Sur les traces du poète photographe

Il était marcheur de plaine, alors que tout le monde s’entichait des Alpes. Photographe de l’intériorité, alors que naissait le photoreportage. Gustave Roud était en décalage avec son temps. Un sentier lui est dédié à Carrouge (VD), que l’on peut désormais parcourir avec un audioguide. 

En entrant dans le village de Carrouge (VD), on ne peut s’empêcher de se demander: est-ce qu’il aurait marché aujourd’hui? Est-ce que le poète aurait pris la route en cet après-midi d’octobre sous le ciel voilé et la lumière d’icône? «Il marchait en toutes saisons, quel que soit le temps et même de nuit! Il était imprégné des écrivains romantiques comme Novalis», assure Antonio Rodriguez, professeur de littérature française à l’Université de Lausanne, qui a présidé l’Association des amis de Gustave Roud et codirigé l’ouvrage de promenades littéraires Le poème et le territoire (Éd. Noir sur blanc, 2019). Oui, l’auteur vaudois avait cette pratique de sillonner son environnement immédiat, d’arpenter l’espace familier de la plaine, entre le Jorat et la Broye, parfois jusqu’au lac de Neuchâtel. Savourant les noms magiques des villages, Vucherens, Murist, Denezy… avant même d’y avoir mis le pied. Une manière de s’inscrire dans un lieu, un paysage, soulevant à chaque pas un poème.  

Il était donc logique d’inaugurer en 2012 un sentier littéraire Gustave Roud, auquel vient de s’ajouter, depuis cette année, un audioguide (voir encadré ci-dessous). Une boucle de 7 km, étirable à volonté, avec huit points d’intérêt, qui permet de marcher en méditant. «Ce n’est pas un sentier pour le culte de l’auteur, mais une manière de revisiter les lieux à partir desquels Gustave Roud a créé son monde de poésie et a déployé toute une vie rurale, sublime, très décantée», précise Antonio Rodriguez, qui a lui-même esquissé l’itinéraire avec Laure-Adrienne Rochat.

Ferme aux volets verts

Force est de commencer par la maison, au numéro 8, de la rue du Village (n° 1 sur la carte ci-dessous). Son centre, le creuset de son écriture. Au jardin, une vague mauve de vendangeuses a remplacé le potager, dont il s’occupait avec sa sœur Madeleine. On ne sait pas si les timides anémones du Japon et l’ardent des cynorrhodons ont croisé son regard, mais le poète portait une attention particulière aux petites plantes dont il apprivoisait fiévreusement le langage. «Il tenait un herbier et cultivait aussi des fleurs qu’il aimait photographier. Les fleurs, comme les oiseaux, étaient pour lui des intercesseurs, des anges qui réconciliaient les mondes, celui des vivants et celui des morts.»

Elle est donc là, cette belle ferme aux volets verts où il a grandi, dès 1908. Il avait 11 ans et y a vécu toute sa vie. Avec ses parents d’abord, paysans lettrés, puis avec sa sœur et enfin avec sa gouvernante, Françoise Subilia. Laquelle a hérité du domaine à la mort du poète en 1976, gardant les lieux intacts encore pendant trente ans. Vendue en 2011, puis rénovée, la bâtisse a aujourd’hui un nouveau propriétaire, qui a conservé le bureau du poète en l’état. Deux fenêtres inondées de soleil, tournées plein sud, au premier étage. «Ce n’est pas sa maison natale. Mais c’est son paysage originel, sa source, un paysage d’élection entre réalité et imaginaire.»

Le sentier démarre donc ici, balisé par une plume, qui rappelle les plumes d’oie qu’utilisait Gustave Roud, et longe un grand verger, quelques tonneaux sous un auvent, des pommes jaunes roulées dans l’herbe. «Le terrain a été déclassé pour qu’il n’y ait pas de construction», précise Antonio Rodriguez. Tant mieux: sa fenêtre continuera de découper tout un pan de paysage, «avec feuillages, fleurs et frange de ciel», comme il le souhaitait. On suit la route d’En Bas sur quelques mètres, avant de bifurquer à gauche sur le chemin de la Louchyre. Le temps de frôler un jardin où s’agrippent les silènes et la bourrache, quelques clématites écarlates qui semblent montrer la voie: plus loin, par-là, vers la colline !

© Stephanie Wauters

Montée à la Croix

«On va monter par le chemin qui mène à la Croix, un itinéraire qu’il faisait fréquemment, parce qu’on y voit toute la circularité du paysage de plaine», annonce justement Antonio Rodriguez. Monter, un grand mot: 150 mètres de dénivelé, l’ascension n’a rien de vertigineux (n° 2). Mais le voyageur du Jorat n’avait pas le pied montagnard et préférait de loin «la seule phrase pure d’une colline» au dédale des cimes. «Dans Petit traité de la marche en plaine, il s’en prend à la mystique des Alpes, à la verticalité. Ce qui l’a opposé à C. F. Ramuz, écrivain centré sur la montagne et le lac. Ils se sont répartis le territoire: plaine vaudoise pour l’un, Léman et Valais pour l’autre.» Mais pas de brutale rivalité entre eux, puisque Gustave Roud a travaillé comme secrétaire à la revue Aujourd’hui, dirigée par son aîné, avant de participer à l’édition des œuvres de Ramuz.

En montant, on laisse derrière soi les habitations pour ne garder que les champs. À perte de vue. Le chemin grimpe mollement, encadré d’un côté par les tournesols séchés sur pied et de l’autre par les nouvelles semaisons de froment au vert vif. Le paysage s’ouvre, se déploie et nous projette soudain au cœur des textes du poète. Le ciel balayé de stries, appuyé contre la joue tendre des collines… Il en faisait aussi des tirages, par milliers. «Gustave Roud mitraillait, il photographiait tout! Il s’achetait sans cesse de nouveaux appareils, dont le Rolleiflex au format 6×6. Il a saisi la vie rurale, les gens, les fêtes, les mariages. Il faisait aussi des natures mortes chez lui, construisant la scène d’écriture avec son autoportrait. Le Département des manuscrits de la BCU conserve près de 13000 photos, dont une bonne partie sont numérisées», détaille Antonio Rodriguez.

En marchant, on s’attend à voir surgir un paysan torse nu, la faux sur l’épaule. Comme il aimait à les décrire et à les immortaliser sur sa pellicule. De cet idéal du «retour à la terre», très présent dans les années 30, il a tiré quelque 1500 photos, penchant davantage vers l’érotisme, audacieux pour l’époque, que le témoignage rural. «Il photographiait selon un protocole: le corps du paysan en contre-plongée, magnifié comme un athlète des champs, une statue grecque. Il choisissait ses modèles, toujours jeunes, glabres, musclés, pour donner à voir le paysan comme une figure adamique, originelle.» 

En suivant les labours, on atteint le belvédère de La Croix (n° 3), qui embrasse tout le rayonnement de la plaine. Mais la croix, si elle a existé un jour, a été remplacée par une antenne de téléphonie mobile. Signe des temps, comme cette nouvelle bâtisse qui barre la vue, dans la descente vers Vucherens. Il en aurait été contrarié, lui qui, l’âge avançant, déplorait la campagne perdue. «L’agriculture industrielle ne lui plaisait pas, parce qu’il la voyait comme une menace pour ce paysage sacré à ses yeux.» Un peu plus loin, une grande ferme, à cheval sur le bitume, fait entrer le visiteur dans le monde de son ami, Olivier Cherpillod à La Gottaz (n°4). Quelques poules autour d’un fruitier, un élevage de chevreuils, et des pavés sous l’auvent. C’est là qu’a été prise la photo du paysan, tressant un panier d’osier. Un tracteur qui passe, les champs clairsemés de betteraves et le vent qui chasse un couple de papillons blancs ballottés dans l’espace immense. On s’y croirait encore, s’il n’y avait cette alignée de neuves villas un peu plus loin, comme un jeu de plots sur la route.

Antonio Rodriguez. Professeur associé en Section de français (Faculté des lettres). Nicole Chuard © UNIL

Vers Port-des-Prés

Il vaut la peine de pousser jusqu’à la minuscule chapelle de Vucherens (n°5), avec son banc extérieur où venait s’asseoir Gustave Roud pour prendre des notes. Et le cimetière juste à côté, grand comme un mouchoir de poche, où se trouve la tombe d’Olivier Cherpillod. Mais il faut revenir un peu sur ses pas, avant de descendre en direction de la rivière. Traverser la route cantonale et continuer vers Port-des-Prés (n°6), lieu magnifié par Gustave Roud. «C’est un nom qui fait rêver, entre terre et mer, il est chargé de sens et propice aux révélations. Aujourd’hui, il y a une grange ordinaire, assez loin des descriptions du poète.» Le chemin s’enfonce dans un vallon, longe un triangle de maïs desséchés et un champ flamboyant de courges, avant de pénétrer dans le sous-bois.

Le Carrouge serpente ici en silence, dans l’ombre des frondaisons (n° 7). Encore un des lieux typiques de l’œuvre roudienne. La lenteur de l’eau, où les paysans, recueillis en «Aimé», venaient se rafraîchir après les moissons. Où le poète cueillait un corps à la dérobée, un paradis en clair-obscur. Extrait: «C’est ici le règne de l’élémentaire, les éléments présents dans leur pureté: la lumière et l’eau qui tombent d’une seule nappe fumante dans la coupe de sable, le roc, l’air – et le corps d’un homme avec eux en communion parfaite. » (Essai pour un paradis).  

À travers le rideau de frênes, on aperçoit par intermittence l’éventail des champs, tandis qu’un petit pont enjambe le Carrouge. Un dernier méandre et l’on ressort du bois par un vasistas de verdure. On émerge dans le soleil pour remonter à travers les labours. Les dernières lignes mauves de choux, les chevaux sombres qui s’ébrouent à côté des ballots de l’automne, «cette saison mûre et condamnée», comme disait le poète. On atterrit sur le goudron, route principale, qui revient par la maison de Gustave Roud.

Ralentir le pas, jeter un dernier coup d’œil à la fontaine, au broc chargé de lierre. Penser encore une fois à son œuvre déchirante de solitude, mais aussi de communions fulgurantes. «Tout m’est donné, le monde dans un éclair», écrivait-il aussi. Qu’on ne s’y trompe pas: il ne vivait pas comme un ermite et entretenait une riche correspondance. À partir des années 50, tous les jeunes poètes venaient lui rendre visite et chercher son soutien. Jacques Chessex, Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet, lequel lui a d’ailleurs ouvert les portes des Éditions Gallimard en 2002.

Lien au sacré

La chapelle de Carrouge est à deux cents mètres à peine (n°8). Un sorbier garde l’entrée, aussitôt froissé par un délire d’étourneaux. C’est là qu’a eu lieu la cérémonie de son enterrement, sous la voûte bleue étoilée de l’église tricentenaire. «On sait qu’il priait, mais il n’allait pas au culte. La question du spirituel était importante pour lui, davantage que le religieux institutionnel. Transformer en poésie, c’est faire le lien au sacré», précise Antonio Rodriguez. Le cimetière est juste derrière, avec pour première tombe, celle de Gustave Roud (n°9). Tapissée de bégonias, comme celle de sa sœur, à la rangée suivante. Les noms s’effacent un peu sur les pierres vieillies. On croit soudain l’entendre. «J’étais, parce que maintenant je ne sais plus si j’existe. Ni reflet, ni ombre.» (Petit traité de la marche en plaine). 

Déjà ce pressentiment de l’effacement. Mais il avait tort. Plus de quarante ans après sa mort, il rayonne toujours. «Ses textes aux phrases tortueuses sont peut-être un peu maniérés et emphatiques pour notre époque. Mais il reste un grand poète-photographe européen. Et si l’on réactualise ses œuvres, c’est qu’elles continuent de faire écho», affirme Antonio Rodriguez, qui se dit fasciné par la prose poétique de l’auteur. Pour preuve, Gustave Roud a cette année encore son actualité: alors que sa traduction en français des Lettres à un jeune poète, de Rilke, sort chez Allia en nouvelle édition, deux de ses œuvres majeures, Air de la solitude et Requiem, paraissent pour la première fois en anglais chez Seagull Books. «C’est un vrai événement, une manière de le prolonger encore vers un autre public», souligne Antonio Rodriguez, qui se réjouit aussi de la future école en construction, à l’entrée de Carrouge, qui portera le nom du poète. 

À n’en pas douter, l’œuvre de Gustave Roud continue de nous parler, de faire vibrer quelque chose à travers le temps. Des correspondances. Peut-être parce que ce poète de la proximité, cet infatigable voyageur de plaine, cherchant comme Novalis «les traits épars du paradis dispersé sur toute la terre», était en décalage avec son époque, mais tellement en accord avec la nôtre./

Gustave Roud. Portrait par Marcel Imsand, conservé au Centre de recherches sur les littératures romandes. © Marcel Imsand / Musée de l’Élysée, Lausanne

Carnet de route

Itinéraire: boucle de 7 km, au départ de la maison de Gustave Roud, à Carrouge (VD) (qui ne se visite pas).

Dénivelé: 150 m.

Durée: 2h sans les pauses.

Pour mieux savourer la balade, un dépliant est disponible à l’épicerie Duvoisin de Carrouge (ouverte 7 jours sur 7), ainsi qu’à l’Office du tourisme de Moudon. Y figurent les différents points d’intérêt, ainsi que des extraits de textes de Gustave Roud et quelques photographies. Un QR-code imprimé sur la brochure permet d’accéder au site internet où se trouvent les séquences sonores et les images en lien avec chaque étape. La balade sonore permet d’écouter sur son smartphone des textes de Gustave Roud lus par le comédien Edmond Vullioud. 

Des créations littéraires contemporaines, écrites en écho à l’œuvre du poète et inspirées des différents lieux traversés, sont aussi proposées. Elles sont lues par leurs auteurs: Anne-Sophie Subilia, Julien Burri, Daniel Maggetti et Bruno Pellegrino. Toutes les infos, document et audioguide, sont disponibles sur gustave-roud.ch

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