l’espace franco-belge». Pour le coup, quand Christin et Mézières décident d’unir leurs talents et de lancer une série à paraître en feuilleton dans l’hebdomadaire Pilote, ils optent assez naturellement pour cet univers où tout reste à faire.
Ce d’autant plus facilement, ajoute Alain Boillat, que Christin, défenseur de la «paralittérature» dont la SF est l’emblème, est un grand dévoreur de romans d’anticipation, dont ceux de Van Vogt, de Jack Vance ou de Poul Anderson.
Un support… porteur
Lancé en 1959, l’hebdomadaire Pilote s’adresse d’abord aux «jeunes adolescents». Toutefois, expliquent tant Alain Boillat que Raphaël Baroni, sous l’influence de René Goscinny, la revue va rapidement s’attacher à élargir son public et à séduire des lecteurs un brin plus âgés. Pour ce faire, elle mise sur la SF et l’érotisme, et elle ouvre ses pages à des thématiques plus sophistiquées – ce qui lui vaut de devenir une référence en matière de BD d’avant-garde. Si bien que, en étant publiées dans ce magazine dès 1967, les aventures de Valérian bénéficient ipso facto de cette aura. Et, du même coup, de l’affection d’un lectorat gourmand de nouveautés et d’originalité.
Les voyages extraordinaires
L’une des clés du succès de Valérian tient aussi à la thématique du voyage extraordinaire et des univers utopiques: «Dans les premiers épisodes, le scénario a pour but essentiel de déplacer les personnages dans des endroits fantastiques. La trame sert surtout à la découverte de mondes exotiques, d’espèces inédites, d’architectures folles, de tempêtes de fleurs ou de glace, de monstres…», précise Raphaël Baroni.
Cher à Jules Verne au XIXe siècle, ou à Platon bien avant lui, ce concept onirique hautement dépaysant a une triple fonction. De fait, il permet à Christin de laisser aller son imagination librement, sans limites, à Mézières de l’illustrer avec maestria… et aux lecteurs de s’envoler vers des ailleurs fascinants souvent merveilleux, parfois inquiétants, mais toujours complètement inédits.
Ou quasiment toujours. Comme le note le professeur Boillat, dans Les Spectres d’Inverloch, paru en 1984, l’artiste s’est en effet amusé à vouloir reproduire la réalité. Enfin, quand on dit amusé… «Mézières raconte qu’il s’est lancé là-dedans parce qu’il avait envie de faire quelque chose de plus facile et de dessiner le quotidien. Or, il s’est aperçu que c’était beaucoup plus compliqué parce qu’il avait un souci de réalisme qu’il n’avait pas dans ses systèmes imaginaires. Il y est donc assez rapidement revenu!»
Si les scénarios de Christin sont pour beaucoup dans la fascination qu’exercent Valérian et Laureline, le graphisme de Mézières est également importantissime, relèvent les experts. Un graphisme qui évolue d’ailleurs au fil des ans: «La série part d’un genre assez caricatural pour développer progressivement un style plus réaliste, qui sert surtout à représenter richement les univers exotiques visités par les héros. Les mises en page aussi sont très travaillées, s’émancipant souvent du standard hergéen de la page découpée en quatre strips pour mettre en valeur des espaces souvent assez monumentaux», précise Raphaël Baroni.
Le paradoxe temporel
Comme l’indique justement son titre original, Valérian, agent spatio-temporel, la série repose sur des voyages dans le temps. Et, corollaire, elle évoque un redoutable paradoxe temporel. Soit un concept selon lequel remonter dans le passé pour le modifier a des conséquences sur le présent, rendant celui-ci potentiellement impossible… à moins de trouver une astuce pour contourner l’obstacle!
«Quand Mézières et Christin imaginent en 1968 qu’un accident nucléaire va provoquer la fin de la civilisation en 1986, ils ne pensent pas une seconde qu’ils seront encore dans Valérian à ce moment-là et, pour le coup, ne s’inquiètent pas beaucoup du réalisme de la chose, précise le professeur Baroni. Mais le temps passe et Christin voit qu’il y a un problème narratif puisqu’il va falloir expliquer pourquoi le cataclysme raconté dans La Cité des eaux mouvantes ne s’est pas produit. Il finit par trouver une solution géniale: transformer la ligne temporelle en créant plusieurs univers parallèles.»
C’est comme ça que, «dans le tome 21, L’OuvreTemps, Valérian et Laureline sortent du paradoxe temporel par le biais d’une “autre” vie et peuvent se voir enfants», note de son côté le professeur Boillat.
L’effet 1977…
Bien que la série Valérian ait été appréciée dès ses débuts, elle a tout de même clairement bénéficié de «l’effet 1977». Ainsi, comme l’analyse Alain Boillat, il faudra attendre cette année-là, évidemment marquée par la sortie du Star Wars de George Lucas, pour que le space opera gagne une vraie dimension «populaire». Une popularisation qui sera d’ailleurs encore accentuée deux ans plus tard par le débarquement sur grand écran de la saga interstellaire Star Trek.
Des héros en couple? Du jamais vu!
Autre facteur intéressant qui peut expliquer l’engouement du public pour la série: elle met en scène un homme et une femme amoureux et non mariés. Une grande nouveauté, malgré le contexte libertaire de Mai 68, soulignent aussi bien Alain Boillat que Raphaël Baroni. A noter aussi que, tout au long des albums, les auteurs utilisent cette relation pour aborder plus ou moins frontalement des problèmes de couple – tels que la jalousie ou la fidélité.
Vous avez dit féminisme?
Derrière tout grand homme se cache toujours une femme. Et cette série ne fait pas exception. Car même si de nombreuses aventures sont plutôt focalisées sur lui, rappelle Alain Boillat, Laureline est loin de n’être qu’une jolie faire-valoir. Au contraire, elle est même plutôt l’élément moteur du duo et a méchamment tendance à remettre en question les points de vue souvent ringards de son compagnon.
«Elle a du caractère et, contrairement à Valérian, qui se contente généralement d’être dans l’action, elle est dans la réflexion et la distance», note le professeur. Cependant, même si Laureline est plus fine et a d’indéniables qualités, il ne faut pas oublier que la série s’appelle Valérian agent spatio-temporel – il faudra attendre 2007 pour qu’elle soit rebaptisée Valérian et Laureline – et qu’elle est l’œuvre d’auteurs masculins.
Au fond, il y a une vraie ambiguïté. Parce que, même si elle est très liée aux mouvements d’émancipation des femmes, auxquels Pierre Christin était très sensible, Laureline est tout de même très sexuée et son corps peut être parfois exhibé comme objet d’attraction. «Mézières ne s’est par exemple pas beaucoup inquiété de réalisme quand il lui a créé des combinaisons spatiales! Je crois qu’il ne faut pas se leurrer?: Christin et Mézières s’adressaient essentiellement aux hommes, l’élargissement du lectorat aux femmes étant bien plus tardif (années 90, ndlr).»
Un point de vue que partage Raphaël Baroni, qui ajoute qu’en cela, Laureline est la digne héritière de Barbarella, qui s’inscrivait clairement dans le registre de l’érotisme. «Cela dit, il y a aussi des moments de bascule surprenants du point de vue de la trame narrative. L’épisode L’ambassadeur des ombres inverse par exemple les codes des contes où les princes charmants doivent délivrer des princesses. Là, c’est Laureline qui va sauver Valérian, qui reste inactif, puisqu’il est paralysé et inconscient pendant presque toute l’aventure!»
Une optique humaniste, engagée et poétique
Poètes et conteurs hors pair, Mézières et Christin n’en sont pas moins des hommes engagés de leur temps, remarque Alain Boillat. Qui explique qu’en les lisant entre les cases, leurs albums sont tous assez clairement positionnés: «Pierre Christin, qui avait fait Sciences Po, est vraiment dans une optique de réflexion sociologique un peu délurée mais très imaginative. Il est tout à fait dans la veine Mai 68, et Valérian est donc assez représentatif des combats sociaux et politiques de cette époque. Mézières et Christin ne cherchaient pas à embrigader leurs lecteurs mais leurs histoires sont empreintes d’humanisme et de générosité, de tolérance et du refus de toute forme de dictature, de totalitarisme ou de racisme.»
Des artistes visionnaires…
Outre la fascinante «vision» d’un accident nucléaire qui surviendrait en 1986… année où a justement eu lieu la catastrophe de Tchernobyl, Christin et Mézières ont aussi anticipé toutes sortes de problématiques sociétales. Dont l’écologie ou les dangers de la mondialisation, les risques des manipulations génétiques et du clonage.
Star Wars, une saga sous influence
Georges Lucas a-t-il pillé Valérian? Star Wars n’est-il au fond que la première adaptation cinématographique des aventures des plus adorables agents spatio-temporels de toutes les galaxies? Ni Alain Boillat ni Raphaël Baroni ne vont jusque-là. Ce qui ne les empêche pas, chacun de son côté, de repérer quelques drôles de coïncidences entre la franchise hollywoodienne et la BD de Christin et Mézières: «Lucas a toujours revendiqué l’influence de Flash Gordon sur sa saga, jamais celle de Valérian», note Alain Boillat. Et de citer, alors, des créatures star-war(s)iennes ressemblant étrangement aux Shingouz, ou le petit bikini de Leia dans Le retour du Jedi qu’on dirait venu directement de la garde-robe de Laureline, ainsi que différents vaisseaux, dont le Faucon Millenium, ou même l’allure sombre de Dark Vador qui serait bien inspiré, en l’occurrence, de remercier ses vrais pères…