Comment rendre la filière de l’or durable et responsable? Des chercheurs de l’UNIL, en collaboration avec l’entreprise Metalor, viennent d’apporter un élément de réponse. Ils ont élaboré une méthode qui permet aux affineurs de savoir rapidement si les lingots proviennent bien de la mine d’origine déclarée.
Plus qu’un métal précieux, l’or est aussi chargé de symboles. Utilisé depuis la haute Antiquité pour fabriquer des ornements et des bijoux, il est aussi un métal stratégique dans le domaine financier. Longtemps employé pour battre monnaie et comme étalon monétaire, il constitue toujours une partie des réserves de banques centrales. «Il reste une valeur refuge pour les investissements», souligne Barbara Beck, chargée de recherches à l’Institut des sciences de la Terre (ISTE) de la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’UNIL. Sans compter qu’il est aussi utilisé par l’industrie, notamment dans les secteurs de l’électronique, de l’électricité et du spatial.
Le métal précieux est extrait de mines, industrielles ou artisanales, dont les plus importantes sont situées (par ordre décroissant de production) en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud, en Amérique du Nord et en Océanie. Ce «doré», comme on l’appelle, est ensuite envoyé aux affineurs qui le débarrassent de ses impuretés, afin d’obtenir un or quasiment pur (lire encadré p. 25).
Fraudes et corruption
«Les filières d’approvisionnement responsables se sont massivement développées au cours de la dernière décennie, émanant d’associations comme la LBMA (la London Bullion Market Association qui est la Bourse de l’or à Londres), d’organisations privées ou publiques, ainsi que de nombreux affineurs», explique Barbara Beck. Pour s’assurer de la conformité de l’origine de l’or, les affineurs procèdent à des audits sur place et s’appuient sur des administrations locales. Ils travaillent donc «dans un environnement qui n’est pas exempt de corruptions et de fraudes». C’est ainsi qu’en 2015, une enquête de la Déclaration de Berne a révélé que l’or censé provenir du Togo était en fait originaire du Burkina Fasso.
En outre, «certaines mines ne respectent pas les normes environnementales en vigueur, notamment en Amazonie, d’autres font travailler des enfants et d’autres encore sont gangrenées par le crime organisé». À cela s’ajoutent celles qui produisent de l’or qualifié de «sale», car il sert à alimenter les conflits armés, comme cela a été le cas en République démocratique du Congo.
«On est donc bien loin des valeurs éthiques de la Suisse», constate la chercheuse. Notre pays est en effet concerné au premier chef «puisqu’il est une véritable plaque tournante de la filière or: 40 à 50 % du métal produit dans le monde y transite pour être affiné et commercialisé».
C’est pour cette raison que plusieurs ONG accusent les affineurs suisses d’importer de l’or illégal, de même d’ailleurs que le Contrôle fédéral des finances qui a pointé du doigt, dans un rapport publié en novembre 2020, les lacunes de leurs contrôles.
«Empreinte génétique» du métal
Pour améliorer la situation, il fallait donc trouver une méthode permettant d’identifier scientifiquement les manipulations du doré, afin de s’assurer que de l’or d’origine douteuse ou contestable n’arrive pas en Suisse. Barbara Beck s’est attelée à la tâche, avec le concours de Metalor, une entreprise neuchâteloise «qui est l’un des plus grands affineurs au monde» et le soutien financier d’Innosuisse (Agence suisse pour l’encouragement de l’innovation de la Confédération).
C’est ainsi qu’est né le «passeport géoforensique» qui est au métal ce que l’empreinte génétique est au vivant. «Ce passeport n’est pas conçu pour déterminer de quelle mine proviennent les lingots – une tâche impossible, car il y en a des millions dans le monde, précise la géochimiste. Mais il permet de vérifier que la déclaration d’origine d’un doré est bien conforme. Ce qui n’est déjà pas mal», ajoute-t-elle en riant.
La signature du doré
La méthode élaborée à l’ISTE est fondée sur l’analyse des impuretés de l’or. Au sortir de la mine et après avoir subi divers traitements métallurgiques, les lingots renferment en moyenne 85 % d’or. «Le reste est surtout constitué d’argent et de cuivre, parfois de fer, ainsi que de toute une série d’autres métaux (arsenic, sélénium, bismuth, etc.) qui sont présents sous forme de traces», explique Barbara Beck. La composition chimique de chaque doré constitue donc sa signature. Il suffit ensuite de comparer cette dernière avec celles d’échantillons stockés dans une banque de données pour vérifier que le lingot provient bien de la mine déclarée.
Pour élaborer leur méthode, Barbara Beck et ses collègues ont utilisé la banque de données de Metalor. «Quand ils reçoivent un doré, explique la géochimiste, les affineurs cherchent à savoir quel est son titre en or – afin de payer leur fournisseur – et à identifier ses impuretés, car certaines d’entre elles (comme le sélénium) rendent le processus d’affinage plus compliqué.» Les entreprises analysent donc les dorés à l’aide d’une technique de fluorescence nommée ED-XRF (fluorescence X à dispersion d’énergie) qui leur permet de déterminer la nature et la quantité de vingt éléments chimiques contenus dans le doré.
La banque de données de Metalor renfermant environ 10 000 analyses de lingots de diverses provenances, la scientifique a pu l’exploiter pour élaborer sa méthode. Celle-ci consiste «en une évaluation statistique de quatorze ou seize des impuretés présentes dans l’échantillon. Cela nous permet de dire tout de suite si la composition chimique du doré correspond, ou non, à celle des lingots qui sont habituellement transmis par le fournisseur.»
Rapide et peu coûteuse
Avant l’équipe de l’ISTE, d’autres scientifiques – ceux du service géologique allemand (BGR), du Bureau de recherches géologiques et minières français (BRGM), ainsi qu’un chercheur rattaché à l’Université de Pretoria en Afrique du Sud, Roger Dixon – ont entrepris d’élaborer des méthodes permettant de tracer l’origine de l’or. Leur approche a cependant deux défauts aux yeux de Barbara Beck. «D’une part, leur banque de données est composée d’échantillons provenant directement des mines. Or, aller chercher des échantillons de référence sur le terrain peut s’avérer une entreprise impossible, dans certains contextes. D’autre part, ils utilisent des méthodes d’analyse minéralogique très poussées.» C’est un travail fastidieux: une seule analyse dure plusieurs semaines, ce qui est beaucoup trop long pour une méthode utilisée dans un cadre industriel.
L’établissement du passeport géoforensique utilise une tout autre approche. Nul besoin d’aller chercher des échantillons de référence sur le terrain. «Notre méthode s’applique aux dorés à leur arrivée chez l’affineur, explique la chercheuse. À l’aide d’un spectromètre d’un prix abordable et facile à utiliser, l’affineur obtient l’information qu’il attend en quelques minutes. L’analyse statistique basée sur ces analyses chimiques permet ensuite de détecter toute déviation d’un échantillon. Par exemple, si 10% du poids d’un lingot a été ajouté à l’or provenant de la mine déclarée, nous pouvons le voir.»
Lorsque l’échantillon n’est pas conforme à sa déclaration d’origine – ce qui est le cas d’environ un d’entre eux sur dix – les scientifiques passent à une étude plus fine qui est cette fois menée en laboratoire, à l’UNIL ou à l’Université de Genève. Cette deuxième étape, plus longue et plus coûteuse que la précédente, consiste à analyser la composition isotopique d’un petit échantillon prélevé sur le doré suspect.
On nomme «isotopes» les variétés d’un élément qui ont les mêmes propriétés chimiques, mais qui diffèrent par leurs propriétés physiques (comme leur stabilité ou le fait qu’ils sont ou non radioactifs). Barbara Beck s’intéresse surtout à l’une des impuretés de l’or, le plomb, «car la composition isotopique de ce métal est caractéristique d’un gisement donné et elle n’est pas modifiée par les traitements métallurgiques». Elle se penche aussi sur le zinc, «qui est plutôt un indicateur du processus métallurgique mis en œuvre à la sortie de la mine», ou encore sur le cuivre, «qui permet de détecter un ajout d’or extrait d’un gisement de surface, comme ceux qui sont souvent exploités par les mines artisanales».
Parfois, il arrive que des lingots paraissent a priori non conformes, simplement parce que les responsables de la mine ont décidé d’exploiter un autre filon ou qu’ils ont modifié quelque peu leur procédé métallurgique. «Si c’est le cas, notre méthode permet de le savoir et de conclure que le fournisseur a correctement déclaré l’origine du lingot.»
Pour valider la robustesse de son approche, Barbara Beck l’a notamment appliquée aux données relatives à 100 échantillons venant d’Amérique du Sud, dont Metalor connaissait l’origine. «Pour l’instant, dit-elle, les résultats de ces tests sont prometteurs. Il reste toutefois un travail considérable à faire pour continuer à développer le passeport géoforensique.»
Intégrer les mines artisanales
Tout en améliorant sa méthode, Barbara Beck cherche maintenant des moyens de l’appliquer aux mines artisanales ou semi-artisanales. «Au Pérou, où je suis allée visiter des mines de ce type, certaines sont exploitées par deux personnes, alors que d’autres, qu’il faudrait plutôt qualifier de semi-industrielles, ont trois cents employés. Quoi qu’il en soit, la production de ces mines part quasiment intégralement dans des circuits illégaux. Il serait donc intéressant de pouvoir les intégrer à la filière d’approvisionnement légale.» Cela pose problème, car les quantités d’or recueillies dans chaque mine sont tellement faibles qu’elles sont transmises à une unité de traitement qui les mélange. Impossible donc de leur attribuer un passeport géoforensique. «Notre idée serait d’intervenir en amont, afin de contrôler qu’un mineur ne mélange pas sa production avec celle d’un de ses voisins.»
La chercheuse travaille aussi en ce moment avec une mine semi-industrielle en Tanzanie. «Son exploitant a acheté un spectromètre ED-XRF et nous allons voir dans quelle mesure nous pouvons utiliser notre méthode dans ce contexte.» L’affineur Metalor, lui, y a recours depuis l’automne dernier pour tracer l’origine des dorés qu’il reçoit.
À lui seul, le passeport géoforensique ne résoudra pas tous les problèmes éthiques posés par la filière or et ne fera pas taire toutes les critiques dont la Suisse est l’objet. Toutefois, il contribuera à améliorer la traçabilité du précieux métal. /
La filière de l’or
Dans les grands gisements aurifères, l’or est présent en quantités infimes dans la roche: «Sa teneur moyenne varie entre 2 et 20 ppm (partie par million), soit entre 0,0002 et 0,002 %, précise Barbara Beck. La plupart du temps, on ne le voit pas.»
Une fois les blocs rocheux aurifères extraits de la mine, les exploitants les concassent et les broient, afin de les transformer en poudre. Celle-ci peut alors être traitée à l’aide de divers procédés – notamment la cyanuration (qui consiste à mélanger la poudre à l’eau pour obtenir une pâte dont l’or est extrait à l’aide d’un mélange de cyanures). Le métal est ensuite fondu.
La situation est différente dans les mines artisanales qui exploitent souvent l’or présent en surface ou du côté des orpailleurs qui cherchent des pépites dans les sables déposés dans le lit des rivières. Dans ces cas, l’or est souvent mélangé au mercure – une substance polluante dont les vapeurs sont toxiques. L’amalgame qui en résulte est chauffé dans un four, ce qui permet de séparer les deux métaux (le mercure s’évapore vers 360°C tandis que le métal précieux reste solide).
Quelle que soit son origine, «le lingot obtenu – le doré – renferme en moyenne 85 % d’or, ou 850 pour mille, comme on le dit dans la profession», explique la chercheuse de l’UNIL. Pour pouvoir être utilisé, il doit encore être affiné. Les divers procédés utilisés à cette fin – dissolution par des acides, électrolyse ou processus Miller (qui fait passer un flux de chlore gazeux sur le doré en fusion) – «permettent de séparer l’or des autres métaux et d’obtenir un titre de “ cinq neuf ”, soit 99,999 %», précise Barbara Beck. Autant dire de l’or quasiment pur.
Mines de plomb et d’argent en Valais
Au départ, rien ne prédisposait Barbara Beck à s’intéresser à la traçabilité de l’or. Elle a choisi de faire sa thèse en archéométrie, «une discipline qui vise à résoudre des problèmes historiques et archéologiques en utilisant les méthodes de la minéralogie».
La doctorante a étudié les circuits commerciaux de plomb et d’argent en Valais. À cette fin, elle a analysé «des bijoux, des monnaies, des objets liturgiques. Le plus ancien, mis au jour à Corsier, datait du Néolithique: il s’agit d’un morceau de galène (sulfure de plomb) qui, selon les archéologues, était utilisé comme colorant. Les plus récents – des pièces de monnaie en argent frappées par l’évêque de Sion à partir de l’argent exploité dans les mines de Peiloz, dans le Val de Bagnes – dataient de 1777.» Elle en a conclu que, pendant toute cette période, le Valais exploitait «une dizaine de mines de plomb et quatre ou cinq mines d’argent». Quant à l’or, qui à l’époque n’intéressait pas la chercheuse, la Suisse en a extrait depuis des siècles, «notamment dans la région du Napf, en Suisse centrale, et à Gondo, en Valais». Il existe aujourd’hui une petite exploitation près de Genève, mais les quantités sont minimes. «Notre pays en produit chaque année à peine quelques kilogrammes, alors que la production annuelle mondiale est d’environ 3500 tonnes.»