Mémoire vivante d’un temps révolu où Dorigny n’était que vergers et champs de blé, l’agriculteur François Teuscher évoque, à travers des photos et tableaux de famille, près de quarante ans passés à faire vivre le domaine avant l’arrivée de l’UNIL.
— Bonjour, comment allez-vous ?
— Comme les vieux, un pied devant l’autre !
Le regard perçant et les pognes marquées par le travail de la terre, François Teuscher nous reçoit chez lui à la ferme de Bassenges, à deux pas de l’EPFL. Devant nous, une grange remplie d’un invraisemblable bric-à-brac. « J’aime bien collectionner, récupérer et transformer », révèle-t-il. A notre arrivée, il s’affairait sur une vieille caméra VHS.
Installé sous un couvert à côté de la maison, il saisit trois tableaux et des photos récupérées chez sa mère Yvette. « J’ai mangé chez elle à midi. A 94 ans, elle vient d’arrêter de conduire. Quand même… » livre-t-il. Ternies par l’humidité, les reliques nous rappellent qu’il y avait une vie à Dorigny avant l’UNIL. Peu à peu les langues se délient. François Teuscher raconte avec la plus grande précision l’histoire de la famille qui loue, à l’origine, le domaine du Clos, sur lequel se trouve « la ferme du Poly » dans laquelle nous nous trouvons. En 1947, son oncle reprend l’exploitation. Ses parents prennent alors le chemin de Dorigny. Les anciens occupants venaient d’acheter la ferme de la Mouline. François à deux ans.
Aîné d’une fratrie de quatre enfants, il succède à ses parents en 1972 et tient le domaine jusque vers 1981, époque à laquelle la Fondation Jean-Monnet pour l’Europe s’est installée dans la ferme. Parallèlement il reprend également le domaine du Clos.
Ce dessin de la ferme a été réalisé en 1947 par Henri Billiet. L’artiste français, venu en vacances à Dorigny à plusieurs reprises, a offert ce tableau à Yvette et Jean-Jacques Teuscher, les parents de François. « Il débarquait avec sa vieille Citron (Citroën, ndlr) et la caravane accrochée derrière. A l’époque, tout le monde le regardait avec des grands yeux », se souvient l’agriculteur.
A gauche du bâtiment, un décrochement abritait les WC des employés. A droite, la salle de bain de la famille qui, tous les samedis, faisait un feu pour chauffer l’eau. « Gamins, on faisait exprès de se salir ce jour-là pour être certains de ne pas rater le bain ! Vous vous rendez compte, se laver une fois par semaine. »
Au centre, la porte d’entrée de la maison puis celle que François Teuscher appelle « la petite chambre », où son père faisait « la reposée » et, enfin tout à droite, la cuisine. L’étage supérieur accueillait les garçons de ferme et la jeune fille au pair. « Il fallait quelqu’un pour nous garder, j’étais turbulent », confesse notre interlocuteur en avouant à demi-mot que les temps n’ont pas beaucoup changé.
« Quelques années après avoir reçu le premier tableau, ma mère a demandé à Henri Billiet de dessiner tous les bâtiments », explique François Teuscher. Les trois constructions à droite abritaient les cochons. Au fond, la maternité pouvait accueillir quatre truies. Et au milieu, la cuisine où la famille préparait la soupe pour les animaux.
Devant la porcherie, l’enceinte du tas de fumier au pied duquel sa mère cultivait son potager. Des toilettes pour les employés étaient installées dans le petit cabanon à gauche du mur. Le grand baraquement au centre servait de hangar et le couvert attenant abrite encore aujourd’hui une fontaine.
Au premier plan, on remarque un pont enjambant la Chamberonne. « Je l’ai reconstruit cinq fois. Lors des crues, la rivière emportait tout ! » se remémore François Teuscher. Depuis son départ en 1981, il n’est jamais retourné à l’intérieur de la ferme ou de la grange. « Il n’ont plus mon lit. Et puis sans rats et sans trous, ça n’a plus de charme », plaisante-t-il avant de confier qu’il n’est pas nostalgique des lieux mais plutôt de l’époque.
Ce tableau, datant de 1947, représente l’actuel Vieux pressoir peint par son occupante d’alors, Cilly Bonnet. « C’était la femme du pompiste, se souvient François Teuscher. Un personnage. Il avait fait la légion étrangère et travaillé comme chauffeur privé au Brésil. Après Dorigny, il a été transféré à l’aéroport de Genève. Je m’en souviens car je suis allé en vacances là-bas à plusieurs reprises. On allait regarder les avions. »
Au premier plan, des moyettes de blé, que les agriculteurs disposaient à la verticale pour faciliter le séchage. A droite, on aperçoit un bout du château.
Au centre de la photo, on distingue le château et juste à sa droite, la ferme et la grange de Dorigny. Lorsque François Teuscher était enfant, un verger (1) s’étendait à la place de la Banane. « Tous les dimanches, nous devions ramasser les pommes pour nourrir les cochons le soir, nous n’aimions pas ça. » Peu à peu son père commence à abattre les arbres pour créer des champs cultivables. « Parfois je rêve encore que je suis en train de faucher dans le coin… avec les outils de l’époque ! » révèle l’agriculteur.
Tapi dans l’allée des platanes (2), un kiosque en bois octogonal invisible à l’image. « Gamins, on s’amusait là-bas, on disait que c’était pour ceux du château quand ils attendaient le bus. Nous avions peu de contact avec les locataires. Je me souviens simplement d’un grand escalier à l’intérieur du bâtiment. »
De l’autre côté de la Chamberonne, trois bâtiments aujourd’hui disparus (3). A gauche, la ferme d’un maraîcher. « Il a eu 18 enfants ! Et ils n’ont jamais eu l’eau courante… » Au centre, la maison du jardinier des de Loys. La famille Teuscher y logeait ensuite un vacher. Enfin, à droite, un hangar « dans lequel on mettait des combines. »
A l’époque, la station d’épuration de Vidy n’est pas encore en service. Tous les égouts sont déversés dans le lac à ciel ouvert. « Ça sortait de partout. Nous appelions ironiquement ce coin les prés irrigués (4). Disons qu’ils étaient bien hydratés, plaisante François Teuscher. D’ailleurs tous les déchets de Chavannes étaient balancés dans la rivière (5). Il y avait une chute d’eau, on s’amusait autour mais impossible s’y baigner, c’était beaucoup trop sale. Bleu, jaune, rouge. La rivière changeait de couleur chaque jour. Par contre nous allions fouiller la forêt pour récupérer des trucs. C’est peut-être de là que vient ma passion pour la récupération », livre-t-il en souriant.
Aujourd’hui, quand il ne bricole pas dans sa grange, on le croise au volant de son tracteur, casquette vissée sur la tête. Soit autour de la Banane ou devant l’Amphipôle, travaillant les deux champs qu’il possède encore sur le campus.